Amérique du Sud

Brighenti

Agenor Brighenti

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Commentaire analytique du document préparatoire
de la Ve Conférence de l’épiscopat Latino-américain

Agenor Brighenti *

La Ve Conférence de l’épiscopat latino-américain et des Caraïbes a été convoquée pour le 13 mai 2007 à Aparécida (Etat de Sao Paulo – Brésil). La ville subit, depuis des mois, de travaux afin d'accueillir le pape de la restauration réactionnaire. Cette dernière est, en effet, placée sous la houlette de l’appareil vaticanesque, du cardinal-pape Ratzinger-Benoît XVIe, épaulé par le cardinal Camillo Ruini. Ce dernier a régné durant 15 ans sur l’épiscopat italien. Il est très présent sur la scène publique italienne et, y compris, internationale, énonçant l’opinion vaticanesque sur un large éventail de thèmes politiques, sociaux et économiques.

Depuis le 27 mars 2007, Ruini a été remplacé dans ses fonctions au sein de l’Eglise italienne. Toutefois, son rôle sur les questions mentionnées reste fort important.

Il serait périlleux de sous-estimer la cohérence intellectuelle réactionnaire des positions développées par Ratzinger-Benoît XVIe et par le «Ratzinger italien», Ruini. Cela d’autant plus que, dans contexte historique nouveau (se dessinant depuis un quart de siècle), face à un désenchantement stimulé par la «gauche institutionnelle» – qualifié de réaliste et qui aurait été nommée, au début de XXe siècle, possibiliste – ce courant politico-religieux restaurationniste défend une «culture portante» agissant comme matrice pour diverses forces patronales, politiques et associatives, en Europe ou en Amérique du Sud.

Certes, à l’occasion, Ruini peut ne pas faire dans la nuance. Ce fut le cas lors du décès, en septembre 2006, de la journaliste Oriana Fallaci, auteure d’un brûlot islamophobe, avec des relents racistes, intitulé  La Rage et l’orgueil. Contre le Djihad, contre l’intolérance, publié chez Plon en 2002. En syntonie avec le style et l’objectif de la «grande journaliste», Ruini salua sa «force morale  et «son courage». En octobre 2006, il en rajouta une couche, en déclarant que «le défi représenté par le terrorisme international (...) ne représente qu’un aspect d’une problématique beaucoup plus large que l’on peut résumer au réveil religieux, social et politique de l’islam». Voilà, certainement, l’origine effective de ce qui se passe en Irak, en Afghanistan, à Gaza, en Cisjordanie, pour ne pas mentionner la catholique Colombie !

Agenor Brighenti, présente ci-dessous, de manière synthétique, le document préparatoire de la Ve Conférence, puis émet ses opinions et propositions, dans un contexte de rapports de forces difficiles pour les courants plus ou moins ralliés à la théologie de la libération. Voir à ce propos l’article consacré à Jon Sobrino sur ce site, en date du 21 mars 2007.

Agenor Brigenthi est docteur en Sciences théologiques et religieuses, issu de l’Université catholique de Louvain, en Belgique. Il est connu pour ses capacités d’animer des «pastorales sociales». Il a acquis une grande expérience à cet égard en Colombie. Il est actuellement professeur de théologie à l’Institut théologique de Santa Catarina (ITESC) et auprès de l’Université Pontificale de Mexico (UPM).Il a un rôle clé dans la Conférence nationale des évêques du Brésil (CNBB). Enfin Agenor Brighenti est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels, en 2006, Une mission évangélisatrice dans le contexte actuel.(cau)

Le texte de référence produit par l’officialité peut être lu sur le site de la CELAM

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Une fois revu le document au moyen d’une présentation télégraphique et synthétique, évidemment sans pour autant dispenser de sa lecture, nous proposerons quelques commentaires analytiques dans le but d’aider à son étude.

À partir d’une vision d’ensemble des contenus, nous verrons quelle est la proposition de fond du document et son approche, c’est-à-dire, quelle est sa vision du monde, de l’être humain, de l’Église, en bref, quelle théologie sous-tend ce document. Faisant cela, nous ne prétendons pas chercher à influencer les décisions des communautés ecclésiales dans leur processus de participation à la préparation de la Ve conférence, sinon simplement les aider à réfléchir sur ses contenus et les habiliter à l’enrichissement du document. Le CELAM lui-même spécifie, dans l’introduction du texte, que le document préparatoire «n’est pas le résumé du document final», à peine se présente-t-il comme «une proposition incomplète», en attente de la contribution de tous.

