Brésil


Le triomphe de la raison cynique

César Benjamin

César Benjamin, un économiste brésilien connu, a été durant de nombreuses années militant du PT. Il est l'auteur, avec Emir Sader et le Mouvement des Sans Terre (MST), du projet alternatif «Option Brésilienne», publié en 1998. Il fut l'un des principaux animateurs de la campagne populaire et du référendum «parallèle» contre l'ALCA (Accord de libre-échange des Amériques), juste avant l'élection présidentielle de 2002. Nous avons publié dans le numéro 15 de la revue à l'encontre ainsi que sur ce site (cf. Brésil: Lula internalise les exigences du FMI ; octobre 2003) une contribution de sa part au sujet de la politique du gouvernement Lula vis-à-vis du FMI. La critique acerbe de Cesar Benjamin au sujet de l'involution du PT donne la mesure de la désillusion provoquée par dix mois de gouvernement Lula. Sa dénonciation de la transformation sociale et politique du PT complète l'analyse des politiques suivies par le gouvernement Lula, abondamment documentée sur ce site (cf. la rubrique nouveauté). (Réd.)

Le Parti des Travailleurs (PT) est en train de mourir, il n'y reste aucun esprit transformateur, aucune authenticité, aucun élan vital. Le PT n'a plus, ne veut plus avoir, de projet de société. Il a juste encore un projet de pouvoir. Il y a neuf mois, c'était une erreur de parler d'un «gouvernement de l'ambiguïté» (1), maintenant c'est juste une complicité avec les charlatans.

Le PT se meurt

La crise du PT est la crise la plus profonde de la gauche brésilienne. Ces vingt dernières années, le PT a été, pour le meilleur et pour le pire, l'avant-garde de la gauche sud-américaine. Le Parti des Travailleurs se meurt, il n'y reste aucun esprit transformateur, aucune authenticité, aucun élan vital. Il n'a plus de principes à défendre. Il n'a plus de références sur quoi que ce soit, car il est toujours prêt à sacrifier sur la table des négociations du moment ses positions historiques, que ce soit sur les fonds de pension, sur les cultures transgéniques, sur la politique économique, sur le FMI ou sur n'importe quelles autres questions. Il n'a pas, et ne prétend pas avoir, un projet de société. Il a juste un projet de pouvoir.

Ce déchaînement de jouissance, sans idéal, crée l'ambiance propice au cynisme et à la corruption croissante que nous constatons, car c'est la meilleure manière de se maintenir à flot et de se calquer sur les puissants avec lesquels on pactise. Aujourd'hui, le militant du PT cherche à être ce que la direction valorise: le carriériste ébloui par le succès rapide et la trajectoire météorique, prêt à accepter n'importe quoi, prompt à démentir le lendemain - sous n'importe quel prétexte - ce qu'il défendait jusque-là. Il n'y a plus de place pour ceux qui ont construit le parti et ne se laissent pas corrompre. Ils sont devenus un obstacle. Ils sont expulsés. Ils sont remplacés par ceux qui font leurs adhésions par Internet et par des gens attirés par les schémas politiques traditionnels. Comme on le sait, ces schémas coûtent cher, mais ils sont vidés du militantisme volontaire qui a donné son impulsion au parti lorsqu'il était jeune.

Pour financer cette opération et cette nouvelle manière d'être, il faut que la ligne de démarcation entre politique et négoce devienne de plus en plus ténue. Des candidats à l'élection au Parlement fédéral, qui étaient hier de simples salariés, parlent ouvertement de récolter 10 ou 20 millions de réales pour leurs campagnes (4,5 à 9 millions de francs suisses), et l'on sait bien comment ils y parviennent. Des candidats aux postes les plus élevés mangent à tous les râteliers, Ce sont les règles du jeu. Il n'y a plus de pudeur. Ils s'exhibent dans les salons, toutes leurs valeurs oubliées. Le PT s'est transformé en une voie d'ascension individuelle à la richesse matérielle et au pouvoir. Il y a de plus en plus de personnes qui se croient tout à coup importantes, alors qu'elles n'ont ni histoire ni biographie. Ils sont pauvres d'esprit, toujours subordonnés aux échéances du moment - la prochaine Convention, la prochaine nomination ou la prochaine élection. Ils ne lisent pas de livre, ils ne cherchent pas à se documenter sur quoi que ce soit, ils ne sont pas solidaires du peuple brésilien et ils ne prétendent pas être fidèles à une idée de Nation. Leurs loyautés s'épuisent dans les limites étroites du groupe d'intérêts auquel ils sont liés. Des valeurs comme la modestie, la persévérance et l'idéal sont définitivement passés de mode.

Le temps du pouvoir

Maintenant tout est calcul. L'opportunisme a libre cours, et il est pressé. C'est le temps du pouvoir. La crise du PT est la plus profonde des crises de la gauche brésilienne. Pour le meilleur ou pour le pire, le PT a été l'avant-garde politique de notre gauche ces vingt dernières années. Et l'Articulation (courant majoritaire du PT) était à l'avant-garde de cette avant-garde. Non seulement elle poursuivait avec cohérence une stratégie politique et contrôlait avec compétence les principaux appareils du pouvoir, mais elle proposait aussi à toute la gauche une forme de lutte stratégique qui, une fois victorieuse, avec l'élection de Lula à la présidence, aurait pu déboucher sur une nouvelle période d'action politique dans notre pays.

