Débat

Grève chez Citroën en 1968: une entreprise qui avait son «syndicat maison»

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Mai-juin 1968 en France. Offensive prolétarienne
et contre-offensive capitaliste (2)

Alain Bihr *

Nous publions ici la deuxième partie de l’étude d’Alain Bihr sur le Mai-Juin 1968. La troisième partie est centrée sur l’analyse du contrôle, de l’encadrement du mouvement et de sa «soumission volontaire». (Réd)

Précédée et pour partie préparée par une remontée de la conflictualité ouvrière à partir du milieu des années 1960 [1], la grève générale de mai-juin 1968 a marqué en fait le lancement en France d’un cycle spécifique de luttes prolétaires (essentiellement ouvrières). Sa spécificité tient dans le fait que ces luttes vont être très largement déterminées par le cadre défini par le compromis fordiste, soit qu’elles aient visé à en élargir et en approfondir les termes, soit qu’au contraire elles l’aient remis en cause.

Ce cycle se prolongera jusque dans la seconde moitié de la décennie suivante, au-delà du premier «choc pétrolier» [2] qui va venir aggraver brutalement toute une série de facteurs antérieurs d’essoufflement de la dynamique du régime fordiste de reproduction du capital et ouvrir ainsi la voie à une nouvelle crise structurelle du capitalisme mondial dont nous ne sommes toujours pas sortis. Du même coup vont se créer les conditions d’une contre-offensive capitaliste qui non seulement va marquer le coup d’arrêt de la précédente offensive prolétarienne mais va même entamer un processus de régression sociopolitique conduisant au démantèlement actuel de certains des acquis du compromis fordiste.

Les transformations de la condition prolétarienne au sein du fordisme

Pour comprendre les traits majeurs de l’offensive prolétarienne à laquelle on assiste en France (comme d’ailleurs, bien qu’inégalement, dans la plupart des Etats capitalistes centraux) entre le milieu des années 1960 et le milieu des années 1970, il faut revenir brièvement sur quelques-unes des principales transformations produites au sein du prolétariat par le régime de reproduction du capital fondé sur le compromis fordiste [3]. Et ce tant au niveau du procès de consommation (qui contribue à la reproduction de la force de travail dans son statut de marchandise) qu’au niveau du procès de production. 

Au sein de ce dernier, il faut relever quatre évolutions majeures. Tout d’abord, le régime fordiste d’accumulation du capital a correspondu, en France comme ailleurs, à une croissance absolue et relative du prolétariat au sein de la population active: entre 1954 et 1975, ouvriers, personnels de service et employés passent de 9'576’000 personnes (49,6 % de la population active) à 13 312 personnes (61,1 %); les seuls ouvriers passent de 6'490’000 (33,6 %) à 8'207’000 (37,7 %). Croissance due à l’accumulation du capital dans des secteurs et de branches déjà anciennement soumis à la domination du capital ou, au contraire, à la pénétration de ce dernier dans des secteurs et des branches échappant jusqu’alors à sa domination ou seulement soumis formellement par lui.

Le propre du fordisme aura ainsi été d’approprier toute une série de secteurs et de branches aux conditions et formes spécifiquement capitalistes de l’exploitation et de la domination du travail, en prolétarisant en conséquence des salariés qui s’étaient jusqu’alors maintenus en marge du statut de prolétaires. Ainsi en a-t-il été pour une grande partie des employés de commerce (vendeurs, magasiniers, coursiers, chauffeurs-livreurs) et des employés de bureau (secrétaires, comptables), en plus des travailleurs indépendants (paysans, artisans, petits commerçants) précédemment signalés.

Cette croissance quantitative n’a pu s’obtenir que moyennant une modification de la composition du prolétariat, y compris de son noyau ouvrier, avec notamment un nouvel exode rural vers les grands centres industriels et urbains, le retour progressif des femmes sur le marché du travail (la fin des années 1950 marque le point le plus bas du taux d’activité des femmes en France, qui n’a cessé d’augmenter depuis) et une nouvelle vague d’immigration, en provenance d’Europe du Sud (notamment du Portugal) et d’Afrique du Nord (des trois anciennes colonies ou protectorats français: Algérie, Maroc et Tunisie).

Le fordisme a également initié un processus de concentration et de centralisation du capital dans l’ensemble des branches industrielles, d’autant plus notable que le capitalisme français s’était caractérisé jusqu’alors, comme on l’a vu, par un retard important sous cet angle par rapport à certains de ses voisins et concurrents européens. Ce processus a été tout particulièrement sensible au sein des industries motrices de la croissance fordiste, celles productrices des moyens de consommation de masse caractéristiques de la norme de consommation fordiste, dont je reparlerai dans un moment. Il a ainsi abouti à la constitution d’énormes concentrations prolétaires au sein d’usines géantes et, plus encore, au sein de districts industriels couvrant des régions entières. On devine immédiatement en quoi de pareilles concentrations ont pu favoriser l’organisation ouvrière (notamment sur le plan syndical) et la mobilisation ouvrière en cas de lutte (en particulier de grève).

