Amérique latine

L'usine CEMEX au Venezuela, propriété du capital mexicain;
usine rachetée par le gouvernement du Venezuela

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Les limites de l'impact des IDE en Amérique Latine

Kevin P. Gallagher et Andrés Lopez *

Dans le contexte de la crise économique mondiale, refont surface des analyses qui démontrent les échecs de la politique d’ouverture économique sans limites des années 1990 des pays «de la périphérie», en particulier ceux d’Amérique du sud. Toutefois, ces analyses remettent à l’ordre du jour une perspective, apparemment crédible, qui – sur la base d’un hypothétique «modèle asiatique» – donnerait une nouvelle place à une politique de développement maîtrisée à partir de négociations collectives «par en haut» avec les puissances dominantes, et cela dans le cadre des institutions internationales actuelles, par exemple l’OMC. Cet article illustre bien cette nouvelle donne. (Réd.)

Selon un rapport du Groupe de Travail sur le Développement et l'Environnement dans les Amériques, une évaluation exhaustive de l'impact de la libéralisation des régimes qui régulent les investissements étrangers et d'autres réformes y attenantes en Amérique Latine démontre, qu'à quelques exceptions près, l'investissement étranger direct (IDE) a donné des résultats nettement insuffisants pour stimuler la croissance économique sur des bases larges et fermes ainsi que pour obtenir des niveaux plus élevés de protection écologique dans toute la région.

Le rapport recommande que l'on mette en œuvre des politiques nationales et régionales destinées à améliorer les capacités des entreprises nationales et à équilibrer les coûts et les bénéfices entraînés par les flux IDE dans la région. Il recommande également de porter plus d’attention afin d’assurer que les stratégies nationales de développement ne se voient pas menacées par les règles qui régulent les flux de l'investissement étranger.

Le rapport, intitulé «Globalisation, Investissement Etranger et Développement Soutenable: Leçons des Amériques» est le résultat d'une série d'études effectuées par des économistes spécialisés dans le développement et dans l'environnement en provenance des Etats-Unis, du Mexique, du Brésil, de l'Argentine, du Chili et du Costa Rica. Fondée sur des enquêtes détaillées portant sur différents pays (Argentine, Brésil, Bolivie, Chili, Costa Rica, Equateur, Mexique, Uruguay et Venezuela), le Groupe de Travail a analysé comment l'investissement étranger direct a affecté la croissance économique, la politique environnementale et l'économie politique des pays de la région.

Au début de la décennie des années 1990, les pays latino-américains ont commencé à libéraliser les régimes de régulation de l'investissement étranger. Cela s'est fait soit de manière unilatérale, soit par des accords régionaux portant sur les échanges et l’investissement. Les réformes comprenaient en général la suppression des exigences qui limitaient leur déploiement (comme par exemple l'obligation pour les firmes étrangères d'acheter une certaine quantité de produits sur le marché local ou d'exporter un pourcentage donné de leur production). De même. Ont été réduites les possibilités des pays d’exiger, entre autres, que s’établissent des liens entre les entreprises étrangères et nationales ou encore l'installation de départements de recherche ou de développement (R&D).

En outre, ces réformes ont modifié la nature même des mécanismes destinés à résoudre des controverses en ce qui concerne l'investissement étranger. En effet, traditionnellement le règlement des différends dans les accords commerciaux reposait sur le principe que les Etats devaient résoudre entre eux leurs désaccords, mais les nouveaux accords commerciaux et d'investissements stipulent des règles portant sur la résolution des conflits du type "investisseur-Etat" ; ces règles permettent aux entreprises étrangères de poursuivre directement un gouvernement national ou local sans l’accord du gouvernement du pays auquel ils appartiennent.

Ces politiques ont été promues par les Etats-Unis, par la Banque Mondiale et par le Fonds Monétaire International (FMI), et beaucoup de gouvernements latino-américains les ont appliquées avec enthousiasme.

Elles se sont matérialisées dans l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) de 1994 entre les Etats-Unis, Canada et le Mexique. Et, elles sont devenues le modèle pour des accords bilatéraux et régionaux postérieurs, dont les accords entre les Etats-Unis et le Chili, entre les Etats-Unis, la République Dominicaine et Amérique Centrale, l'accord entre les Etats-Unis et le Pérou, et pour toute une série d'accords bilatéraux portant sur les investissements.

La libéralisation des règles ayant trait aux investissements étrangers n'a bien entendu pas été un phénomène isolé. Elle fait partie de l'effort «réformiste»  plus étendu connu sous le nom de «Consensus de Washington» (formule utilisée par l’économiste américain John Williamson en 1989 pour qualifiées les mesures proposées par le FMI, la BM et le département du Trésor américain).

