France

 

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Des banlieues prises au feu

Hugues Lagrange *

Le rejet des formes de domination – dans leur pluralité – à l'oeuvre dans une France soumise à une politique de démantèlement social qui dure depuis longtemps (sous les gouvernements de «gauche» et de droite) pourrait être un élément qui rattache le «soulèvement des banlieues» à d'autres mobilisations sociales et vote (le Non du mois de mai).

Pour l'heure, ne disposant pas d'une première analyse quelque peu synthétique de ce que Les Echos (le Financial Times français) qualifient, en première, d'«embrasement des banlieues» (7.11.05), nous mettons à disposition de nos lecteurs et lectrices (qui n'auraient pu lire le quotidien Libération) un texte (de H. Lagrange) et un entretien (avec Amar Henni), deux «observateurs»  des cités. Réd.

L'extension des émeutes parties de Clichy-sous-Bois à Montfermeil, Bondy, Aulnay, Le Blanc-Mesnil, Sevran, Le Tremblay témoignent éloquemment du fait qu'il ne manquait qu'une étincelle pour qu'éclate un feu et s'amplifie un incendie dans les cités de la région parisienne. Qu'est-ce qui alimente ce feu par-delà des événements qui lui ont donné naissance ?

Les affrontements et les incendies de voitures et la délinquance sont deux choses distinctes. L'épisode actuel rappelle les mini-émeutes urbaines qui ont ponctué les vingt-cinq dernières années, celles du début des années 80 et des années 90. Il n'y a rien de plus réducteur que d'assimiler ces actions collectives qui mettent aux prises les jeunes des quartiers pauvres issus de l'immigration avec les forces de l'ordre, qui ont à l'évidence une dimension protestataire, avec la délinquance ordinaire, même si d'authentiques voyous ne ratent pas l'occasion de s'insérer dans la brèche. Les moments forts de l'une et de l'autre ne coïncident pas. On observe aussi, parmi les signes inquiétants, la progression considérable des infractions d'outrages et rébellion contre les policiers et le fait que ceux-ci personnalisent le conflit en se portant de plus en plus fréquemment partie civile. Comme s'ils avaient un compte personnel à régler avec les auteurs présumés. Parallèlement, les abus de la force par la police ont connu une hausse importante qu'une politique publique attentive aux rapports des jeunes et des institutions devrait considérer prioritairement. Cela n'est pas l'objet de l'attention du ministre de l'Intérieur [Nicolas Sarkozy].

Entre 1997 et 2001, l'amélioration de l'emploi n'a pas profité aux moins de 25 ans, peu ou pas diplômés, leur taux de chômage étant resté proche des 35 à 40%, ce qui a favorisé le maintien de la délinquance à un haut niveau et suscité la surprise de Lionel Jospin. Si, depuis 2002, le chômage des moins qualifiés s'est légèrement réduit, celui des jeunes des quartiers ayant poursuivi jusqu'au bac et au-delà s'est au contraire accentué, faisant d'eux les principales victimes de la discrimination sur le marché de l'emploi, notamment en Seine-Saint-Denis. Parallèlement, la suppression des emplois-jeunes et leur tardif rétablissement sous d'autres appellations envoient des signaux contradictoires et démobilisateurs à ces jeunes. Ceux qui avaient profité des emplois aidés pour accéder à des emplois dans le secteur marchand peuvent penser que ce ne sera plus possible à l'avenir. Les difficultés et les lenteurs administratives qui accompagnent la laborieuse mise en oeuvre de la loi Borloo [ministre de la Cohésion sociale] contribuent à renforcer les inquiétudes. Pour autant, tous les problèmes ne viennent pas du gouvernement, ils traduisent le déficit de capacité d'une société affrontée à des mutations rapides (chute des emplois ouvriers, progression des emplois de service, élévation de l'exigence de scolarisation longue) à sécuriser des parcours et à ouvrir un premier accès à l'emploi. Difficulté accentuée en France.

Les mini-émeutes appellent aussi un regard sur le contexte local. Il est aujourd'hui avéré que les lieux où se produisent les épisodes d'affrontement des jeunes des quartiers avec la police sont des quartiers qui connaissent depuis deux ou trois décennies un haut niveau de chômage des moins diplômés. En Seine-Saint-Denis, le nombre de chômeurs s'est élevé de 81000 en juin 2002 à 94000 en mars 2005 ; au cours de la même période, le nombre d'allocataires du RMI [Revenu minimum d'insertion] a progressé de 38000 à 48 000. La liste des villes dans lesquelles le taux de chômage est le plus élevé (plus de 15 %) comprend Aulnay, Clichy, Montfermeil, Dugny, Le Tremblay, précisément des villes où les voitures ont brûlé ces nuits dernières.

C'est sur ce terreau de frustrations et de difficultés qu'il faut situer la portée des propos méprisants du ministre de l'Intérieur à l'égard des jeunes de ces quartiers. Quand un ministre en exercice parle délibérément de «racaille», de «rentrer dedans», de «nettoyer au Kärcher» les cités, il use de termes qui rappellent ceux de la police militaire brésilienne ou qui font penser au «nettoyage ethnique» plus qu'à de la prévention. Dès lors, quelle valeur accorder aux propos du même ministre qui parle de discrimination positive, réclame le vote pour les étrangers aux élections locales et se lamente sur «les enfants d'ouvriers immigrés qui n'ont pas de travail», «qui éprouvent un sentiment d'exclusion» ou évoque «le travail remarquable des associations» ? On ne comprend pas, ou plutôt on ne peut comprendre qu'une chose: les propos tenus ne sont pas un alliage de fermeté et d'empathie, mais l'expression d'un double langage, d'une duplicité qui prétend en même temps satisfaire un électorat tenté par le populisme et nouer une alliance avec les familles issues de l'immigration.

