Economie

Le marché: est-ce cela?

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La novlangue du néolibéralisme: le marché

Alain Bihr *


Dans son célèbre roman de politique-fiction, 1984, Georges Orwell nous donne à voir combien le pouvoir s’établit et se maintient toujours à travers le contrôle qu’il exerce sur le langage, sur la capacité à imposer l’usage de certains mots ou de certaines expressions, à fortiori de certains slogans, tout en en interdisant l’usage d’autres. Le tout aboutissant à la création d’une nouvelle langue qu’il appelle novlangue. C’est que les mots sont rien moins qu’innocents: chacun véhicule une ou plusieurs pensées, idées toutes faites ou présupposés subtils ; et chaque pensée est un acte en puissance. C’est dire qu’à travers les mots, ce sont aussi des comportements et des attitudes en définitive que l’on fait naître, que l’on prescrit ou proscrit selon le cas.

Cela vaut aujourd’hui pour la manière dont la classe dominante continue à dominer. Parmi les conditions qui ont assuré, au cours des deux dernières décennies, le succès de son offensive néo-libérale, destinée à renforcer sa domination et aggraver son exploitation, figure en effet la mise en circulation, par de multiples biais, parmi lesquels comptent évidemment au premier chef les médias, d’un langage spécifique: des mots, des expressions, des tournures de phrase, etc., progressivement passés dans le langage courant. Ce langage est destiné, selon le cas, à faire accepter le monde tel que les intérêts de la classe dominante le façonnent en gros comme dans le détail ; ou à désarmer ceux qui auraient tout intérêt à lutter contre ce monde pour en faire advenir un autre, en le rendant incompréhensible, en répandant un épais brouillant sur les rapports sociaux qui le structurent et qui en déterminent le cours ; ou tout simplement encore en rendant inutilisable tout autre langage, d’emblée critique à l’égard du monde existant.

Sous la rubrique «La novlangue du néolibéralisme», A contre courant se propose de passer régulièrement au filtre de la critique les mots clefs de cette langue qui enseigne la soumission volontaire au monde actuel, en le faisant passer pour le meilleur des mondes ou, du moins, le seul monde possible. En espérant ainsi permettre à tous ceux qui subissent ce monde et éprouver comme une prison de se (ré)approprier un langage adéquat à leurs propres intérêts et au combat pour s’en libérer. Et la première édition de cette rubrique sera consacrée au maître mot de cette novlangue: le marché.

Au sein du panthéon du néolibéralisme, le marché occupe en effet la première place. Au sein de cette idéologie, il constitue en fait un véritable fétiche. Ce fétichisme ayant essentiellement pour effet et fonction de travestir les rapports de production sur lesquels repose le marché.

Le fétichisme libéral du marché

Le fétichisme est l’attitude qui consiste pour des hommes à conférer aux résultats de leur propre activité, résultats matériels (par exemple les produits de leur travail), résultats institutionnels (par exemple une règle sociale ou l’Etat), résultats immatériels (par exemple une image ou une idée, celle de dieux ou de Dieu), une puissance surhumaine voire surnaturelle qui les domine jusqu’à les écraser, et dans laquelle ils ne reconnaissent plus leur propre œuvre. Tel est bien le statut que la pensée libérale confère au marché.

Dans son sens premier, un marché est le lieu où se rencontre acheteurs et vendeurs pour procéder à des échanges marchands (cf. la place du marché). Métaphoriquement, au sein de l’économie politique, il désigne un système de rapports marchands, possédant une certaine capacité d’autorégulation du fait de la pression qu’exercent les uns sur les autres acheteurs (porteurs d’une demande) et vendeurs (porteurs d’une offre) ainsi que de la concurrence qui s’établit aussi bien entre acheteurs qu’entre vendeurs.

