Allemagne

 

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Au pays des «jobs à un euro»

Mathieu Magnaudeix *

Le quotidien en ligne français, Mediapart, consacre un article sur la situation sociale en Allemagne, en l’occurrence en Rhénanie-du-Nord-Westphalie. Un article qui mérite lecture. (Réd.)

Andreas s'est fait porter pâle. Le dentiste l'a opéré d'une rage de dents, il n'ira pas travailler. Six heures par jour, cinq jours sur sept, Andreas coupe des planches de bois dans une association. «Ils en font des étagères». Avec ce job, il gagne 9 euros par jour. Un euro cinquante par heure. Andreas, chômeur de longue durée, est un des 300’000 «travailleurs à 1,5 euro». Chaque mois, il touche en plus la somme forfaitaire versée aux chômeurs après un an sans emploi: 351 euros [soit 537 CHF] pour une personne seule.

Andreas fait sa tournée dans Wattenscheid. Une lettre à porter à l'agence pour l'emploi. Un saut à la mutuelle pour se faire rembourser les 25 euros du dentiste. Une visite à la poste pour payer le téléphone: 23,91 euros, «ils m'ont déjà envoyé un avertissement, je dois payer sinon j'aurai des pénalités». Plus tard, il ira faire ses courses au supermarché discount. Il n'a que l'embarras du choix, Wattenscheid regorge de magasins à bas prix. «Je vis avec très peu. Plus de sorties, plus de lectures.» Andreas devait être beau garçon. Il trottine comme un aïeul. Il n'a que 48 ans.

A Wattenscheid (Rhénanie-du-Nord-Westphalie), les chômeurs sont légion. Dans ce quartier de Bochum, grande ville industrielle de la Ruhr, la région symbole du miracle économique allemand d'après-guerre, il y avait des mines de charbon: à deux pas du centre-ville s'élève la «Holland», aujourd'hui mangée par la végétation. Toutes ont fermé.

A quelques kilomètres, Nokia a supprimé près de 3000 emplois pour délocaliser en Roumanie. Opel a déjà licencié, et voilà que Bochum tremble pour son usine, alors que le constructeur automobile vient d’être racheté par le canadien Magna. «La classe moyenne n'existe quasiment plus. Avant, je voyais des patrons de société passer fièrement dans la rue, maintenant ils font la queue à l'agence pour l'emploi, comme tout le monde», explique une petite dame outrageusement maquillée: l'ancienne directrice de la rédaction du journal local.

A Wattenscheid, ce quartier de Bochum, un habitant sur cinq – ils sont 75’000 – vit d'«Hartz IV»: l'allocation universelle que touchent les chômeurs comme les nécessiteux, 351 euros, somme modulée en fonction des revenus du couple, de son patrimoine et du nombre d'enfants — le loyer et le chauffage sont remboursés par l'agence pour l'emploi. «Hartz IV» est devenu synonyme de pauvreté. L'allocation tire son nom de son inventeur: Peter Hartz, ancien DRH (directeur des ressources humaines) de Volkswagen (VW).

Peter Hartz était un ami du chancelier d'alors, le social-démocrate Gerhard Schröder. C'est lui qui a imaginé la réforme de l'agence pour l'emploi, entrée en vigueur le 1er janvier 2005. L'économie mondiale prospérait, la crise n'était pas encore là. Dans la compétition mondiale, le modèle social allemand devait être adapté, professaient alors les politiques.

La réforme devait réduire le chômage de longue durée, encourager les moins qualifiés à reprendre un travail. Peter Hartz avait avancé des mesures radicales : fusion de l'aide sociale et de l'allocation-chômage, restriction des conditions d'indemnisation. En échange, il proposait de mieux suivre les chômeurs, de les aider à retrouver un emploi, même mal payé. C'est à cette époque qu'ont fleuri les «jobs à 1 euro» comme celui d'Andreas, les «petits boulots».

Gina est en recherche d'emploi. Et elle travaille. Dix heures par semaine, 8 euros par heure, du ménage dans une entreprise de Bochum. En Allemagne, elle occupe ce qu'on appelle un «job à 400 euros»: jusqu'à 400 euros, son patron est exonéré de charges. Elle aussi, mais du coup elle ne cotise pas pour la retraite et l'assurance-maladie. Encore un héritage du duo Hartz-Schröder. Gina aimerait travailler plus. Son patron ne veut pas, il n'y a pas intérêt. La marge de manœuvre de Gina est réduite. «Quand ils ont recruté, ils ont reçu une centaine de candidats, ça a duré deux jours. Ils n'avaient que l'embarras du choix.»