Enfin, il est peine nécessaire de rappeler que le fordisme aura signifié le développement extensif et intensif, dans un nombre sans cesse grandissant de branches industrielles, de la taylorisation et de la mécanisation des procès de travail, avec pour conséquence une division accentuée entre travailleurs qualifiés, dénommés «ouvriers professionnels» (OP), échappant relativement au processus précédent, et travailleurs déqualifiés, dénommés «ouvriers spécialisés» (OS), subissant au contraire en plein ce processus, faisant ainsi l’expérience douloureuse d’un travail intensif vidé de tout intérêt et de tout sens par la répétition monotone d’une activité productive réduite à quelques opérations parcellaires voire à quelques gestes élémentaires. Le travail le long de la chaîne d’assemblage de l’industrie automobile en offrira tôt l’archétype. Ajoutons que la majeure partie des néo-prolétaires, qu’ils soient d’origine rurale, des femmes revenant sur le marché du travail ou des immigrés de fraîche date, se concentreront dans la catégorie des OS.

Du côté du procès de consommation et, plus largement, de l’ensemble de ses conditions de vie hors travail, le prolétariat français va faire, comme l’ensemble de ses confrères des autres Etats centraux, l’expérience de l’entrée dans ce qu’on nommera dans les années 1960 «la société de consommation». Car, avec la stabilisation du rapport salarial et l’augmentation des salaires réels qui a été, nous l’avons vu, l’une des pierres angulaires du compromis fordiste, on a assisté à un élargissement de la norme de consommation marchande impliquant notamment: l’accès au logement social (donnant lieu, là encore, à des phénomènes de concentration sous forme des «grands ensembles» en périphérie des centres urbains) ou éventuellement au logement pavillonnaire (lui aussi concentré en périphérie des centres urbains), l’accès à leur équipement électroménager (dont le fameux poste de télévision qui va progressivement coloniser une bonne partie du «temps libre»), l’accès à ce prolongement mobile de l’espace domestique qu’est l’automobile, rendue d’ailleurs rapidement indispensable dans un espace urbain dominé par le zoning (la séparation fonctionnelle entre les espaces réservées à la production, ceux réservés à la consommation marchande et ceux voués à l’habitat ou aux loisirs) et, plus largement, à l’allongement des distances séparant ces différents lieux et moments de la vie quotidienne – le tout moyennant le développement du crédit à la consommation.

Si on ajoute aux éléments précédents la réduction du temps de travail, non pas tant au niveau de la semaine que de l’année (la troisième semaine de congés payés est acquise en 1956 et la quatrième en 1963) et par conséquent la diversification des loisirs, on comprendra que la période fordiste ait pu se solder par une privatisation accrue de l’existence, y compris au sein du prolétariat, privatisation synonyme d’une “familialisation” plus poussée (d’un repli sur la sphère domestique ou familiale et d’une “nucléarisation” plus marquée du réseau familial), mais aussi par une individualisation accrue: par l’aspiration à et la revendication d’une plus grande autonomie individuelle, notamment de la part des catégories d’individus encore les plus soumis à des rapports de dépendance personnelle, dont les femmes et les jeunes. Les unes et les autres trouvent alors dans la relative facilité d’accès à l’emploi, dans un contexte de quasi plein emploi, des conditions favorables à la satisfaction de cette revendication et de cette aspiration. Mais feront aussi partie de ces conditions favorables une mobilité sociale accrue, due notamment aux transformations de la structure socioprofessionnelle de la population active et, partant, de la structure des classes sociales (contraction des classes moyennes traditionnelles, gonflement de l’encadrement) ainsi qu’à la «démocratisation», limitée mais néanmoins réelle, de l’enseignement secondaire et supérieur. Cette dernière était d’ailleurs elle-même rendue nécessaire par les exigences du développement de l’appareil économique et politique (étatique) du régime fordiste, mais elle permettait aussi du même coup à des enfants des classes populaires (paysannerie, petite-bourgeoisie, prolétariat) d’accéder aux couches moyennes ou même supérieures de l’encadrement.

La double dimension du cycle de luttes prolétaires

La spécificité du cycle de luttes prolétariennes, dont la grève générale de mai-juin 1968 marque en gros le lancement, tient – je l’ai signalé plus haut – dans le fait que ces  luttes ont été profondément marquées par le compromis fordiste: soit qu’elles se soient situées dans le cadre de ce dernier en en acceptant en gros la logique, soit au contraire qu’elles aient eu tendance à remettre ce cadre en question de manière plus ou moins radicale. En fait, la plupart des luttes en question ont présenté les deux dimensions à la fois, inégalement accentuées, l’accentuation pouvant d’ailleurs évoluer au cours de la même lutte et faisant toujours partie des enjeux et des résultats de celle-ci.

Telle lutte démarrant sur des revendications et des objectifs s’inscrivant complètement dans le cadre du compromis fordiste (par exemple des augmentations salariales) était finalement amenée à se radicaliser sur des revendications et des objectifs contraires au compromis fordiste (remettant par exemple en question les cadences imposées par l’organisation fordiste du travail); tandis que, inversement, telle autre lutte pouvait démarrer sous forme d’une révolte ouvrière contre l’introduction d’une nouvelle organisation du procès de travail et d’une nouvelle définition des postes de travail, conduisant à l’intensification de ce dernier, pour se solder par des acquis en termes de salaires et de réduction du temps de travail. C’est donc uniquement pour la clarté de l’exposé que je suis amené à distinguer les deux dimensions conjointes bien que contraires et mêmes contradictoires des luttes de ce cycle.