Dans cet abord, analytique mais aussi synthétique, du document, nous proposerons trois classes de commentaires: l’une, sur l’ordre des contenus et l’approche méthodologique ; une deuxième sur les contenus des cinq chapitres du texte ; et une troisième sur la relation du document avec la tradition latino-américaine et caraïbéenne, qui, nous le savons, se reconnaît historiquement comme une «réception créatrice» du Concile de Vatican II [concile qui conmence en 1962, sous Jean XXIII et se termine en 1965, sous Paul VI]

I. L’ordre des contenus et l’approche méthodologique

La question méthodologique n’est certes pas un problème secondaire. La méthode, en tant que «chemin» (odos), n’est pas qu’un simple instrument en marge du produit final du travail sur un objet particulier. Il n’existe pas de méthode indépendante et neutre du contenu véhiculé à travers elle. En d’autres mots, la méthode est aussi message, tout autant que contenu. En tant que chemin, elle est porteuse d’une intentionnalité et, théologiquement parlant, nous dirions qu’elle est révélatrice d’une cosmovision qui a une incidence directe sur les contenus, et surtout, sur le type d’action qu’elle vise.

1. La logique du contenu du document

Le document préparatoire présente et ordonne son contenu en cinq chapitres qui configurent un tout à partir de certaines options théologiques préalables, au sujet du monde, de l’être humain, de l’Église et de la conception de Dieu, spécialement de la christologie. Voyons-le en détail:
-  L’être humain aspire au bonheur.
-  L’Église en Amérique latine et aux Caraïbes est le fruit de l’accueil de Jésus-Christ comme réponse à cette aspiration.
-  La rencontre avec Jésus-Christ mène à devenir disciple et missionnaire.
-  La mission, aujourd’hui, se développe dans un monde en transformation (en douleurs d’enfantement)
-  «Pour qu’en Lui, nos peuples aient la vie», l’Église propose une «grande mission continentale».

La logique du document semble être la suivante: tout d’abord, et aujourd’hui plus que jamais, tenant compte de l’anémie spirituelle de notre temps, nous retrouvons un grand désir de sens, de ce dont «l’irruption du religieux» est une confirmation incontestable. Le sens est étroitement lié à la question du bonheur. Ce qui, au sein de la modernité, dans une grande mesure, s’exprime dans la surconsommation, le prestige et l’hédonisme. (Chapitre I).

Dans le second chapitre, l’Église en Amérique latine et aux Caraïbes possède la réponse à cette recherche de bonheur. Reçue il y a cinq siècles, même si ce fut au milieu de contradictions, la réponse se nomme Jésus-Christ et son Évangile. Le «substrat catholique» de notre culture donne l’assurance de cette rencontre avec Jésus-Christ, favorisée par tant de missionnaires héroïques. (Chapitre II)

Dans le troisième chapitre, nous voyons qu’aujourd’hui, tout autant qu’hier, il est nécessaire de prendre conscience du fait que la rencontre avec Jésus-Christ nous amène à devenir disciples et missionnaires. Ce qui veut dire que depuis l’expérience personnelle et communautaire avec le Christ vivant, la rencontre nous convertit en missionnaire préoccupé de faire vivre, chez tous, la même expérience capable de leur apporter le bonheur (Chapitre III). Dans notre continent, cette mission s’est développée dans un monde marqué par de profondes transformations: d’un côté, par la globalisation discriminatoire qui engendre des exclus ; et, de l’autre, par le pluralisme qui entraîne le relativisme, principalement dans l’ordre des valeurs morales (Chapitre IV).

Pour une bonne part, ces transformations contredisent l’idéal évangélique et éloignent les fidèles de l’Église. Voilà pourquoi il est urgent de convoquer tous les catholiques à une «grande mission continentale», afin que tous nos peuples aient la vie en Jésus Christ (Chapitre V).

Comme on peut le constater, la logique argumentative est la suivante: on part de la soif de sens ; on va à Jésus-Christ qui est la réponse dont l’Église est la dépositaire ; de l’expérience de J.C. dans l’Église naît le disciple et la mission ; mission à réaliser dans un monde grandement hostile à l’Église au moyen d’une grande mission continentale.

C’est un processus déductif dans la mesure où la réalité apparaît seulement au quatrième chapitre et apparaît comme point d’arrivée de la mission et non pas comme point de départ. Il semblerait ainsi que le point de départ est l’être humain assoiffé de bonheur que nous retrouvons dans le chapitre premier. Cependant, tant que cet être humain ne présente pas son visage concret, alors il ne peut être reconnu que comme catégorie universelle, et le véritable point de départ est la «recherche du bonheur». Mais le bonheur n’est-il pas une réalité concrète ? Oui, si les désirs possédaient une référence concrète. Cependant, ils sont aussi conçus de manière générique, caractérisés comme faim d’amour et de justice, de liberté et de vérité, comme soif de contemplation, de beauté et de paix, ambition de plénitude humaine, aspiration à un foyer et à la fraternité. De là, Jésus Christ est vu comme une réponse à ce désir, et l’Église elle-même dans son être et sa mission.