Nous avons participé quotidiennement à de multiples activités militantes et, tous les quatre ans, nous renouvelions notre espoir d'une possibilité réelle, celle de mettre Lula à ce poste de président. La transition, depuis l'apogée jusqu'à la crise, a duré moins d'un an. Aujourd'hui l'Articulation a plus de pouvoir que la gauche n'en a jamais eu, mais elle n'est plus l'avant-garde de quoi que ce soit, ni pour le meilleur ni pour le pire. Maintenant elle est devenue tout autre chose: un groupe qui occupe des positions d'autorité dans un Etat corrompu et conservateur, qui affiche sa force lorsqu'il s'agit de récompenser ou de sanctionner, mais qui se montre faible pour transformer. Et comme le fait cet Etat, l'Articulation) utilise ces positions pour négocier n'importe quoi avec n'importe qui.

Le PT: bourreau de sa base sociale

Il y a neuf mois, on parlait de manière erronée d'un «gouvernement ambigu»1. Aujourd'hui il ne s'agit que d'une complicité avec les charlatans. Et ce qu'il y a de plus ignominieux, c'est la cooptation du PT par le système au pouvoir, car elle n'entraîne aucun gain réel pour la base sociale qu'il est censé représenter. Au contraire, le PT a accepté d'être le bourreau de cette base sociale: depuis le début du gouvernement de Lula jusqu'en février 2004 on pourra compter un million de nouveaux chômeurs, et les revenus du travail sont en chute libre, Le système public des retraites a été démonté, et on annonce sous peu un règlement de comptes avec la législation du travail. En comparaison, la trajectoire de la social-démocratie européenne est brillante.

Personne d'entre nous ne demandait que Lula fasse la révolution, personne n'ignore le contexte national et international qui nous entoure, Nous lui demandons juste un peu de pudeur, un esprit républicain et de trouver un compromis avec un capitalisme régulé. Mais cela suffit déjà pour qu'on nous considère comme des radicaux, dans un pays où depuis toujours la politique et l'impudeur allaient souvent de pair, en ce sens que l'Etat a toujours été un espace de marchandage où prévaut le banditisme. Nous insistons sur ces trois choses, car ce sont elles qui font que la politique n'en vaut plus la peine. Autant rentrer chez soi.

Ce qui nous sépare du PT

Ce qui nous sépare du PT, ce ne sont pas les positions adoptées sur telle ou telle question. Ce sont les valeurs et les principes. Ce pragmatisme illimité de ceux qui, dès qu'ils arrivent au pouvoir, ne veulent plus courir de risque, même pas celui de dire la vérité. Au lieu de la vérité, ce sont le marketing, la dissimulation, l'engraissement, qui l'emportent, dans une immense opération de des-éducation politique du peuple brésilien. Au lieu d'une action collective allant du bas vers le haut, il y a un leader qui démobilise et qui, comme n'importe quel personnage médiocre, commence à se prendre pour un demi-dieu. Au lieu d'un projet, ce sont des propos habiles, un discours adapté à l'interlocuteur, qui l'emportent. Au lieu de dialogue, il y a des menaces, des chantages, des avancements et des limogeages. Au lieu de la lutte des idées, il y a des manœuvres dans l'ombre.

C'est le triomphe de la raison cynique. Un héritage durable. Et le chef de tout cela s'appelle Luiz Inacio Lula da Silva. Le principal héritage qu'il laissera à la gauche brésilienne ne sera pas composé de réussites et, comme dans la trajectoire de n'importe quelle personne, de quelques erreurs. Son héritage le plus durable sera le choix systématique de valeurs négatives qu'il a aidé à diffuser largement au cours des dernières années.

C'est cela qui est impardonnable. Il se montre arrogant avec «ceux d'en bas» et soumis avec «ceux d'en haut». Il se disqualifie en tant que dirigeant populaire dont on attend justement le contraire: qu'il soit humble avec ceux d'en bas et ferme avec ceux d'en haut. Aux pauvres, «ses enfants», il demande une patience infinie, alors qu'il satisfait avec empressement les demandes des riches, de ceux qui financent ses campagnes.

Il met un million de Brésiliens au chômage et il l'annonce comme une mesure pour racheter l'auto-estime du Brésil. Il se considère courageux parce qu'il enlève des droits aux infirmières et aux enseignants, conduisant ainsi les services publics à l'effondrement, alors que, dans le même temps, il s'apprête à verser ponctuellement plus de 150 millions de réales (68 millions de francs suisses) d'intérêts aux spéculateurs, et cela pour cette seule année. C'est le nouveau leader des 300 voleurs qu'il dénonçait autrefois. Ensuite c'est à eux qu'il attribuera des ministères.

Son gouvernement passera, mais son passage au pouvoir laissera à la gauche un lourd héritage: des milliers de personnes sans valeurs, qui auront appris dans le PT que faire de la politique c'est faire des affaires. Et ceux-là resteront encore un temps, sous forme d'une génération de gens perdus, qui ont connu la défaite sans avoir jamais lutté. Voilà le résultat.

1. «Gobierno en disputa»: allusion à la position en février 2003 de Joao Pedro Stedile, leader du Mouverment des sans terre (MST), en référence à la position ambiguë du gouvernement de Lula (ndt).

 

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