Parler de compromis fordiste pourrait fallacieusement faire croire que la conclusion de ce compromis a signifié la fin de la lutte des classes. Or, produit du rapport de forces généré par cette lutte, le compromis fordiste n’y a pas davantage mis fin; tout au plus doit-il se comprendre comme ayant défini et constitué une sorte de cadre institutionnel à l’intérieur duquel cette lutte était censée se circonscrire, sans pour autant cesser. Au demeurant, la régulation du cycle économique, qui était l’un des enjeux et des effets du compromis fordiste, rendait inévitable et même, dans une certaine mesure, souhaitable la poursuite de l’affrontement d’intérêts de classe divergents, à condition précisément que cet affrontement ne déborde pas le cadre général du compromis et n’en remette pas en cause les principes constitutifs.

 Cette régulation impliquait, en effet, d’une part, la recherche et l’obtention constante de nouveaux gains de productivité du travail, à coup d’extensions et d’intensifications successives de la taylorisation et de la mécanisation des procès de travail,  aussi bien que, d’autre part, une répartition de ces gains de productivité entre profits et salaires, synonyme d’augmentation de ces derniers, par des mécanismes d’indexation plus ou moins automatique mais aussi par la négociation entre «partenaires sociaux», avec ce qu’elle implique de pression réciproque, de menace et même de recours éventuel à la grève de la part des salariés et de leurs organisations. Et des remarques similaires pourraient être faites concernant d’autres termes et enjeux du compromis fordiste: les grilles de classification des rémunérations ouvrières, les perspectives et les rythmes de carrière, la durée du travail, l’extension de la protection sociale (donc le niveau des salaires indirects), l’accès à la formation continue, etc. – aucun de ces aspects qui n’ait cessé de faire l’objet d’un bras de fer entre capital et travail à l’intérieur du compromis fordiste même.

Dans le cas français, la faible institutionnalisation du compromis fordiste, surtout au niveau des entreprises, réduisant le champ de la négociation, a fait du recours à la grève revendicative la voie obligée sinon royale d’un élargissement et d’un approfondissement des termes du compromis fordiste se situant en définitive dans la logique de celui-ci. Dans ce cas, la grève se soldait toujours par le même résultat: l’acceptation d’une extension et d’une intensification des formes fordistes d’exploitation du travail s’échangeait, alternativement ou simultanément, contre une réduction du temps de travail, une hausse des salaires réels (un élargissement de la norme de consommation), une protection sociale renforcée, des perspectives élargies de carrière (de promotion dans la hiérarchie ouvrière voire d’accession aux couches inférieures de l’encadrement), etc.

Cependant, parallèlement à ces luttes intégrées et même intégratives au cadre du compromis fordiste, on va voir apparaître, sur la période incriminée, des luttes tendant au contraire à déborder ce cadre, à le remettre en question et même, potentiellement, à la désintégrer. Leur cible première en aura été les formes fordistes du procès de production en tant qu’elles génèrent une aliénation croissante de larges couches de travailleurs, et notamment les OS: leur dépossession croissante à l’égard de la maîtrise de leur propre travail, la réduction tendancielle de celui-ci à la répétition des mêmes opérations ou séquences d’opérations simplifiées, faisant d’un travail inintéressant et absurde une torture quotidienne mentale plus encore que physique. Dès le milieu des années 1960, en France comme dans la plupart des Etats centraux, notamment dans les branches de production où les formes fordistes ont été poussées le plus loin (au premier rang desquelles l’industrie automobile, l’industrie fordiste par excellence), les symptômes s’accumulent de ce que les sociologues du travail au service du capital appelleront une «crise du travail»: un refus grandissant des travailleurs, et tout particulièrement des OS, d’accepter de conditions de travail, pourtant inscrites dans la logique du compromis fordiste. Refus qui s’exprimera alors sous de multiples formes: l’apparition puis l’augmentation de l’absentéisme, du turnover, du coulage et du sabotage, de «grèves sauvages» enfin qui auront été quelquefois de véritables explosions de ras-le-bol de la part de la base ouvrière. Ces grèves sont ainsi dénommées parce qu’elles se déclenchent de manière inattendue, sans préavis, en échappant au contrôle tant des organisations syndicales que des directions capitalistes, sans même souvent dans un premier temps aucune revendication particulière, sinon celle implicitement contenue dans l’arrêt de travail lui-même: «Il faut que cela cesse !», «Cela ne peut plus durer ainsi !»

Mais, rapidement, on va voir apparaître des grèves-bouchons, des grèves du zèle, des attaques contre les agents de maîtrise (les «petits chefs»), des saccages de bureaux ou des séquestrations de membres de la direction, des occupations d’atelier ou d’usine, accompagnées de la formulation de revendications de ralentissement et même de contrôle des cadences de production, de redéfinition des postes de travail et donc des principes d’organisation du travail, etc. S’affirme ainsi dans ces luttes une volonté de reconquérir, individuellement et plus encore collectivement, la maîtrise sur les conditions de travail, voire de se réapproprier tout le procès de production. Cela s’accompagnera de l’apparition et de la diffusion au cours de ces années des slogans de «contrôle ouvrier» sur les conditions de travail et le procès de production, puis de «pouvoir ouvrier» au sein de l’entreprise, enfin d’«autogestion ouvrière» du procès de production et de l’entreprise.