Si les postulants ont afflué, c'est que ce boulot était plutôt bien payé. En Allemagne, il n'y a pas de salaire minimum. Les rémunérations sont négociées dans les branches professionnelles, entre patrons et syndicats. Ce modèle typique était au cœur du «pacte social» forgé dans l'immédiat après-guerre. Une économie industrielle robuste, des amortisseurs sociaux généreux: le diptyque avait soutenu le miracle économique, divine surprise qui avait permis de redresser un pays ruiné et dévasté.  

Soixante-quatre ans après la guerre, ce consensus social se délite. De plus en plus d'entrepreneurs ne s'affilient pas aux fédérations patronales ou alors comme membres associés, ce qui leur permet de ne pas appliquer les salaires négociés. En 2007, 52% des salariés étaient payés selon les conditions négociées dans leur branche: c'était encore 66% en 1996 rappelle la chercheuse Odile Chagny dans la revue de l’IRES. Résultat, une «dualisation de l'économie» toujours plus grande. D'un côté, ceux qui bénéficient encore des salaires négociés (conventionnels) – de moins en moins. Derrière la vitre de l'aquarium, les salariés à temps partiel, les CDD (Contrat à durée déterminée), les intérimaires, les travailleurs à leur compte (des vais-faux indépendants – réd).

A l'Est, une coiffeuse gagne 3,05 euros par heure

Dans un même secteur, d'une entreprise à l'autre, les disparités de salaire sont énormes. La caissière d'un supermarché peut être payée 12 euros parce que son entreprise applique le tarif négocié, sa collègue de la chaîne concurrente moitié moins. Dans Allemagne de troisième classe [voir l’ouvrage qui a pour titre: Deutschland Dritter Klasse de Julia Friedrichs, Eva Müller et Boris Baumholt] une enquête sur la pauvreté tout juste publiée. Le lecteur français y découvre avec stupéfaction les salaires horaires d'employés de l'Est: l'abatteur de viande de Saxe (4,50 euros), le jardinier de Thuringe (3,22 euros), la coiffeuse du Brandebourg (3,05 euros.

«Les rangs des pauvres grossissent. Ceux qui ont un travail vivent avec la peur, car ils ne sont qu'à quelques mois de la dégringolade. Du jour au lendemain, ils peuvent se retrouvent avec rien, ou presque», tonne Martin Reucher. Avocat atypique. Son cabinet est situé dans une zone d'activités, sur la voie rapide à la sortie de Bochum, à côté d'un magasin de décoration. A la robe de l'avocat propre sur lui, il préfère le pull zippé et la veste en cuir: Martin Reucher le rocker défend les «Hartz IV» devant les tribunaux. Il trouve la loi inique, veut l'anéantir par le droit. Quelque 700 dossiers s'entassent sur son bureau, deux de plus par jour.

Les chômeurs de Bochum se donnent le mot, son nom passe d'étage en étage dans les escaliers des HLM. «La loi Hartz est tellement mal ficelée qu'elle est attaquable de toutes parts», dit l'avocat. Les procès contre la loi se multiplient: pour la seule ville de Berlin, 9424 procès ont été recensés en 2008, 28% de plus que l'année précédente. Les tribunaux sont débordés.  

L'avocat décrit un service de l'emploi toujours plus intrusif. Des agents s'invitent au domicile des chômeurs, épluchent les relevés de compte. Ouvrent les frigos pour compter les pots de confiture: «S'il n'y en a qu'un, ils en concluent que cette colocation est en fait un couple.» Dans ce cas, les allocations peuvent être revues à la baisse car l'un des deux habitants gagne assez pour entretenir l'autre.

Avec la réforme Hartz, les services communaux de l'aide sociale et les agences pour l'emploi ont été fusionnés. Raison invoquée, lutter au plus près contre le chômage. «Le pouvoir est descendu beaucoup plus bas dans la structure bureaucratique, analyse Martin Reucher. Les fonctionnaires ont désormais un pouvoir incroyable.»

Les sanctions pleuvent: l'administration ponctionne une partie des 351 euros si elle estime que la recherche d'emploi n'est pas assez active, demande aux chômeurs de changer d'appartement parce que le leur est trop cher. «La moitié de mes mandants sont malades psychiquement, un quart souffre de troubles graves. Imaginez leur schizophrénie: ils doivent se comporter comme s'il y avait un marché du travail, alors qu'il n'y a pas d'offres!» Martin Reucher craint que la crise ne fasse exploser la marmite sociale.

L'Allemagne découvre ses pauvres

Dans Allemagne de troisième classe, les auteurs – trois journalistes qui ont découvert cette «nouvelle pauvreté» en tournant des reportages pour la télévision – décrivent des constellations encore ignorées par beaucoup. Ils défrichent le champ quasi inexploré de la pauvreté extrême, des familles dont tous les membres vivent d'Hartz IV, des journées passées à allumer des cigarettes, l'abrutissement devant la télévision.