Et où est l’Église ? Elle apparaît au second chapitre, et par conséquent avant la réalité sociale présentée au quatrième. Ceci nous amène donc à voir, d’une part, le monde depuis l’Église, en le privant de son autonomie et de sa spécificité propres, objet des sciences sociales ; et d’autre part, situe l’Église hors du monde, ou pour mieux dire, au-dessus de lui et non pas dans le monde en faisant partie de lui, comme le fait Vatican II (GS 40).

Jésus-Christ, en tant que réponse, se retrouve avant la question sur la réalité, exposée au chapitre quatre. Et le fait est que, indépendamment de la réalité, la réponse du disciple consiste à être missionnaire, c’est-à-dire, à sortir de l’Église pour attirer les personnes au-dedans puisque le Christ est la réponse. Sauf que, comme nous le verrons, il s’agit à son tour d’un Christ sans Jésus dans la mesure où sa réponse consiste en une «plénitude de vie» métahistorique, le bonheur des personnes de la Trinité (n.3).

2. L’approche méthodologique et son incidence sur la compréhension des contenus

Cette posture méthodologique, évidemment, possède une incidence sur les contenus. Medellin [1968, Conférence de Medellin, en Colombie] , dans la perspective de Vatican II, avait affirmé que tout engagement pastoral surgit d’un discernement de la réalité (15,36). D’après Gaudium et Spes (GS), l’identification des «desseins de Dieu» sur la réalité et les engagements pastoraux subséquents, surgissent d’une lecture des signes des temps. (GS 11).

En d’autres termes, dans la perspective de la rationalité moderne et du Concile, c’est la réalité qui fournit la matière première à la réflexion théologique et pastorale. Surtout pour la théologie latino-américaine et caraïbéenne , la réalité n’est plus le lieu d’atterrissage de l’orthodoxie, mais source créatrice d’idées puisque l’histoire, en tant que lieu de la révélation divine, est un véritable lieu théologique. L’action ecclésiale ou la mission sont des réponses qui, pour être efficaces, dépendent de l’identification préalable des questions.

La méthode déductive qui traverse tout le document transmet une vision essentialiste de la vérité, sur laquelle l’histoire n’a aucune incidence. Il s’agit d’une vérité qui ne passe pas par la vérification, c’est-à-dire, par sa confirmation historique. Comme l’Église la possède déjà, la révélation est davantage un «dépôt» à préserver et à communiquer, qu’un mystère qui demande à être continuellement approfondi. Il est nécessaire de ne pas perdre de vue que l’Église n’est pas celle qui possède la vérité, c’est la Vérité qui la possède et la dépasse infiniment. Sinon, la mission consisterait fondamentalement à annoncer un kérygme [annonce de la bonne nouvelle à un incroyant, par un missionnaire] déjà compris, auquel servirait davantage le catéchisme plutôt que la Bible, puisque celle-ci, hors de l’instance du magistère, se trouve à la merci des subjectivités et de ses multiples vérités. Dans cette perspective missionnaire, il y a un mouvement ad extra, mais en vue d’un ad intra, un mouvement centripète, propre à la mentalité de chrétienté, au lieu d’être centrifuge qui dépasse tout ecclésiocentrisme.

En suivant un chemin inductif, et cela, même à l’intérieur de la théologie, Vatican II a souligné la mise entre parenthèse du processus déductif. Ainsi, conformément à la méthode de la rationalité moderne, l’ordre des chapitres devrait être: partir de la réalité sociale et, de là, explorer la réalité anthropologique et de l’Église ; puis aller à la révélation chargée des questionnements de la réalité de sorte que la Parole de Dieu «soit salut pour nous aujourd’hui» comme l’affirme le document Dei Verbum [document sur l «révlation divine» promulgués par Paul VI en 1965]; ensuite, se retrouver avec Jésus de Nazareth, plénitude de la Révélation et prémices du Royaume de Dieu, en tant que Christ Ressuscité ; et, pour finir, se mettre en attitude de service et de dialogue avec toutes les personnes de bonne volonté, moyennant une action évangélisatrice qui puisse contribuer à l’édification du Royaume de Dieu, qui, en sa dimension historique, puisse se représenter en une société nouvelle en Amérique latine et aux Caraïbes.