Se trouvait ainsi posée la question du pouvoir au sein de l’entreprise (à qui doit revenir la capacité de décider de ce qui doit être produit et de la manière de le produire ?) qui ne pouvait elle-même déboucher, finalement, que sur celle de la propriété des moyens de production, puisque c’est cette propriété qui légitime en définitive l’accaparement du précédent pouvoir par la classe capitaliste. Le pas est franchi en premier par les salariés de l’entreprise horlogère bisontine Lip au printemps 1973 qui se mettent en grève, occupent l’entreprise et finissent par redémarrer la production en se payant sur la vente de leurs produits. Leur lutte aura un immense retentissement, national et international: dès le mois de juin 1973, leur exemple est imité par les ouvrières de l’usine textile Robin de Lorient puis par celle de Cerisay et, dans les années suivantes, souvent pour faire face à une faillite capitaliste ou pour éviter leur licenciement collectif, ce sont les travailleurs de dizaines d’entreprises en France qui vont ainsi, plus ou moins durablement, autogérer leur entreprise.

En érigeant ainsi l'autoorganisation du collectif des travailleurs en contre-pouvoir permanent au sein même de l'entreprise, en développant une contre-organisation du procès de travail (par exemple en pratiquant les autoréductions de cadences), en multipliant les occupations d'entreprise, les séquestrations de patrons et de cadres, en s'opposant aux licenciements col­lectifs par la tentative de reprise des entreprises en auto­gestion, etc., ces luttes semblent renouer alors avec la tradition d'ac­tion directe du prolétariat préfordiste et mettent concrète­ment en évidence (quoique à une échelle réduite) les vertus émancipatoires de l'autoactivité des travailleurs. En fait, par un renversement qui n’étonnera que ceux qui sont étrangers à la dialectique, ce sont l’extension et surtout l’intensification des méthodes fordistes de production, impliquant une dépossession sans cesse accrue des travailleurs à l’égard de la maîtrise de leurs propres conditions de travail, qui auront fait naître une volonté de réappropriation de ces mêmes conditions.

Ce renversement a sans doute été favorisé par le renouvellement générationnel du prolétariat. Car la dépossession en question était à la rigueur supportable pour les générations d’ouvriers qui étaient nées et s’étaient socialisées dans la période préfordiste et dont les luttes avaient produit le rapport de forces générateur du compromis fordiste, particulièrement sensibles aux acquis de ce compromis, notamment ceux en termes d’accroissement du niveau de vie et de garanties offertes par la protection sociale. Mais il ne pouvait en aller de même pour les plus jeunes générations, nées et socialisées dans le cadre du fordisme lui-même. Pour reprendre une for­mule qui fit florès à l'époque, ces nouvelles générations de prolétaires n'étaient plus prêtes à «perdre leur vie à la gagner»: à échanger un travail et une existence dépourvus de sens contre la simple garantie d’une croissance de leur pouvoir d'achat, à échanger le manque à être contre un  surplus d'avoir. En un mot, ces générations n'étaient plus disposées à se satisfaire des termes du compromis fordiste conclu par leurs aînées.

Ce même renversement n’était pas non plus étranger à l’individualisation accrue, à l’aspiration à une plus grande autonomie individuelle, dont j’ai montré plus haut en quoi elles ont été attisées par les conditions et les formes d’existence hors travail que le capitalisme fordiste a développées y compris au sein du prolétariat. En ce sens, les deux faces du fordisme, son côté “usine” (la production de masse avec les techniques disciplinaires propres à l'exploitation intensive de la force de travail) et son côté “supermarché” (la consommation de masse avec ses allures de fête, de liberté, d'exaltation narcissique de l'individu dans l'acte de consommation, le temps libre et les loisirs) étaient à terme nécessairement incompatibles. L'univers de la production for­diste, reposant sur la négation brutale de toute autonomie individuelle, ne pouvait que rentrer en contradiction avec le processus d’individualisation induit par le développement de la consommation marchande et, plus largement, par l'ensemble des aspects de la socialisation propre au fordisme (notamment le développement de la scolarisation).

Dans cette mesure même, il ne faut pas s’étonner non plus que la contestation du fordisme ait rapidement débordé des cadres du procès de travail et de l’entreprise pour s’étendre à bien d’autres aspects, domaines et formes de la vie sociale affectés par les exigences du capitalisme fordiste. J’aurai l’occasion d’y revenir plus loin quand j’évoquerai l’éclosion et le développement de ce qu’on a appelé, dans les années 1970, les «nouveaux mouvements sociaux». Pour en rester aux seules luttes prolétariennes, aux grèves sur les lieux de travail se sont ajoutées les luttes des travailleurs immigrés sur leurs conditions de logement (dans les foyers quand ce n’étaient pas dans des bidonvilles), encore largement inférieures aux normes fordistes en la matière, ainsi que des luttes sur les conditions de transports au quotidien entre lieux de travail et lieux de résidence, conséquence de l’urbanisme fonctionnel propre au fordisme.

