Economie

 

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En finir avec la gratuité !

Jean-Pierre Berlan *

Selon Le Monde daté du 9 février 2006: «Durant l’été 2005, une équipe italienne […] avait montré que l’absorption de soja transgénique par des souris induisait des modifications dans le noyau de leurs cellules du foie». Ses travaux confirmaient ceux qu’une équipe de chercheurs australiens, publiés en novembre 2005. Ces chercheurs expliquaient que le transfert d’un gène «exprimant une protéine à effet insecticide d’un haricot vers un pois avait suscité des problèmes inattendus: chez les souris nourries du pois transgénique, les chercheurs du CSIRO (l’équivalent australien du CNRS français) ont constaté la production d’anticorps, qui sont des marqueurs d’une réaction allergénique». Cela a créé un émoi en Australie et le Ministre de l’agriculture de l’Etat d’Australie de l’ouest a annoncé qu’il financerait une étude indépendante sur l’alimentation d’animaux par des OGM.

Lors d’une réunion de la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture), en octobre 2005, le coordinateur du séminaire sur les OGM déclarait: «Dans plusieurs cas, il y a eu mise sur le marché d’OGM sans que les dossiers de sûreté soient très clairs».

Il est aujourd’hui largement reconnu que les études toxicologiques sont réalisées par les entreprises promouvant les OGM. Ces études sont examinées par des commissions dites indépendantes. Mais elles ne sont pas refaites et elles restent secrètes. Le Monde du 9 février souligne que: «Le dossier d’autorisation [d’OGM] reste confidentiel». Monsanto-France explique: «La confidentialité est une question de principe, de protection de nos données scientifiques par rapport à la concurrence».

Syngenta, la filiale suisse de Novartis née en 2001, à partir d’une fusion avec la branche agro-chimique de Zeneca, déclare que les OGM comptent aujourd’hui pour 6% de ses ventes (La Tribune, février 2006, quotidien économique français). Il y a deux ans, les OGM ne se situent qu’à 3% de ses ventes. Un des directeurs de Syngenta: «regrette que le débat souffre encore d’une approche plus émotionnelle que scientifique», La Tribune, 10 février 2006. Manifestement, il n’a pas lu – ou veut ignorer – les études de plus en plus nombreuses des experts d’institutions indépendantes. Syngenta sait produire des directeurs OGM-compatibles. Réd.


«En 1845, le lobby des Fabricants de Chandelles, Bougies, Lampes, Chandeliers, Réverbères, Mouchettes, Éteignoirs, et des Producteurs de Suif, Huile, Résine, Alcool, et généralement de tout ce qui concerne l'Éclairage avaient pétitionné les députés dans les termes suivants:

[…] Nous subissons l'intolérable concurrence d'un rival étranger placé, à ce qu'il paraît, dans des conditions tellement supérieures aux nôtres, pour la production de la lumière, qu'il en inonde notre marché national à un prix fabuleusement réduit; car, aussitôt qu'il se montre, notre vente cesse, tous les consommateurs s'adressent à lui, et une branche d'industrie française, dont les ramifications sont innombrables, est tout à coup frappée de la stagnation la plus complète. Ce rival, qui n'est autre que le soleil, nous fait une guerre (si) acharnée […]

Nous demandons qu'il vous plaise de faire une loi qui ordonne la fermeture de toutes fenêtres, lucarnes, abat-jour, contrevents, volets, rideaux, vasistas, oeils-de-bœuf, stores, en un mot, de toutes ouvertures, trous, fentes et fissures par lesquelles la lumière du soleil a coutume de pénétrer dans les maisons, au préjudice des belles industries dont nous nous flattons d'avoir doté le pays, qui ne saurait sans ingratitude nous abandonner aujourd'hui à une lutte si inégale.