II. Le contenu des cinq chapitres du document

À grands traits rapides, nous jetterons un regard analytique sur les contenus de chacun des cinq chapitres. Notre objectif cherche à attirer l’attention sur leurs limites, silences et vides et notre intention est de le mettre en évidence dans notre analyse.

1. Chapitre I - L’anthropologie et la christologie

A. L’anthropologie

Le changement anthropologique opéré par la modernité au Concile de Vatican II a signifié surtout un dialogue avec l’être humain athée, avec le «non-croyant». À Medellin on a mis en évidence ce que Vatican II avait laissé en suspens: «une Église des pauvres pour être l’Église de tous» (Jean XXIII). Le document préparatoire propose, comme point de départ, «l’homme en perte de sens» ou dit de façon plus concrète, en recherche de bonheur (n.1). Le bonheur est réellement une question importante pour l’être humain actuel. Sauf que la compréhension du bonheur est bien différente pour un riche ou pour un pauvre, par exemple. On a l’impression que l’humain du document est un sujet riche, fatigué et vidé, absorbé par la technologie et la consommation, en crise de sens, en crise existentielle (n.2). Pour les pauvres, en retour, la crise en est une de survie ou de survivance et non pas de simple existence.

Puebla [Puebla, Mexique, où se tient la seconde Conférence latino-américaine en 1979, l’année de la victoire de la Révolution sandiniste au Nicaragua] avait vu l’être humain latino-américain et caraïbe avec des visages très concrets, en particulier des visages de pauvres (DP 31-39).

Le document préparatoire parle d’un humain sans visage, comme s’il était une catégorie, une essence, au-delà de la contingence d’une histoire dans le quotidien de la vie. Tant que l’être humain du document ne présente pas le visage concret de l’indigène, du noir, de la femme, du travailleur, du chômeur, du sans-terre ni toit, de l’enfant, etc., et leur désir de bonheur, tant qu’il n’est pas saisi dans ses préoccupations palpables comme le pain, le toit, l’éducation, le travail, la santé, l’accueil, etc., il demeure davantage au niveau de l’essence que de l’existence.

Pour les pauvres, l’expérience religieuse elle-même en tant que salut passe par la plénitude de la vie, de la vie matérielle inclusivement. Sinon, on le verra adhérer à des mouvements religieux autonomes, spécialement au néo-pentecôtisme où le salut se confond avec prospérité matérielle, santé physique et psychoaffective.

Nous ne devons pas perdre de vue que le tournant anthropologique opéré par la modernité, est un effort important dans le dépassement du théocentrisme de la chrétienté. On l’a vu quand Heidegger, en se basant sur Hegel, le découvreur de l’histoire, a caractérisé l’être comme temps. Jusqu’alors l’anthropologie se confondait avec la métaphysique, essentialiste, a-historique.

B. La christologie

Le Christ du document c’est le Ressuscité, le Roi, le Vivant, le Chemin, la Vérité et la Vie. Cependant, le Sauveur du peuple exclu c’est le Souffrant, non pas Jésus, le Mort du Vendredi Saint. Ce n’est pas non plus qu’on doute du Ressuscité, ou bien qu’il ne soit pas Vivant, mais si Jésus est solidaire de la souffrance de son peuple, Lui aussi doit être souffrant. Impossible que tout ne soit que gloire pour un Dieu dont les fils sont écrasés par l’oppression et l’injustice. Le danger le plus grand dans la christologie n’est pas tant un Jésus sans Christ, sinon un Christ sans Jésus.

Voilà où se situe le déficit christologique du document. Il s’agit de chercher à situer l’œuvre salvatrice de Jésus dans l’aujourd’hui de la réalité latino-américaine et des Caraïbes ; de mettre en relation son message avec les contradictions dans lesquelles nous vivons dans notre contexte et pas simplement affirmer l’action rédemptrice en elle-même. Si on suit le dynamisme du mystère de l’Incarnation, on ne peut pas s’empêcher de mettre en relation le Christ avec Jésus qui prolonge sa passion dans l’histoire, «étampée» dans le front de tant d’êtres défigurés.

La perspective de Mathieu 25,31-46 aide à accueillir, vivre et servir Jésus-Christ, non pas comme une réalité purement transhistorique, sinon dans le quotidien de la vie. L’Évangile contextualisé dans notre réalité est une Bonne Nouvelle d’un Jésus prophète en faveur de la justice et de la fraternité, qui a vécu la solidarité avec les victimes jusqu’à la fin et dont la conséquence fut la mort en croix. La croix n’est pas un moyen, elle est la conséquence du don de la vie pour tous, car la souffrance ne peut jamais se justifier par elle-même. Affirmer que le Christ «apaise la soif de sens et de bonheur» (n. 5) c’est dire peu et faire très distant.