Cet ensemble de luttes prolétariennes, dans le travail aussi bien qu’en dehors du travail, dont le commun dénominateur était en définitive la remise en cause de la domination exercée par le capital sur les conditions sociales d’existence en général, va entrer en résonance avec différentes recherches et tentatives, en France comme à l’étranger, d’élaboration de nouvelles alternatives au capitalisme, déjà mentionnées dans la première partie de cet article. Ces alternatives prenaient acte d’une part de l’impasse historique dans laquelle s’était engagée la social-démocratie en liant largement son sort à celui du compromis fordiste dont elle était devenue un acteur majeur, d’autre part de la faillite morale et politique du soi-disant «socialisme d’Etat», qui allait bientôt être rebaptisé «socialisme réellement existant», enfin de l’aspiration à l’autonomie individuelle et collective manifeste dans l’ensemble des luttes en cours. La brusque redécouverte à la faveur de mai-juin 1968 des tendances antiautoritaires antérieurement marginalisées du mouvement ouvrier (le courant anarchiste, le «communisme des conseils»), la référence à un «socialisme autogestionnaire» tant de la part de la jeune Confédération française démocratique du travail (CFDT) [4] que de celle du Parti socialiste unifié (PSU) [5], l’audience des groupes «gauchistes» en ont porté témoignage à chaque fois, non sans quelques confusions et illusions qui se dévoileront par la suite. Si bien que, pendant quelques années, pendant et surtout après mai-juin 1968, il a bien semblé qu’en France notamment les perspectives révolutionnaires que le compromis fordiste semblait avoir définitivement enterrées resurgissaient à nouveau.

La première phase de la contre-offensive capitaliste: l’endiguement des luttes prolétariennes

Le précédent cycle de luttes prolétaires présentait donc, au moins potentiellement, des risques importants pour la poursuite de la domination capitaliste. Certes, celles de ces luttes ou celles de leurs dimensions qui s’inscrivaient a priori ou étaient susceptibles de s’inscrire dans le cadre du compromis fordiste n’étaient pas particulièrement menaçantes – tant du moins que le capital s’avérait en mesure de supporter le prix de ce compromis, de soutenir les conditions générales de sa reproduction. Mais il n’en allait pas de même pour celles de ces luttes ou de ces dimensions qui s’inscrivaient d’emblée en rupture par rapport à ce compromis. D’autant plus que leur dynamique tendait, on vient de le voir, à les faire passer de la simple remise en cause de ce compromis en tant que forme particulière de domination du capital sur le travail à la contestation de cette domination en général. Dès lors, pour étouffer les potentialités révolutionnaires que cette dynamique impliquait, une contre-offensive capitaliste s’imposait. Elle s’est produite en gros en deux temps.

Dans une première phase, qui s’étale en gros de la crise de la crise de mai-juin 1968 à 1973, on assiste à un endiguement progressif, bien que chaotique dans son déroulement, de l’offensive prolétarienne, alors même que celle-ci se poursuit. Cet endiguement est lui-même obtenu par la conjonction de trois éléments. En premier lieu, bien évidemment, le traditionnel recours à la répression policière, auquel reste attaché le nom de Raymond Marcellin, dit «Raymond la matraque», ministre de l’Intérieur sans solution de continuité du 31 mai 1968 au 27 février 1974. Convaincu que les événements de mai-juin 1968 étaient le fruit d’un complot ourdi par le «communisme international» depuis Moscou ou La Havane, il n’aura de cesse de réprimer tout ce qui bouge et semble rouge, grèves ouvrières aussi bien que manifestations étudiantes, renforçant considérablement l’appareil policier au point de susciter chez ses opposants le fantasme de l’instauration d’un Etat policier. Participent alors également à la répression de la conflictualité ouvrière (sous forme d’attaques de piquets de grève, d’intimidation et d’agression de militants) les milices patronales, notamment dans l’industrie automobile (Peugeot, Citroën, Simca) ou l’industrie annexe du pneumatique (Michelin, Dunlop).

Cependant, si les Compagnies républicaines de sécurité (CRS) et les compagnies de la gendarmerie mobiles [6] ont été capables de réprimer nombre de manifestations de rue et d’évacuer de force nombre d’établissements industriels ou commerciaux occupés, elles n’ont pu à elles seules se rendre maîtresses de ce mouvement. Tout au plus en auront-elles contenu la violence potentielle. Si ce mouvement a pu être endigué, au sens propre du terme, c’est essentiellement, en second lieu, grâce à l’action de certaines organisations syndicales et politiques, au premier rang desquelles figurent la CGT et le PC.