Les émeutes qui se produisent dans les cités de l'Ile-de-France révèlent un divorce profond, un mouvement de ségrégation des populations issues de l'immigration africaine. En effet, dans les quartiers d'habitat social, ce ne sont pas les services publics qui ont déserté, contrairement à ce qu'on affirme volontiers, la défection est venue de la plupart des couches de la population qui avaient des qualifications et un emploi stable (cadres, intermédiaires, ouvriers français d'abord, et puis ces mêmes catégories issues de l'immigration) laissant dans ces quartiers uniquement les couches les moins qualifiées, les employés précaires et des chômeurs. Les quartiers des cités sont devenus des lieux dépourvus de mixité sociale. Les familles qui pourraient tirer vers le haut les enfants par l'émulation à l'école, etc., ont disparu. Dès lors, l'action des associations communautaires (notamment musulmanes) est une des seules médiations sociales effectives. L'ethnicisation de ces quartiers est d'abord la conséquence de notre défection collective, encouragée par une politique populiste et non pas l'effet d'un repli identitaire. Sans une politique publique qui s'adresse aux jeunes et à leurs familles dans la reconnaissance et le respect de leur identité, on ne comblera pas une fracture qui est aujourd'hui autant culturelle et politique que sociale.

* Hugues Lagrange est sociologue à l'Observatoire sociologique du changement (Paris). Texte paru dans Libération du 4 novembre 2005.

 

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«J'aurais voulu que ces gamins soient organisés politiquement»**

Amar Henni a été éducateur dans les cités durant vingt ans et forme aujourd'hui des travailleurs sociaux. Il est l'auteur de Cités hors la loi, la jeunesse invente ses règles (Editions Ramsay). Interview.

«Depuis vingt-cinq ans, les jeunes ont construit leur langage, leur lecture du monde. De génération en génération, ils se sont transmis des mots, des rites, des codes, des principes. De Lille à Marseille, ce langage existe dans les quartiers populaires. Si on ne part pas de ce postulat, on ne peut comprendre les cités. Il existe un fonctionnement autour de la réputation et de l'honneur. Ces deux notions organisent des vies dans la cité. A Clichy-sous-Bois, deux enfants sont morts et une bombe lacrymogène a atterri sur un lieu de prière. On a touché aux familles. D'où les incidents. Là-bas, les gens sont dans un processus de rappel, à la justice, à la dignité. Ils sont dans la question de l'honneur, pas de la réputation. Ils disent: "Vous ne nous traitez pas comme ça, on n'est pas vos chiens."

«Les gamins qui étaient en colère étaient dans cette logique d'honneur à Clichy-sous-Bois. Depuis, c'est autre chose qui se joue dans les autres banlieues, où les jeunes sont dans la réputation de leur cité, de leur quartier, du 9-3, même si, hors de leur cité, ils ne savent pas ce que c'est que le 9-3. Ce volet de la réputation s'est joué depuis tous ces mois où Nicolas Sarkozy est venu dans les quartiers et a provoqué les jeunes en les assimilant tous à des voyous. Que quelques gens délirent, fassent du trafic, c'est un fait, mais mettre tous les jeunes dans le même sac, c'est une erreur énorme. Le ministre de l'Intérieur a défié les jeunes sur leurs territoires, il a utilisé comme eux la joute verbale. Il les traite de "racaille", il fait venir les caméras. Il les défie sur un rapport de force. Les gamins sont dans la logique du "Qui va gagner ?" Ils font des concours sur l'Internet où ils disent: "Telle ville, on a brûlé tant de voitures et vous combien chez vous ?"

«Défier Sarkozy, pour eux c'est un capital réputation important. Attaquer le bus, brûler un magasin, c'est faire parler d'eux. Plus c'est gros, plus leur capital monte. Trois mois de prison, ce n'est pas cher payé pour eux parce qu'ils se disent qu'ils vont augmenter leur capital. Evidemment que c'est dégueulasse de brûler les voitures des pauvres. Moi, j'aurais voulu que ces gamins soient organisés politiquement pour emmerder le monde autrement qu'en brûlant des voitures et pas que ce soient les gens de leur condition sociale qui paient. Etre dans la question de la réputation, c'est n'importe quoi, ça n'aide en rien, ça ne construit rien.

«C'est pour ça qu'il faut aider ces gamins à sortir de ces codes-là. Ça nécessite beaucoup de travailleurs sociaux, d'accompagnement, d'autres politiques. Il faut aussi se poser la question du pourquoi. Il ne suffit pas de dire que ce sont des voyous. Il y a plein de ministres de l'Intérieur qui l'ont dit avant Sarkozy depuis vingt ans et ça n'a rien changé.»

** Entretien publié dans Libération, le 5-6 novembre 2005.

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