2. Chapitre II - l’ecclésiologie

Avec Justin de Rome, le document reconnaît la présence de «semences du Verbe» dans la vie des aborigènes précolombiens et avec Eusèbe de Césarée, l’étape précoloniale comme préparation évangélique (n.22). Également, il reconnaît et réitère la demande de pardon faite par Jean Paul II pour les ombres survenues durant le processus de l’évangélisation (n.27). Nonobstant, rendre compte des ombres à travers la dénonciation des saints missionnaires en affirmant que «l’évangélisation elle-même constitue une sorte de tribunal d’accusation envers les responsables de tels abus» (n. 26), ne manque pas de receler des relents d’une ecclésiologie préconciliaire.

En premier lieu, l’ecclésiologie conciliaire se fonde sur la pneumatologie et non pas sur la christologie. Il est évident que l’Église fut voulue et fondée par Jésus. Mais elle trouve réellement son existence seulement lorsque les apôtres, alors inactifs, devinrent actifs sous l’action de l’Esprit, au jour de la Pentecôte. L’Église n’est pas extérieure ni antérieure à l’action de l’Esprit. La Tradition est l’histoire de l’Esprit Saint dans l’histoire de l’Église.

En deuxième lieu, l’ecclésiologie du document se ressent d’une christologie docétiste, selon laquelle l’Église est conçue comme extension et histoire du Christ glorieux. Dans cette perspective, Bellarmin [Roberto Francesco Romolo Bellarmino, né en Toscane, jésuite, né en 1542, décédé en 1621, enseigna à Louvain où il diffusa le thomisme – Saint Thomas d’Aquin«auteur de nombreuses polémiques contre les hérétiques] concevait l’Église, en tant que Corps du Christ, comme «Incarnation continuée». Il s’agit dès lors, du Christ glorieux, sans Jésus, et d’une Église divine, qui ne pèche pas, et si elle pèche, ses péchés ne sont autres que des fautes des «fils de l’Église», jamais de l’Église comme telle, qui est essentiellement sainte, parce que divine.

Par contre, l’ecclésiologie de Vatican II assume la dimension contingente de l’Église dans la précarité du présent – ecclesiam semper reformanda (UR 5 ; GS 40)- ou au dire des Saints Pères: casta meretrix (LG8 ; GS 21.43).

Somme toute, le déficit ecclésiologique du document se manifeste dans l’éclipse du Royaume de Dieu. Celui-ci apparaît une seule fois dans le texte, mais en relation avec l’Église et certes avec Jésus en citant la préface de la solennité de la fête du Christ Roi (n.6). L’Église se relie directement au Christ et prolonge sa mission, comme si Jésus s’était prêché lui-même. Une Église sans le Royaume de Dieu est une Église hors et au-dessus du monde, centrée sur elle-même, propriétaire de tous les moyens du salut. Après le Concile Vatican II, cependant, on ne peut plus comprendre l’Église hors du trinôme Église-Royaume-Monde, parce que ce sont trois réalités qui s’interpénètrent (LG5 ; GS 40). L’Église existe pour être signe et instrument du Royaume de Dieu dans le Monde.

De même, on ne peut pas passer sous silence le fait que le document, tout en faisant une rétrospective historique du cheminement de l’Église pour identifier les signes d’espérance présents en elle aujourd’hui (n. 34), présente un vaste spectre de réalités ecclésiales, mais avec des silences qui requièrent d’être brisés.

Par exemple: Il n’est pas fait mention des quatre conférences générales antérieures de l’Épiscopat latino-américain et des Caraïbes avec son riche magistère, une tradition qui ne peut se perdre ; non plus, nulle part on ne mentionne explicitement les martyrs des causes sociales, dans la lutte pour la justice, qui furent des milliers et qui sont ce que l’Église a de plus précieux en Amérique latine et aux Caraïbes ; dans le champ de la pastorale sociale, il n’est guère fait mention du travail dans le domaine de l’écologie, des travailleurs, des paysans, des enfants, des personnes âgées, des femmes marginalisées, des malades, etc. ; les CEB [Communautés écclésiastiques de base] sont citées comme une structure de participation, dépourvue de son esprit et de sa nouveauté ecclésiologique, à peine comme moyen pour obtenir de petites communautés.