Durant toutes ces années, en effet, ces organisations ont usé de tous leurs moyens de pression et même de répression (sur la base ouvrière, sur leurs propres membres, sur les militants syndicaux et politiques, etc.) pour freiner, canaliser et finalement détourner les luttes contestataires en les faisant rentrer dans la voie du compromis fordiste: en soldant les revendications et objectifs de lutte portant sur le pouvoir (l’organisation du travail, la gestion de la production, la légitimité de la propriété des moyens de production) en termes d’avoir (d’augmentation salariale, d’élargissement des grilles de classification professionnelle, d’accélération des carrières, etc.) A cette fin, elles ont usé simultanément ou alternativement de trois tactiques différentes: d’une part, isoler les éléments les plus radicaux des mouvements, en dénonçant l’infiltration (réelle ou imaginaire) en eux d’éléments «gauchistes» (qualifiés de «gauchistes Marcellin»), en n’hésitant pas à l’occasion à les désigner et à livrer à la répression patronale ou policière; d’autre part, appuyer systématiquement la première des deux tendances de la révolte ouvrière précédemment distinguées contre la seconde, la tendance intégrative au compromis fordiste contre la tendance contestataire de ce compromis et de la domination capitaliste plus largement; enfin, quand cette dernière tendance était trop forte, faire semblant dans un pre­mier temps d’en reprendre les revendications à leur compte, pour se porter ainsi à la tête du mouvement et parvenir en définitive à le dévoyer – autrement dit, “chevaucher le tigre” pour le faire rentrer dans sa cage. A cette occasion, la CGT et le PC se seront comportés comme de parfaits «chiens de garde» du compromis fordiste contre les luttes ouvrières tendant à le remettre en question et comme des agents zélés de son parachèvement, elles qui avaient déjà compté, deux décennies plus tôt, parmi ses fondateurs.

On pourrait d’ailleurs en dire autant à propos du rôle joué, à la même époque, par leurs pendants italiens, la Confederazione generale italiana del lavoro (CGIL) et le Partito comunista italiano (PCI), ainsi que par les organisations sociales-démocrates en Allemagne, en Suède ou au Royaume-Uni. Les unes comme les autres avaient un puissant intérêt à défendre le cadre institutionnel et idéologique d’un compromis fordiste dans lequel elles étaient déjà largement intégrées ou du moins en cours d’intégration, en y jouant un rôle essentiel de médiation entre le capital et le travail, parce que ce cadre garantissait à leur bureaucratie, depuis leur simple base militante jusqu’à leur sommet en passant par leur encadrement intermédiaire, des avantages matériels et moraux divers et des perspectives de promotion sociale. Aussi n’est-il pas étonnant que les luttes ouvrières aient quelquefois pu s’en prendre directement à ces organisations et à leurs représentants. Au demeurant, dans leur dimension contestataire, ces luttes se situaient aux antipodes de la structure bureaucratisée de ces organisations et des modes de mobilisation et d’action, en multipliant les expériences et les formes d’auto-organisation: comités de grève inter-, trans- ou même para-syndicaux, conseils d'ateliers et d'usines, conseils de quartiers et d'usagers des services publics (par exemple des transports), tentatives de fédération autonome de ces structures de base, etc.

En troisième lieu enfin, dès cette phase d’endiguement des luttes ouvrières, parallèlement aux éléments précédents, pour faire face à la «crise du travail» (au refus grandissant des formes taylorisées et mécanisées du procès de production) mais aussi pour casser la dynamique de ces luttes, dans un certain nombre de branches industrielles (notamment l’industrie automobile et la construction électrique), les directions capitalistes expérimentent de nouvelles formes d’exploitation et de domination du travail, procédant d’un élargissement ou d’un enrichissement des tâches. Si l'élargissement des tâches se contente de substituer (par rotation) des tâches diversifiées à la tâche unique jusqu'alors confiée à l'ouvrier spécialisé, donc à dépasser dans certaines limites la parcellisation du travail d'exécution, l'enrichissement se montre plus am­bitieux en se proposant de déléguer la responsabilité d'un segment du procès de travail à de petits groupes d'ouvriers ou d'employés, en dépassant ainsi dans certaines limites la séparation entre tâches de conception et d’encadrement et tâches exécution.

Dans l'ensemble cependant, durant cette phase, ces formules en restent encore au stade expérimental alors qu’elles seront, pour certaines, promises à un bel avenir par la suite. Car, dès cette phase, ces recherches répondent également au souci de dépasser les limites atteintes par les formes fordistes d’exploitation et de domination du travail d’un autre point de vue encore: passé un certain seuil, précisément atteint dans bon nombre de branches industrielles à partir de la fin des années 1960 et du début des années 1970, ces formes s’avèrent contre-productives en ralentissant les gains de productivité tout en augmentant la composition organique du capital. Deux facteurs dont la conjonction ne pouvait que déprimer la profitabilité du capital.

La seconde phase de la contre-offensive capitaliste: le reflux des luttes prolétariennes