[…] Et d'abord, si vous fermez, autant que possible tout accès à la lumière naturelle, si vous créez ainsi le besoin de lumière artificielle, quelle est en France l'industrie qui, de proche en proche, ne sera pas encouragée ? "

Le lecteur aura reconnu des extraits du pamphlet célèbre de Frédéric Bastiat, qui ferraillait contre les protectionnistes de son temps. Ce libéral conséquent avait pressenti le principe économique de notre modernité néo-libérale, la croissance illimitée, quel qu’en soit le coût: toute activité gratuite, parce qu'elle lèse le secteur marchand correspondant, devra être soit interdite soit taxée à son profit !

Les êtres vivants commettent un crime impardonnable: ils se reproduisent et se multiplient gratuitement. Certains en éprouvent même du plaisir. Depuis plus de deux siècles, notre société livre à cette gratuité une guerre longtemps secrète dont la dernière bataille est en cours.

En 1961, la convention de l’Union pour la Protection des Obtentions Végétales (UPOV) signée par les six pays fondateurs du Marché Commun [aujourd’hui Union européenne] cherche à stimuler la sélection clonale (le remplacement de variétés par un modèle ou génotype unique produit en autant de copies que nécessaire, un clone par conséquent) de plantes conservant leurs caractères héréditaires individuels d’une génération à la suivante (blé, orge, etc.). Dans ce cas, le facteur génétique n’a pas de prix au double sens paradoxal que sa valeur marchande est nulle car l’agriculteur le multiplie à satiété dans son champ, alors que sa valeur sociale est inestimable. Par exemple, le blé Etoile de Choisy, un clone de l’Inra [Institut national de recherche agronomique, en France], a, après la guerre, révolutionné la culture du blé en France. Cette convention laisse l’agriculteur libre de semer le grain récolté et tout clone (appelé à tort “ variété ”) reste une ressource génétique disponible pour poursuivre le travail de sélection.

La version originale de l’UPOV satisfaisait les sélectionneurs de l’époque, de grands agronomes agriculteurs passionnés par la plante et travaillant avec les généticiens/sélectionneurs de l’Inra. Ce système fonctionnait bien. L’Inra pouvait faire respecter ce qu’il jugeait être l’intérêt public. Mais maintenant qu’un cartel de fabricants d’agrotoxiques contrôle les semences, l'Inra ne pèse pas lourd. De plus, les gouvernements successifs ont mis directement les chercheurs au service de transnationales qui n’entendent pas se contenter des profits, somme toute modestes, que la redevance UPOV et la réglementation administrative offraient aux agronomes-sélectionneurs. Le cartel exige maintenant d’en finir avec cette injustice de la reproduction gratuite des êtres vivants d’autant plus vite qu’il se heurte à une résistance populaire mondiale. Son but est de les stériliser par un moyen quelconque, administratif, réglementaire, biologique, ou légal.

En 2001, le gouvernement [socialiste] Jospin, en France, a pris une mesure inédite de lutte contre la gratuité de la nature, la "Cotisation Volontaire Obligatoire" (George Orwell aurait aimé cette expression) pour les semences de blé tendre. Que l’agriculteur sème le grain qu’il récolte ou qu’il achète des semences, il doit payer une redevance à l’obtenteur ! Ce dispositif sera étendu à d’autres espèces. Une commission estimera le prix de cette marchandise nouvelle, le “droit à semer". Comment, puisqu’il y a pléthore et donc pas de marché ? Pourquoi pas un “ droit à respirer ” ? On ne pourra plus dire comme Mme du Deffants au temps de Louis XV: “ On taxe tout, hormis l’air que nous respirons ”.