La riche contribution de la réflexion biblico-théologique est à peine citée au passage en évoquant le «contenu évangélique et théologique de la libération». Maintenant, en plus de nos martyrs, nous avons également une théologie martyre qui, malgré la reconnaissance de ses limites, confère à notre continent une tradition propre à l’intérieur de la Tradition de l’Église comme un tout, dans la mesure où une thèse comme l’option pour les pauvres, péché social, foi et praxis, histoire unique, libération comme salut, etc., enrichissent toute et n’importe quelle théologie.

3. Chapitre III - La missiologie

Dans le document, tout converge vers la mission – «une grande mission continentale» (n.173)-, ce qui est très justifiable et nécessaire dans un monde toujours plus marqué par l’exclusion et le sécularisme. Et l’on veut parvenir à l’individu en faisant un pas de plus par rapport aux conférences antérieures (n.44).

Nonobstant, on préfère parler de «mission» au lieu «d’évangélisation», et quand on mentionne celle-ci, elle apparaît comme «nouvelle évangélisation», en grande mesure comprise comme «proclamation du kérygme», sans prendre suffisamment en compte sa réception et ses implications historiques. Le terme «mission», dans une cosmovision traditionnelle, s’insère dans le contexte de la mentalité ecclésiocentrique de la chrétienté, d’un salut dans la sphère strictement religieuse et interne à l’Église. Dans la perspective d’Evangelii Nuntiandi [document sur l’évangélisation promulgué par Paul VI] en reliant le terme «évangélisation» avec la promotion humaine (EN31), on surpasse le caractère de chrétienté en accueillant la catégorie «Royaume de Dieu» au sein de l’ecclésiologie.

D’où vient l’accent majeur donné dans le document au sécularisme plutôt qu’à l’exclusion sociale. La «mission» est préoccupée par le salut, soit, mais, en le concevant à partir de l’Église, elle se retrouve davantage centrée sur celle-ci plutôt que sur le salut, qui, également, peut survenir hors de l’Église. Même si le salut ne se trouve pas hors de Jésus-Christ, il se peut qu’on le trouve dans la sphère d’un Royaume au-delà de l’Église.

On donne l’impression d’une mission qui fait fi des médiations historiques pour la rencontre avec Jésus-Christ. Une mission qui serait une prédication devant être accueillie en son cœur, sans prendre suffisamment en compte une Parole qui doit toujours être accueillie et lue au cœur d’une tradition, précédée par l’expérience de cette tradition et par le témoignage. Alors, la foi, avant d’arriver à Jésus-Christ, passe par l’Église. Avant de croire en Dieu, nous croyons en l’Église (en Église), pour autant que la foi chrétienne soit toujours «croire avec les autres en ce que les autres croient».

Cette perspective devient évidente dans le fait que la mission, dans le document, apparaît avant la réalité et après la partie sur l’Église. D’un côté, on court le risque d’être une réponse à des questions que personne ne se pose ; et d’autre part, de confondre la mission avec l’incorporation à l’Église, au lieu de chercher à se centrer sur le Royaume de Dieu qui va au-delà de l’Église et dont elle est signe et instrument.

L’Évangélisation, dans la perspective de l’Evangelii Nuntiandi, ouvre la mission aussi à l’inculturation (EN 63). Dans la mission traditionnelle, tout au plus on fait de «l’adaptation». Dans l’évangélisation, on procède avec le dynamisme de l’inculturation qui s’appuie sur le mystère de l’Incarnation du Verbe qui nous assume pour nous racheter. Une évangélisation qui n’observe pas ce processus d’inculturation, n’est pas dialogique ; et si elle ne l’est pas, elle est imposition. Avant tout, évangéliser c’est ne pas ignorer ni imposer.

4. Chapitre IV - La vision du monde

Comme nous l’avons déjà signalé, après le Concile Vatican II on ne peut plus comprendre l’Église hors du trinôme Église-Royaume-Monde, comme trois réalités qui s’interpénètrent. L’ecclésiologie du document, en plus de ne pas faire référence au Royaume de Dieu, ne voit pas l’Église à l’intérieur du monde, faisant partie de lui, existant pour lui. De la même façon, comme nous l’avons déjà vu, le monde est traité après avoir regardé l’Église, car il est point de chute, lieu d’atterrissage d’une orthodoxie préalablement définie. Il n’est pas source d’inspiration créatrice, lieu théologique, lieu d’interpellation de Dieu (signes des temps), sinon scénario d’un salut métahistorique.