Les économistes se félicitent ordinairement de cette capacité d’autorégulation du marché, qui lui conférerait une certaine rationalité. Les néolibéraux vont bien plus loin en faisant du marché le modèle de toute rationalité, que toute activité sociale devrait tenter d’imiter (tout devrait fonctionner à l’image du marché) ou, à défaut, auquel toute activité sociale devrait se subordonner. A leurs yeux, le marché présente en effet deux vertus essentielles.

En premier lieu, non seulement le marché disposerait d’une capacité d’autorégulation qui en assurerait en permanence l’équilibre; mais encore cet équilibre serait optimal, en ce sens qu’il assurerait la conjonction des intérêts particuliers et de l’intérêt général. Dans une «économie de marché», une économie régulée par le marché (comme est censée l’être l’économie capitaliste), chacun n’est tenu que de poursuivre la réalisation de son intérêt particulier, propre, personnel, conformément à la vision individualiste (égocentrique, égoïste) du monde social qui est celle du néolibéralisme. Et, pourtant, ce faisant, ce dernier affirme que chacun travaille, à son insu et de surcroît, à la réalisation de l’intérêt général: à la réalisation de l’intérêt de tous les autres membres de la société. Du fait de l’équilibre général vers lequel tendraient spontanément les marchés, «l’économie de marché» assurerait donc la conjonction entre les multiples intérêts particuliers et l’intérêt général. Une bonne nouvelle qui ira sans doute droit au cœur de tous les damnés de la Terre.

Dans le livre IV de son ouvrage intitulé Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (publié en 1776), Adam Smith a livré une formule restée célèbre de cette croyance en la conjonction entre intérêts particuliers et intérêt général, l’image de «la main invisible» du marché. Formule qui a été reprise sous de multiples formes différentes depuis, dans la tradition libérale: «Ce n’est que dans la vue d’un profit qu’un homme emploie son capital à faire valoir l’industrie, et par conséquent il tâchera toujours d’employer son capital à faire valoir le genre d’industrie dont le produit promettra la plus grande valeur, ou dont on pourra espérer le plus d’argent ou d’autres marchandises en retour (...) A la vérité, son intention en général n’est pas en cela de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société (...) et en dirigeant cette industrie de manière que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui ne rentre nullement dans ses intentions; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société que s’il avait réellement pour but d’y travailler.» Ainsi, selon Smith et la pensée libérale en général, le mécanisme du marché, par son caractère autorégulateur et harmonieux – c’est cela qu’il appelle en définitive «la main invisible» – fait de la poursuite égoïste par chacun des échangistes de son seul intérêt particulier la condition et le moyen de la réalisation de l’intérêt général.

Nulle nécessité par conséquent que s’en mêle la main visible du pouvoir d’Etat. Et c’est là la seconde vertu majeure du marché selon les libéraux. En effet, non seulement l’intervention de l’Etat n’est pas nécessaire, puisque le marché est censé s’équilibrer de lui-même; mais encore elle n’est pas souhaitable. Car le marché ne peut être autorégulateur qu’à l’expresse condition que rien ne vienne faire obstacle à la concurrence entre les acheteurs et entre vendeurs ni à la pression réciproque des uns sur les autres. Toute intervention extérieure dans le jeu de la concurrence ne peut que perturber ce jeu et nuire à l’efficacité réputée de sa règle.

En particulier, toute fixation administrative des prix (par exemple sous forme d’un salaire minimum), toute manipulation de l’offre ou de la demande par des moyens administratifs (contrôle du crédit, redistribution des revenus, constitution d’entreprises publiques fonctionnant en marge des marchés concurrentiels, etc.) est une hérésie économique d’un point de vue libéral. Une pareille intervention, quels qu’en soient les intentions et les motifs, ne peut, selon lui, que se révéler néfaste, voire désastreuse, en perturbant le mécanisme régulateur et harmonieux du marché et en aggravant en définitive les maux qu’elle prétend corriger. L’Etat doit se contenter d’une part, d’écarter tout ce qui fait ou peut faire obstacle au marché (à la libre circulation des marchandises et des capitaux) et à la régulation marchande (par la concurrence): les barrières légales ou coutumières, les privilèges de droit ou de fait, les situations de monopole, etc.; d’autre part, de garantir les instruments de fonctionnement du marché, en l’occurrence la monnaie et le droit (l’exécution des contrats). Autrement dit, d’assurer le cadre monétaire et juridique (éventuellement judiciaire) à l’intérieur duquel le marché peut et doit fonctionner. Et c’est tout.