L'ensemble des réformes consistait en un paquet de politiques économiques destinées à promouvoir le développement en ouvrant les économies aux forces du marché. Comme partie intégrante de ce processus, les gouvernements d'Amérique Latine ont, au cours des vingt dernières années, réduit leurs impôts et leurs subsides, éliminé les barrières à l'investissement étranger, restauré la «discipline budgétaire» et contracté les dépenses publiques [pour payer les services de la dette] ainsi que, de manière générale, réduit le rôle que jouait l'Etat dans tous les aspects de l'économie.

Il était convenu que si elles appliquaient ces politiques, les IDE des entreprises transnationales (ETN) allaient affluer et deviendrait une source de croissance économique dans les pays receveurs. On espérait que, outre le fait d'augmenter la productivité et l'emploi, les IDE stimuleraient des transferts massifs de technologie qui permettraient de consolider et reformater les capacités technologiques des entreprises locales, promouvant ainsi une croissance généralisée de l'économie. On espérait également que les ETN allaient apporter avec elles une profusion de technologies de type écologique qui allaient amortir les impacts en termes de péjoration de l’environnement liés à la transformation industrielle.

Récemment ces politiques et ces accords ont suscité de l'inquiétude, en partie parce que les résultats observés sont décevants. Par exemple, la croissance économique per capita  [par tête d’habitant] dans la région a été moindre depuis l'entrée en vigueur des réformes (moins de 2% depuis 1990) que durant les dernières décennies de la période de substitution des importations. Une des principales conclusions de ce rapport est que cette croissance faible résulte, en partie, du fait que les IDE n’ont pas abouti à provoquer un investissement accru en Amérique Latine.

En synthèse, les conclusions les plus importantes du rapport sont les suivantes:

Les IDE se sont concentrés sur une poignée de pays de la région. En effet, le Brésil, le Mexique, l'Argentine, le Chili et le Venezuela ont reçu plus du 85% du total  des IDE dans la région.

Les grandes entreprises étrangères (ETN) au Mexique et aux Caraïbes se sont concentrées sur leur fonctionnement en tant que plateformes d'exportation aux Etats-Unis, alors que celles situées en Amérique du Sud ont eu tendance à servir les marchés intérieurs de la région.

Les IDE ont été attirés par les facteurs d’attraction traditionnels de ce type d’'investissement, et pas nécessairement parce qu'un pays a conclu un accord régional ou bilatéral d'investissement, ou par sa capacité à faciliter aux entreprises étrangères un «paradis» dans lequel elles peuvent déverser leur pollution.

Lorsque l'IDE s'est matérialisé, les entreprises étrangères en général ont atteint des niveaux de productivité et payé des salaires plus élevés, et le commerce extérieur de la région a également eu tendance à augmenter. Néanmoins, les IDE n'ont pas suffi à entraîner des transferts de technologie ou à forger des liens avec la technologie locale qui auraient pu aider les pays à se développer, et, dans beaucoup de cas, les IDE ont contribué à éliminer des entreprises locales avec lesquelles ils entraient en concurrence, évinçant de la sorte l'investissement national.

La performance des entreprises étrangères sur le plan écologique a été inégal: dans certains cas elle a été supérieure à celle des entreprises nationales, dans d'autres elle s'est avéré être au même niveau ou pire que ces dernières.

Dans ses études, le Groupe de Travail a aussi documenté et analysé l'expérience des IDE par secteur et par pays spécifiques.

Au Brésil, en Argentine et au Mexique (les trois pays qui ont reçu la plus grande part des IDE dans la région) et au Costa Rica, ces enquêtes ont montré que:

les firmes étrangères ont des niveaux de productivité et des salaires plus élevés que les entreprises nationales. Néanmoins, les mécanismes de liaisons avec les firmes nationales et avec l'économie locale sont restés faibles, surtout au Mexique et au Costa Rica.

C'est ainsi que les entreprises étrangères ont pu importer des technologies générées dans leur entreprise mère, sans contribuer à augmenter l'investissement dans la recherche et le développement des économies locales.

Au Brésil, en Argentine et au Mexique, pratiquement toutes les firmes étrangères ont transféré des systèmes de gestion des impacts environnementaux aux pays qui recevait les IDE.

Néanmoins, il n'est pas sûr que dans la pratique ces firmes aient respecté les normes écologiques locales. Au Brésil il existe peu d'indices que des firmes aient respecté ces normes davantage que les entreprises nationales.

Il existe peu d'indices que les ETN aient un effet positif sur les filières de production nationales en termes environnementaux (surtout si l'on tient compte du fait que les IDE ont entraîné la disparition de toute une série de maillons nationaux des chaînes productives) et, dans certains cas, comme dans le secteur forestier au Chili, les compagnies étrangères qui exportent avec une certification de «pratiques commerciales équitables» étaient effectivement en train d'«élever» les standards environnementaux.

Dans d'autres cas, comme dans le secteur de produits électroniques au Mexique, les exportations des sociétés étrangères ne cherchent pas à atteindre les niveaux élevés de qualité existant en Europe, puisque leur plus grand marché d'exportation, les Etats-Unis, ne les exige pas.