Dans le document, deux aspects marquent la lecture de la réalité du monde d’aujourd’hui: la transition vers une nouvelle époque (94-111) et le phénomène de la mondialisation (112-123). Il y a une bonne lecture de ces phénomènes ; sans toutefois en tirer les conséquences pour la mission. Cela révèle qu’ils n’ont aucune incidence sur elle. C’est plutôt la mission qui devra en avoir une sur eux. Le premier nous amène à ne pas voir tout comme clair et sûr, à ne pas posséder toutes les réponses. Le second nous place dans une attitude de service, de recherche et de dialogue au sein d’une société pluraliste, dans laquelle les principes de l’Évangile, sur lesquels une société pleinement humaine doit être bâtie, nécessitent des médiations historiques pour devenir réalité concrète. Les deux autres phénomènes importants ne sont pas suffisamment pris en compte: le pluralisme et la nouvelle rationalité émergente.

En ce qui concerne le changement d’époque et la mondialisation, ces éléments ont tendance à être considérés comme une menace pour l’Église (n. 147) ; et maintenant, même s’ils l’étaient, ils ne sont pas les seuls. De là découle une posture hostile, apologétique, surtout face à la mentalité laïque et relativiste. Le laïcisme doit être éradiqué (n. 146). La mondialisation peut être améliorée (n. 114). Pour faire face à ce monde on évoque le souvenir des martyrs de «la fin du XIXe siècle au commencement du XXe» (n. 28), justement ceux qui se sont confrontés avec les États modernes, laïcs et rationalistes. On regarde avec préoccupation les avancées du relativisme éthique qui mène à une société postmoderne. On voit peu de marge pour le dialogue, l’interaction, le service, la recherche avec toutes les personnes de bonne volonté de nouvelles réponses aux problèmes nouveaux. On a l’impression que l’Église possède déjà toutes les réponses et qu’elle pourra, seule, transformer ce monde, spécialement s’il s’agit, pour une large part, d’en faire un monde chrétien.

Sur ce point particulier, la grande nouveauté de Vatican II fut l’acceptation de l’histoire dans son ambiguïté radicale, lieu d’interpellation de Dieu au moyen des «signes des temps». Le monde est création de Dieu. Le plan de la rédemption n’a pas aboli le plan de la création, sinon qu’il l’a récapitulé, selon le langage paulinien (Ef. 1,10), développé avec ampleur par Irénée de Lyon (Evêque de Lyon au IIe siècle, grec «d’origine«, né à Smyrne aux alentours de l’an 130]

La mission, dans cette perspective, court le risque de concevoir le salut comme étant «séparer du monde» au lieu de s’insérer en lui et de le recréer du dedans, sur les traces du mystère de l’Incarnation. Le monde n’a pas d’autonomie légitime: ou bien il s’intègre et est absorbé par l’Église, ou bien il est perdu, dans une mentalité typique de chrétienté dans laquelle le sacré ne s’insère pas dans le profane, à moins de cesser d’exister, se laissant absorber par l’autre.

5. Chapitre V - La visée de la mission continentale

La motivation majeure pour une «grande mission continentale» (n. 173) n’est pas le fait qu’un continent chrétien soit structuré de façon non chrétienne, engendrant de l’exclusion, de l’oppression, de la faim, de l’injustice, etc., et empêchant que le Royaume de Dieu et son salut surviennent dans la vie personnelle et sociale.

Il y a, par contre, une préoccupation pour la décroissance du nombre des catholiques, qui sont passés surtout aux mouvements religieux autonomes de type pentecôtisme (n. 155), par conséquent, une préoccupation pas nécessairement pour la qualité du christianisme, mais certes pour la visibilité de l’Église catholique.

Face à un tel défi on a de la difficulté à aller aux causes réelles, même de type structurel, de l’Église, et on donne l’impression d’opter pour la dispute du marché religieux avec les mêmes moyens des compétiteurs.

Pour le document, la mission est orientée à «ce que tous aient la vie en Lui» – Jésus-Christ. La question est donc qu’est-ce qu’on entend par «vie» ?

Même quand il est correct d’affirmer que «Jésus est la Vie», le concept correct est sujet à situer correctement la christologie à l’intérieur de l’économie du salut.

Il existe une tendance à ne pas concevoir le «plan de la rédemption» en relation avec le «plan de la création», en ne mettant pas en relation de manière adéquate évangélisation et promotion humaine. Comme si seulement il y avait salut au plan de la rédemption, en ne la saisissant pas comme «récapitulation» du plan de la création, sinon presque comme sa substitution.

En plus, on ne distingue pas dans cette perspective la foi «en» Jésus et la foi «de» Jésus. Comme s’il n’y avait de salut que lorsqu’il y a foi «en» Jésus, en tant qu’adhésion explicite à l’intérieur de l’Église, et non pas aussi quand il y a foi «de» Jésus, c’est-à-dire, vie des béatitudes, même sans le savoir.