On connaît la technique emblématique des industriels des “sciences de la vie”, Terminator, la production de semences transgéniques dont la descendance est stérile - le triomphe de la loi du profit sur la loi de la vie. En 1998, Terminator avait soulevé une vague d'indignation telle que Monsanto [firme américaine intervenant entre autres dans l’agro-chimie] avait dû annoncer qu'il abandonnait cette technique de stérilisation. En octobre 2005, l'Office Européen du Brevet a accordé le brevet Terminator dans l’indifférence. Monsanto et ses concurrents/alliés travaillent d'arrache-pied à cette méthode jamais abandonnée – c’est l’arme absolu contre la Vie - qui cible en priorité les paysans du Tiers-Monde – pour les soulager de la faim, nous affirment le cartel et ses affidés.

En novembre 2004, l’Assemblée des députés française, unanime (sauf le groupe communiste), avait transposé la Directive Européenne 98/44 de soi disant “brevetabilité des inventions biotechnologiques”. Tout ce qui transgénique est brevetable (article 4), ce qui, comme le montre l’exemple nord-américain mettra fin à la pratique fondatrice de l’agriculture, semer le grain récolté. Il est piquant que les communistes défendent maintenant les valeurs libérales – et significatif qu’ils soient seuls à le faire.

La version 1991 du traité de l’UPOV confère à l’obtenteur le “ droit exclusif de produire, reproduire, conditionner au fins de la reproduction ou de la multiplication, offrir à la vente sous toute autre forme, exporter, importer, détenir à une des fins ci-dessus mentionnées du matériel de reproduction et de multiplication de la variété protégée. ” Par dérogation accordée par le Conseil d’Etat, l’agriculteur pourra semer le grain récolté.

L’Assemblée des députés française discutera prochainement de la ratification de l’UPOV 1991 adoptée le 23 février par le Sénat. L’Union Européenne, le lobby des agrotoxiques et le gouvernement font passer pour une opération de routine technique la stérilisation légale et gratuite du vivant au profit d’un cartel de fabricants d’agrotoxiques exemptés dans les pays industriels des coûts de la mise au point de techniques biologiques aléatoires de stérilisation comme Terminator ou les Gurts - les méthodes de restriction de l’utilisation des gènes, la fabrication non pas de plantes stériles mais des plantes handicapées.

En somme, le gouvernement demande au législateur de créer un privilège sur la reproduction des êtres vivants. Contre l’intérêt public. Contre celui des agriculteurs. Au profit de producteurs de poisons. Au nom du libéralisme!

Un privilège incite ceux qu’il lèse à tricher. La prochaine étape sera donc de créer une police génétique pour le faire respecter. En Amérique du Nord, Monsanto engage des entreprises de détectives privés pour débusquer les éventuels “pirates” et offre aux agriculteurs qui voudraient dénoncer leurs voisins une ligne téléphonique gratuite (!). En Europe, la police génétique sera-t-elle privée ou publique ? C’est le choix que la Commission Européenne et le gouvernement imposeront au législateur. Est-ce un choix honorable ?

Dans le même temps, la création d’un catalogue alternatif pour les variétés paysannes dites    "de conservation " qui les protégerait de l’expropriation par le cartel, est au point mort.

Dernière pierre du dispositif gouvernemental, le projet de loi sur la coexistence entre clones chimériques brevetés et clones traditionnels organise la pollution génétique. Il s’agit de créer le fait accompli en accélérant encore la destruction déjà catastrophique de la biodiversité. Il s’agit d’euthanasier l’agriculture biologique dont le seul tort est d’utiliser la gratuité de la Nature plutôt que des pétro-intrants marchands ruineux pour les humains, les sols, l’eau, bref, notre milieu de vie, au moment même où se ferme la parenthèse d’une pétro-agriculture industrielle obsolète fondée sur la thermodynamique du XIXe siècle !

Une société totalitaire de délation est en gestation. De vote en vote, de règlement en règlement, de mesure en mesure, insensiblement, le législateur est aspiré dans une spirale funeste et détestable dont il ne voudrait à aucun prix si la propagande du cartel des chandelles transgénique ne le trompait pas.

* Jean-Pierre Berlan est directeur de Recherche Inra. A l’Encontre a déjà publié diverses de ses contributions.

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