Au Venezuela, en Bolivie, l'Equateur et l'Uruguay, un accord bilatéral d'investissements de l'Uruguay a restreint l'ensemble des politiques disponibles pour résoudre le conflit impliquant un investissement étranger avec de possibles problèmes de contamination transnationale avec l'Argentine.

Au même temps, néanmoins, des accords bilatéraux d'investissement proposés pour la Bolivie, l'Equateur et le Venezuela ont été rejetés par les gouvernements, qui ont pu renégocier les termes de leurs contrats avec  des entreprises étrangères du secteur des hydrocarbures.

Coïncidant en cela avec la littérature plus large en la matière, le Groupe de Travail a constaté que l'investissement qui est parvenu en Amérique Latine suite à la libéralisation des régimes d'investissement étranger a eu, dans le meilleur des cas, un succès limité.

Il n'est donc pas étonnant de constater que pratiquement tous les nouveaux gouvernements élus en Amérique Latine sont en train de reconsidérer le rôle que les IDE doivent jouer dans leurs économies. Alors que certains pays commencent à peine à débattre de ce thème, d'autres sont allés beaucoup plus loin et ont nationalisé des entreprises étrangères.

Néanmoins, la majorité des gouvernements sont à la recherche d'une politique plus équilibrée. La conclusion inévitable de ce rapport est la nécessité de nouvelles politiques. En nous fondant sur les recherches décrites précédemment, nous croyons pouvoir tirer trois leçons en tant que principes pour mettre en œuvre des politiques dans ce domaine.

Les IDE ne sont pas une fin en soi, mais plutôt un moyen pour atteindre un développement «soutenable». Le fait d'attirer des IDE ne suffit pas à générer une croissance économique soutenable tout en conservant en même temps l'environnement.

Le rapport démontre que – y compris les pays qui ont reçu le gros de l'investissement dans la région (Brésil, Mexique et Argentine) – les IDE n'ont pas généré un réinvestissement multiplicateur des bénéfices, ni la croissance économique soutenable qu'on en attendait.

Les IDE doivent donc être conçus comme partie intégrante d'une stratégie de développement destinée à améliorer les niveaux de vie de la population d'un pays tout en en essayant d'entraîner un minimum de dommages à l'environnement.

Les politiques ayant trait aux IDE doivent être appliquées en même temps que d'importantes politiques nationales orientées vers l'augmentation de la capacité des compagnies nationales et la conquête de niveaux élevés de protection écologique.

Il existe de nombreuses politiques spécifiques à chaque pays qui sont en voie d'être appliquées ou sur lesquelles il existe un débat concernant les modalités selon lesquelles les nations d'Amérique Latine ou des Caraïbes peuvent surmonter les failles du marché, les problèmes d'accès aux crédits et les défis de la compétitivité qu'affrontent les entreprises nationales.

Dans ce sens, l'expérience asiatique peut être riche d'enseignements, puisque beaucoup de pays de cette région ont mis en pratique des politiques industrielles concentrées sur le lien entre les compagnies nationales et étrangères, pour faciliter à ces dernières l'accès à une compétitivité à niveau international.

Les traités internationaux, que ce soit à travers l'OMC ou au niveau d'accords régionaux ou bilatéraux de commerce et d'investissements, doivent laisser aux pays en voie de développement l'«espace de politique» pour qu'ils puissent poursuivre les politiques internes nécessaires afin d’encourager le développement soutenable au moyen des IDE.

Le régime des normes d'investissement internationales restreint la capacité des pays en voie de développement à se servir de certains des instruments politiques qui permettraient de profiter au maximum de l'apport des IDE au développement en Asie et ailleurs dans le monde.

Lorsqu'ils agissent ensemble, sous les auspices de l'OMC, les pays en voie de développement ont réussi à bloquer, en grande partie, les propositions qui auraient restreint encore davantage cet «espace de création de politiques» propres.

Néanmoins, le ralentissement des négociations pour le commerce global a conduit à une prolifération d'accords commerciaux et/ou d'investissement régionaux ou bilatéraux entre pays développés et pays en voie de développement.

Dans ces accords, les pays en voie de développement ont une capacité de négociation bien moindre, et finissent par accepter une restriction de l'«espace de création et d'application de politiques», en échange d'un accès à des marchés importants.

Les études qui constituent ce rapport soulignent les coûts économiques, sociaux et environnementaux de ce modèle. Nous espérons qu'ils révéleront aussi certaines des manières dont les politiques nationales et les accords internationaux peuvent être transformés afin d'atteindre de la meilleure manière les objectifs plus larges du développement. (Traduction A l’encontre)

* Kevin Gallagher est professeur de Relations Internationales à l'Université de Boston et chercheur de l'Institut du Développement Global et Environnemental de l'Université de Tufts. Andrés Lopez est Directeur du Centre de Recherches pour la Transformation et professeur d'Economie dans l'Université de Buenos Aires, Argentine.

(27 juin 2008)

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