La Vie «en Lui» ne se donne pas uniquement quand il existe une adhésion explicite à Jésus-Christ, sinon en même temps lorsque se vit sa vie, même si on ne le sait pas, car toute action dans l’Esprit converge vers le Christ. Pour cela, le concept de «Vie» du Document a besoin d’être élargi. Le salut demande d’être mieux articulé avec l’histoire, la nouvelle société, la promotion humaine, les réalités terrestres, etc., et en conséquence la conversion personnelle avec la conversion structurelle, vie spirituelle et vie temporelle, etc.

La mission, dans le Document, et nous l’avons déjà signalé, donne lieu à penser qu’elle consiste en l’incorporation de tous dans le Christ, qui équivaut à incorporer tout le monde à l’Église catholique (n. 162). Ce serait comme une sortie dehors pour attirer au-dedans. Comme le Royaume de Dieu tend à se confondre avec l’Église, celle-ci est l’instance du salut de Jésus-Christ ; ce qui justifierait de la situer comme point d’arrivée de la mission (n. 163). Cela équivaudrait à dire que, de fait, le point d’arrivée est Jésus-Christ, mais comme l’Église est son corps, il n’y a pas de Christ sans Église, ou plus exactement, il n’y a pas de salut en Jésus-Christ hors de l’Église.

III. À titre de conclusion

La Ve conférence du CELAM et Caraïbes s’insère dans la tradition des quatre conférences précédentes: Rio de Janeiro (1955), Medellin (1968), Puebla (1979), Santo Domingo (1992).

La première fut marquée par le contexte de Nouvelle chrétienté, c’est-à-dire, d’apologie face au monde moderne et d’une action de reconquête pour la foi catholique, tributaire de l’ecclésiocentrisme encore dominant.

Medellin a situé l’Église du sous-continent dans la perspective de Vatican II, en élaborant une «réception créatrice» qui signifiait faire du Concile un point de départ plus qu’un point d’arrivée.

Puebla cependant, fut déjà un frein à la récente originalité d’alors, d’une «tradition latino-américaine et caraïbe», et cela fut encore plus vrai à Santo Domingo. C’était le reflet du processus graduel de ce qui s’appelait «l’involution ecclésiale» au sein d’une modernité en crise. L’option pour les pauvres et la perspective libératrice, qui se revendiquaient selon l’esprit du Concile, tendront à être considérées davantage comme une idéologisation marxiste que comme expressions concrètes et historiques de l’évangile social de Jésus de Nazareth.

La perspective du Document préparatoire en vue de la Conférence d’Aparécida, s’insère dans cette distanciation graduelle de la légitime et originale tradition latino-américaine et caraïbe inaugurée à Medellin, ou ce qui revient à dire, en dernière instance, une distanciation des intuitions et axes théologiques centraux du Concile Vatican II.

Il est nécessaire de récupérer les intuitions et les axes théologiques centraux de Vatican II, et avec eux, la riche «tradition latino-américaine et caraïbe». De là l’importance de ce temps de préparation de la V Conférence du CELAM, à travers le processus des communautés ecclésiales, pour l’enrichissement de la proposition du Document préparatoire.

Cinq points principaux pourraient servir d’axes d’orientation à cet effort:

1. Poser la réalité comme point de départ et non comme point d’arrivée, afin que le temporel ne perde pas son autonomie et sa spécificité, spécialement la particularité latino-américaine et caraïbe.

2. Expliciter la relation intrinsèque de la foi avec la praxis libératrice, pour que la religion ne soit pas prédestinée à continuer à être reléguée dans la sphère privée d’une spiritualité intimiste.

3. Témoigner d’une religion transformatrice, ce qui implique une Église vivante et prophétique qui réalise dans les CEB un nouveau modèle d’Église, car elles sont un modèle privilégié, au sein de la société, d’articulation entre foi et vie, entre christianisme et citoyenneté.

4. Raviver l’option préférentielle pour les pauvres, qui ne voit pas ces derniers comme des objets sinon comme des sujets d’une société nouvelle, qui ne soit pas un travail simplement prioritaire parmi tant d’autres sinon une optique depuis laquelle on regarde tout de façon prophétique.

5. En autant que le salut se réalise dans l’histoire et qu’il existe une histoire unique, concevoir la libération non comme un simple synonyme de développement ou promotion humaine sinon comme salut conçu selon la perspective de Medellin: «passage de situations moins humaines à plus humaines».

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Ce texte a été mis en ligne par DIAL, traduit par Y.Carrier et. G. Boulanger, édité par A l’encontre.

(4 avril 2007)

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