En fait, durant toute cette première phase de la contre-offensive capitaliste, tandis que les luttes ouvrières se trouvent progressivement endiguées, les symptômes d’une crise majeure du régime fordisme de reproduction du capital s’accumulent et s’aggravent, en France comme dans les autres Etats capitalistes centraux. D’une part, la dynamique de l’accumulation fordiste s’essouffle visiblement. Aux deux facteurs précédents de cet essoufflement déjà signalés que constituent le ralentissement des gains de productivité et l’augmentation constante de la composition organique du capital viennent s’en ajouter deux autres: une saturation progressive de la norme fordiste de consommation, rendant moins constante et moins prévisible la demande finale en provenance des ménages servant de moteur à l’accumulation fordiste, exigeant une flexibilité accrue de l’appareil de production contraire aux standards et aux habitudes fordistes; et une inflation des “faux frais” de l’accumulation fordiste, qui tend à faire croître la masse du travail (mort et vivant) nécessaire à la circulation du capital (les services commerciaux, bancaires, d’assurance, de gestion, etc.) ainsi qu’à la production des conditions générales de la reproduction du capital (en gros l’ensemble des appareils d’Etat ou para-étatiques), travail improductif au sens capitaliste (il ne forme ni valeur ni a fortiori plus-value) qui limite donc d’autant la valorisation du capital et l’échelle possible de son accumulation. Tandis que, d’autre part, notamment sous l’effet des limites précédentes, le processus de (ré)internationalisation de la circulation du capital sous toutes ses formes (capital-marchandise, capital-argent et capital productif), perceptible depuis la fin des années 1950, s’accélère brutalement dans la seconde moitié des années 1960, à l’initiative de capitaux industriels et financiers concentrés, capables d’opérer au niveau du marché mondial, les fameuses «firmes multinationales», qui commencent à faire parler d’elles alors. Avec pour conséquence de rendre progressivement inopérante la régulation fordiste du cycle industriel, présupposant comme on l’a vu une circulation du capital essentiellement circonscrite aux différents marchés nationaux. L’ensemble se solde par des symptômes de plus en plus accentués de stagflation: en France, le chômage double quasiment (les chômeurs recensés passent de 437’000 à 831’000 entre 1968 et 1975) tandis que l’inflation de rampante se met progressivement à devenir trottante  (son taux passe de 2,7 % en 1967 à 9,2 % en 1973).

La situation économique est donc déjà en cours de dégradation lorsque survient, à l’automne 1973, le premier «choc pétrolier». Celui-ci va immédiatement provoquer, en France comme dans les autres Etats capitalistes centraux, la première récession économique majeure depuis la fin de la Seconde guerre mondiale: le produit intérieur brut (PIB) baisse pour la première fois en France depuis 1945. Il va surtout marquer une rupture dans la tendance longue, historiquement exceptionnelle, de «croissance soutenue» de l’économie capitaliste, autrement dit d’accumulation du capital à un rythme élevé. Si, dès 1975, la croissance redémarre, en France comme ailleurs, c’est à un taux moitié moindre; et, depuis lors, elle n’a jamais retrouvé son rythme antérieur. Ce premier «choc pétrolier» introduit ainsi bien une cassure dans la dynamique du régime fordiste, dont il signifie le début de la fin.

Dès lors, la contre-offensive capitaliste contre les luttes prolétariennes entre, elle aussi, dans une nouvelle phase. Elle va désormais opérer essentiellement de deux manières différentes. D’une part, elle va bénéficier du rééquilibrage du rapport de forces entre capital et travail qui s’opère à la faveur du développement du chômage (entre 1975 et 1982, le nombre de chômeurs recensé passe de 831’000 à 2'059’000 personnes), du travail à temps partiel contraint et du travail précaire (les contrats à durée déterminée, les missions d’intérim) qui prennent alors leur essor. Avec l’aggravation de la situation économique, les faillites d’entreprise, les fermetures d’établissement, les restructurations de services et d’ateliers se multiplient, avec leur cortège de licenciements collectifs; lesquels sont évidemment propices à se débarrasser des individus, des collectifs, des ateliers, des établissements les moins dociles et les plus remuants, en détruisant du même coup les solidarités, les rapports de forces locaux, les mémoires collectives, la combativité nés et accumulés au fil des luttes des années passées.

D’une manière plus générale, le gonflement de «l’armée industrielle de réserve» que constituent les travailleurs précaires et les chômeurs, la difficulté grandissante des jeunes à obtenir un premier emploi et des travailleurs âgés à conserver leur emploi ou à retrouver un quand ils sont licenciés, plus encore la menace grandissante du chômage s’étendant sur un nombre grandissant de salariés vont conjointement exercer une pression disciplinaire sans cesse accrue, dissuadant bon nombre d’entre eux de conserver ou d’adopter une quelconque posture de lutte ou même de résistance, en les contraignant à se résigner aux conditions d’exploitation et de domination qui leur sont faites. 

D’autre part, l’essoufflement de plus en plus sensible des formes fordistes de production, leur difficulté croissante tant à générer des gains de productivité qu’à faire face aux exigences d’une demande de plus en plus instable en quantité et en qualité, conduisent alors les directions capitalistes à s’orienter vers de nouvelles formes d’organisation du travail et de la production. Emergent alors les différents éléments constitutifs d’un nouveau modèle de domination et d’exploitation du travail par le capital, celui de l’entreprise fluide, flexible et diffuse [7], non moins propices que les licenciements à casser les anciennes solidarités, les anciennes qualifications, les repères (savoirs et savoir-faire) acquis, mais aussi propres à “récupérer” les aspirations à l’autonomie individuelle et collective, au contrôle et à la gestion de la production par les travailleurs, sous la forme de la constitution d’équipes polyvalentes, responsables de l’organisation du travail dans l’atelier, de la rotation de leurs tâches, de leurs résultats en terme de productivité et de qualité, etc., équipes mises du même coup en concurrence les unes avec les autres. Ce nouveau modèle se diffusera progressivement à partir du début des années 1980.