Le libéralisme tend donc à réduire l’Etat à ses seules fonctions dites régaliennes: battre la monnaie (garantir l’équivalent général monétaire); dire le droit (rendre justice); exercer le monopole de la violence légitime, à l’intérieur (assurer la police) comme à l’extérieur (par la diplomatie et la force armée). L’Etat doit se limiter à être le garant (monétaire, juridique et répressif) du bon fonctionnement des marchés. Et c’est là d’ailleurs toute la vertu du marché selon les libéraux: il nous libérerait de l’Etat, toujours suspect à leurs yeux d’être potentiellement synonyme d’arbitraire ou même de tyrannie.

Soit dit en passant, cela revient malgré tout à reconnaître que le marché n’est pas un mécanisme autosuffisant, puisqu’il lui faut les garanties et l’appui de l’Etat pour établir et maintenir un certain nombre de conditions (externes) de son fonctionnement. En fait, il faut bien d’autres conditions sociales encore au fonctionnement (apparemment) autonome (autorégulateur) des marchés. Mais le libéralisme les ignore purement et simplement.

L’irrationalité foncière du marché

Il y a en fait bien d’autres choses que les libéraux ignorent ou, du moins, feignent d’ignorer. Tout simplement parce que, comme tous bons fétichistes qu’ils sont, ils concentrent leur attention sur le résultat (les produits du travail humain dans leurs rapports marchands réciproques) en omettant de scruter et d’analyser les processus producteurs de ce résultat, en l’occurrence les rapports de production qui sous-tendent le marché et qui rendent compte de son existence et de ses limites foncières.

Ainsi commencent-ils par omettre et occulter que le marché présuppose, tout à la fois, la propriété privée des moyens de production; et l’éclatement du procès social de production, de l’activité économique de la société dans son ensemble, en une myriade de procès de travail privés (les différentes entreprises indépendantes ou capitalistes), résultant d’initiatives et d’activités individuelles ou collectives non coordonnées les unes avec les autres et s’opposant dans et par la concurrence, chacun produisant dans son coin en portant le produit de son travail sur le marché en espérant pouvoir l’y vendre. La production sociale ne répondant ainsi à aucun plan d’ensemble, cela ne peut aboutir qu’à des déséquilibres sur le marché (ce qui correspond aux crises, sectorielles ou générales, conjoncturelles ou structurelles), se traduisant selon le cas par des pénuries ou par des excès d’offre, que le marché est certes en état de rééquilibrer mais en vouant régulièrement une partie de la production sociale à la destruction et une partie des producteurs à la ruine.

Ainsi tout marché et sa soi-disant rationalité harmonieuse reposent-ils fondamentalement sur l’aliénation des producteurs: sur la perte de leur maîtrise de leur propre produit, du produit de leur propre activité, qui non seulement leur échappe mais peut se retourner contre eux pour les réduire à la misère. Autrement dit, derrière et dans la pseudo-rationalité du marché se manifeste l’irrationalité de rapports de production dans lesquels le produit commande au producteur et les choses dominent les hommes. Et c’est cette irrationalité qui donne naissance au fétichisme du marché dont les penseurs néolibéraux sont les grands prêtres.