D'après eux, l'Allemagne a changé de visage le 9 août 2002. Ce jour-là, Peter Hartz remettait au chancelier Schröder son rapport, prélude à la «plus grande réforme sociale de la République fédérale». «Ce fut le jour où progressivement une nouvelle classe sociale est née: la classe des précaires, des gens d'en dessous, des gens en trop.»

On bascule vite dans Hartz IV, le chômage n’est indemnisé qu’un an, deux pour les plus de 50 ans. Les 660 euros que touchent en moyenne les 6,7 millions d'allocataires d'Hartz IV sont inférieurs au seuil de pauvreté (880 euros). Selon une étude récente de l’IAB (Institut für Arbeitsmarkt- und Berufforschung), qui dépend de l'agence fédérale pour l'emploi, un Allemand sur cinq a eu recours à Hartz IV au moins un mois depuis 2005. Le dispositif ressemble à une trappe à pauvreté: 40% des bénéficiaires sortis du système y ont eu recours un an après.

Les économistes disent que les réformes Schröder du marché du travail ont fait émerger la «pauvreté cachée». Ces pauvres à découvert atterrissent chez Manfred Baasner. Gentil papy à moustache, ancien chef d'entreprise, il dirige en homme d'affaires les Tafel (table) de Wattenscheid, qui sont l'équivalent des Restos du cœur en France.

On est mardi, c'est distribution de nourriture. Des gens de tous les âges, des hommes et des femmes, des couples de retraités impressionnés qui se chuchotent à l'oreille. Des Allemands de souche, des Turcs, des Russes..., tous avancent sans un bruit, piochent légumes et fruits dans des caisses de plastique vert.

Il y a dix ans, les Tafel de Wattenscheid distribuaient repas et vêtements pour quelques marginaux, «souvent des SDF», raconte Baasner. Aujourd'hui, il recense 8000 bénéficiaires. La structure est devenue, selon Manfred Baasner, le plus grand Tafel d'Allemagne. «Certains samedis, il y a 1500 personnes», dit-il en montrant son petit empire pour les pauvres, un ancien magasin de bricolage qu'il n'en finit pas de retaper.

Le SPD tente de renouer avec les victimes de ses réformes

Celui qui est pauvre le voulait bien, se sont longtemps dit les Allemands. Le pays s'est penché sur sa propre misère quand les médias ont évoqué ces 2,5 millions d'enfants qui vivent dans des familles démunies. Il commence tout juste à se préoccuper de celle des adultes.

Le 19 mai 2009, une fédération d’associations sociale, le Paritätische Wohlfhartsverband (PW) publiait une étude sur la pauvreté.

Grande première, les chiffres étaient détaillés Etat (Land) par Etat, ville par ville. Le lendemain, cet «atlas de la pauvreté» faisait la une de la presse. «Quand vais-je devenir pauvre ? Un Allemand sur 7 menacé», annonçait en énormes lettres blanches sur fond noir le quotidien populaire Bild. «Des territoires entiers risquent de dépérir, l'Ouest n'est pas épargné», renchérissait la Tageszeitung de Berlin. Que la carte ait mis en avant la désolation économique de certaines zones de l'Est, notamment près de la frontière polonaise, passe encore. Mais que l'Ouest, lui aussi, ait ses ghettos de pauvres! Inimaginable il y a encore quelques années...

«L'Allemagne risque d'imploser», affirment les responsables du PW. Les inégalités de revenus sont devenues béantes. «L'évolution est effrayante», affirmait l'an dernier l'économiste Markus Grabka dans l'hebdomadaire Der Spiegel. Le chercheur de l’institut DIW (Deutsche Institut für Wirtschaftsforschung) de Berlin a calculé qu'entre 1992 et 2006, le revenu des 10% les plus pauvres a baissé de 13%, tandis que celui des plus riches s'est accru d'un tiers.

A partir de 2000, les inégalités de revenus ont explosé. Gerhard Schröder, fils d'ouvrier, a été élu en 1998: c'est sous ses deux mandats que le grand fossé s'est creusé. A l'approche des législatives de septembre, les héritiers de Schröder tentent de renouer avec les précaires et les bas salaires, premières victimes des réformes Hartz. Le SPD promet d'instaurer un Smic de 7,50 euros si son candidat, l'actuel ministre des affaires étrangères, Frank Walter Teinmeier, est élu chancelier.

Dans chaque ville, les affiches de campagne du parti montrent une femme de chambre en train de dresser un lit. On y lit : «Pour qu'elle aussi puisse vivre de son salaire».

La ficelle est vraiment trop grosse. Dans les sondages, le SPD est régulièrement donné perdant: même pauvres, les électeurs ont de la mémoire. 

* Mathieu Magnaudeix est journaliste auprès de Mediapart.

(1er juin 2009)

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