L’ensemble des évolutions précédentes va retentir de manière sensible sur les luttes ouvrières en France au cours de  la seconde moitié des années 1970. D’une part, elles vont diminuer en nombre et en intensité (du moins à partir de 1976), en étant de moins en moins souvent victorieuses. D’autre part et surtout, elles vont changer nettement d’orientation et de contenu: d’offensives qu’elles avaient été dans la phase précédente, en portant sur les questions de pouvoir dans l’entreprise et la société, elles vont devenir de plus en plus souvent défensives, en se concentrant sur les questions relatives à l’emploi (de plus en plus menacé par la multiplication des faillites et de restructurations) et au pouvoir d’achat des salaires (rogné par une inflation dont le taux annuel moyen est de 10 %  sur la seconde moitié des années 1970). Sous ce double rapport, la grève des sidérurgistes du Nord et de Lorraine en janvier-mars 1979 contre le «plan de restructuration» de la sidérurgie est emblématique du changement d’époque qui est en train de se produire: on y retrouve la radicalité (notamment dans les affrontements avec la police) et l’inventivité (notamment avec le lancement de la radio libre Lorraine cœur d’acier) d’antan, mais dans une lutte globalement défensive (elle vise à préserver les emplois existants) et qui sera largement perdante.

Ainsi, dans le courant de la seconde moitié des années 1970, alors que la France s’installe dans la stagflation, que les tentatives de relancer la croissance selon les recettes keynésiennes jusqu’alors éprouvées font long feu et que commence à s’amorcer le virage des gouvernants vers les politiques néolibérales, on assiste clairement à un changement de vitalité et de tonalité dans les luttes prolétariennes, marque de l’inversion en cours du rapport de forces entre le capital et le travail. Les perspectives d’un changement radical (révolutionnaire), ouvertes avec la grève générale de mai-juin 1968 et maintenues voire élargies au cours des années suivantes, se referment et s’éloignent alors de plus en plus, en semblant rétrospectivement n’avoir été qu’un mirage.

Si seulement quelques années auparavant le prolétariat français semblait être redevenu capable de «monter à l’assaut du ciel», de faire tomber la citadelle capitaliste, au tournant des années 1980, il se bat de plus en plus le dos au mur; il n’est plus question pour lui de «changer la vie», tout au plus de conserver les acquis de la période fordiste. Et, à cette fin, il compte de moins en moins sur sa propre action et il s’en remet de plus en plus à l’Union de la Gauche (UG), l’alliance des partis politiques de gauche, qui finira par accéder aux responsabilités gouvernementales à la faveur de sa victoire électorale de mai-juin 1981. A ce moment-là, l’une des deux conditions de l’invention d’une nouvelle formule hégémonique, en fait sa condition fondamentale – la neutralisation de la capacité révolutionnaire du prolétariat – est déjà réalisée. La victoire électorale de l’UG allait en assurer la seconde.

* Alain Bihr est professeur à l’Université de Besançon. Il vient de publier Le système des inégalités (La Découverte 2008). Il a publié aux Editions Page deux La novlangue néo-libérale (2007) et La préhistoire du Capital. Le devenir-monde du capitalisme (Tome 1), en 2006.

Rien que durant l’année 1967, on ne compte pas moins de quatre grèves dures et de longue durée: à la  Rhodiaceta (Besançon), aux chantiers navals de Saint-Nazaire, chez Berliet (Lyon), dans les mines de fer de Lorraine, déjà accompagnées d’occupations des lieux de travail et de mouvements de solidarité souvent vastes dans la population locale. Les premiers mois de 1968 verront se multiplier les conflits dans la métallurgie, les transports aériens, les banques, etc.

On désigne ainsi conventionnellement le quadruplement du prix du pétrole brut décidé, à l’automne 1973, par l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), parmi lesquels figurait une majorité d’Etats arabes, à la suite de la guerre israélo-arabe d’octobre et novembre 1973, appelée «guerre du Kippour», parce qu’elle a été déclenchée par une attaque égyptienne et syrienne le jour de la fête juive de Yom Kippour (Grand Pardon). Au cours de l’année 1979, il se produira un second «choc pétrolier» consécutif à la «révolution iranienne» (le renversement du shah d’Iran et la prise du pouvoir d’Etat par le clergé shiite).

Pour une analyse plus détaillée de ces transformations, cf. le chapitre III de Du “Grand Soir” à l’alternative, op. cit.

La CFDT est née en 1964 de la déconfessionnalisation de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) constituée en 1919. Une minorité (environ 10 %) ne devait cependant pas accepter le principe de cette déconfessionnalisation et maintenir la CFTC.

Le PSU est né en 1960 de la réunion de différents groupes et petites formations, ayant généralement rompu soit avec la SFIO (notamment du fait de sa compromission dans la conduite de la guerre d’Algérie et de son soutien au retour au pouvoir du général de Gaulle) soit avec le PC (notamment à la suite des remous provoqués par la «déstalinisation» et les positions prises par le PC lors du soulèvement hongrois de 1956). S’y mêlent aussi des chrétiens (essentiellement catholiques) de gauche. Dirigé par Michel Rocard à partir de 1967, il suivra majoritairement ce dernier lors de son ralliement au nouveau Parti “socialiste” en 1974.

Ce sont là les deux principales forces de «maintien de l’ordre», l’une policière l’autre militaire, chargée de la répression physique des mouvements sociaux en France.

J’en ai fourni une description détaillée dans le chapitre V de Du “Grand Soir” à l’alternative, op. cit. 

Volet suivant: La longue marche de la «contestation» à la «soumission volontaire» (3)

(7 mai 2008)

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