L’occultation du capital

L’occultation libérale des rapports de production ne s’en tient pas là. L’exaltation libérale des vertus de «l’économie de marché» omet encore de signaler que celle-ci ne se définit pas seulement par le fait que la plus grande part, qui va d’ailleurs en s’accroissant, du produit du travail social prend une forme marchande, devient marchandise pour s’échanger sur le marché; mais encore par le fait que ce sont aussi et même surtout les conditions même de la production qui sont devenues marchandises: tant ses conditions matérielles (les moyens de production: la terre et les richesses naturelles, les outils et les machines, les infrastructures productives socialisées, etc.) que ses conditions humaines (les forces de travail, les capacités physiques, morales et intellectuelles que les hommes peuvent investir dans leurs activités productives). Et que la condition même pour que forces de travail et moyens de production deviennent eux aussi des marchandises est que les producteurs aient été expropriés: privés de toute propriété et possession de moyens de production, réduits à l’état d’individus dépourvus de toute propriété économique hormis celle de leur force de travail; tandis que, inversement, les moyens de production, bien que produits du travail social dans son ensemble, leur font face comme propriété privée d’une minorité de membres de la société. C’est de cette situation d’expropriation seule que peut naître la nécessité pour les uns de vendre leur force de travail et la possibilité pour les autres de l’acheter. Et d’en user, c’est-à-dire de l’exploiter à des fins de valorisation de leur capital.

Ainsi ce que masque l’apologie libérale de «l’économie de marché», mettant unilatéralement l’accent sur la circulation des marchandises et sa soi-disant rationalité, c’est l’expropriation des producteurs qui est la condition même du capital comme rapport de production. L’irrationalité foncière de cette «économie de marché» ne tient pas seulement au fait que les producteurs y perdent en permanence la maîtrise de leurs produits, dont la ronde infernale les menace constamment de ruine ; mais encore, et plus fondamentalement, au fait que l’immense majorité des producteurs y ont perdu la maîtrise de leurs propres moyens de production, qui servent dans les mains d’autrui comme moyens de leur propre domination et leur propre exploitation. Là encore, le produit domine le producteur, le travail mort (passé, matérialisé dans les moyens de producteur) exploite le travail vivant (les dépenses actuelles de forces de travail).

Le fétichisme néolibéral du marché est donc une religion barbare dont le dieu caché, jamais dénommé comme tel par lui, n’est autre que le capital. Une religion qui exalte la soumission (pouvant aller jusqu’au sacrifice) des hommes aux produits de leur propre travail; ainsi que l’exploitation (pouvant aller jusqu’à la mort) du travail des hommes par l’intermédiaire des résultats antérieurs de leur travail sur lesquels ils ont perdu toute maîtrise. Une religion qui exalte le vampirisme du capital, cette divinité pétrifiée dans des objets (des moyens de production et des moyens de consommation) ainsi que des signes (des signes monétaires, des titres de crédit et de propriété) qui exige pour rester en vie d’absorber en permanence le travail de centaines de millions d’hommes et de femmes qu’il exploite de par le monde, tout en en vouant autant (ou même plus) à la pauvreté, à la misère et en définitive à la mort parce qu’il n’a pas la nécessité ou la possibilité de les exploiter tout en les privant (les expropriant) de toute capacité à produire par eux-mêmes de quoi satisfaire leurs besoins vitaux.

La conclusion s’impose d’elle-même: le bonheur de l’humanité suppose de renverser et de briser à jamais cette idole et d’enfouir ses prêtres néolibéraux sous les ruines fumantes de leur temple. Et la première condition d’un pareil geste iconoclaste salutaire est de refuser désormais l’usage des mots et expressions tels que: marché, économie de marché, rationalité de marché, etc., en leur substituant systématiquement ceux de capital, économie capitaliste, irrationalité capitaliste, etc. (13 mai 2005)

* Alain Bihr a publié cet article dans le mensuel A contre courant, dont il est un des animateurs. Alain Bihr a publié, entre autres, un ouvrage en deux volumes, La reproduction du capital, aux Editions page deux en 2001. A l’encontre publiera les diverses contributions faites à ce dictionnaire de la novlangue néolibérale.

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