Brésil

 

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«La réforme agraire du gouvernement Lula n’a pas altéré la structure de la propriété foncière»

José Guliano de Carvalho Filho *

Nous publions ci-dessous un article de Guliano de Carvalho Filho, professeur à la Faculté d’économie et d’administration de l’Université de Sao Paulo (USP). Ce dernier a participé à l’élaboration du Plan national de réforme agraire (PNRA) et est membre de l’Association brésilienne de réforme agraire (ABRA).

Après avoir effectué une analyse sur la façon dont les gouvernements successifs brésiliens ont présentés les bilans de l’installation sur des terres de paysans-travailleurs sans terre, Guliano de Carvalho Filho, adopte la même position critique du Mouvement des sans-terre (MST) par rapport au gouvernement Lula. Il insiste sur le fait que les chiffres divulgués – par le ministère de la réforme agraire dirigé par Miguel Rossetto, membre de «la gauche officielle du PT»: Démocratie socialiste – ne concordent pas avec la réalité et ne représentent pas le processus réel de réforme agraire. Réd.

La controverse sur les données statistiques ayant trait à la réforme agraire n’est pas une nouveauté. Pour celui qui suit la politique agraire au Brésil, il ne peut que se rappeler les nombreuses occasions où ces débats se sont déroulés. Cela arrive aujourd’hui avec le gouvernement Lula.

Sous le gouvernement Figueierdo [le général Joao Baptista de Oliveira Figueiredo fut à la tête du Brésil de 1979 à 1984], à la fin de la période dictatoriale, il y eut des controverses concernant les chiffres de la réforme agraire. A cette époque, c’est-à-dire à la fin de 1984, les autorités annoncèrent officiellement l’émission du millionième document attribuant la propriété de terres. Dès lors, le gouvernement utilisa cette donnée comme une preuve que dans le pays était en cours de réalisation le principal programme de réforme agraire à l’échelle mondiale.

Les journaux publièrent diverses analyses à ce sujet. J’ai alors pris position dans un article publié dans la Folha de S. Paulo. Le million de titres [de propriété] annoncés faisait référence à une série de documents, parmi lesquels étaient inclus des titres définitifs de propriété pour des paysans sans terre, pour des «posseiros» [petits paysans qui occupaient des terres, les défrichaient et qui s’en voyaient, souvent, déposséder par les grands propriétaires si ces terres étaient devenues très productives] qui déjà occupaient des terres et disposaient d’un titre leur donnant un droit provisoire à l’occupation. Evidemment, ladite plus grande réforme agraire du monde – et des militaires – ne s’est jamais produite. Il convient aussi de se rappeler un élément évident: c’est-à-dire que les mouvements sociaux étaient poursuivis et réprimés dans cette période obscure de notre histoire.

En décembre 1995, première année du gouvernement de F. H. C. [Fernando Henrique Cardoso, président de 1995 à 2002], le président de la République affirmait dans la presse qu’il avait réussi à atteindre l’objectif de la campagne en ayant installé plus de 40'000 familles. Le MST mettait en question ces chiffres officiels. Il présentait des études indiquant que le nombre de familles installées sur des terres en 1995 était inférieur à 15'000. Selon le MST, la différence provenait du fait que FHC, pour atteindre l’objectif des 40'000 familles installées au cours de l’année 1995, additionnait l’ensemble des titres de propriété régularisée issue des processus de réforme ayant commencé sous les gouvernements précédents. Et donc, il incluait des titres relatifs à la modification du statut de «posseiros». Pour le MST, l’objectif que le gouvernement avait annoncé était clairement l’installation de 40'000 nouvelles familles [et non pas la régularisation de diverses catégories d’occupants provisoires de terres].

Au cours de la campagne électorale pour sa réélection, en 1998, avec cette tendance à gonfler ses prétendues réalisations, le candidat FHC affirmait sur le site de l’INCRA [Institut national de colonisation et de réforme agraire]: le Brésil est en train de réaliser la plus grande réforme agraire dans le monde. A la télévision, dans le cadre de la propagande officielle, un acteur connu annonçait: «une famille installée chaque 5 minutes».

Le second mandat de FHC – marqué par ladite réforme agraire de marché – démonta les concepts et les conditions nécessaires pour une redistribution effective de la propriété foncière. Deux orientations guidaient le gouvernement: d’un côté une agressivité dans l’application de la politique de propriété foncière [processus de concentration avec accentuation de l’agro-exportation] et l’annonce de mesures et de chiffres ayant trait à la réforme agraire, sans cesse contestés, avec raison. De l’autre côté, s’appuyant sur la connivence des médias, se développait une critique continue contre les mouvements sociaux, avant tout contre le MST, avec l’objectif de les disqualifier, de les affaiblir et de les criminaliser. Cette autre principale réforme agraire dans le monde n’a jamais eu lieu !

Nous arrivons maintenant au gouvernement Lula. Au début, il y a eu un espoir de voir se concrétiser les aspirations à une réforme agraire. Une proposition de Plan national de réforme agraire (PNRA) a été commandée. Son objectif était de déclencher [de déchaîner] le processus nécessaire de changement structurel en faveur des populations vulnérables face au modèle agraire mis en place et de renverser le processus de concentration de la propriété terrienne.

La proposition faite ne fut pas acceptée. En lieu et place, le gouvernement annonça un PNRA II ! Il était plus timide dans ses objectifs. Il impliquait l’abandon de la volonté de mettre en place un processus d’altération de la structure agraire absurde dominant le Brésil. Malgré cette situation, il y eut une collaboration de la part des mouvements sociaux [les diverses organisations de paysans pauvres et sans-terre telle que le MST, la CPT – Commission pastorale de la terre, etc.] afin de trouver un accord avec le gouvernement sur un ensemble d’objectifs qui auraient impliqué une politique acceptable dans le domaine agraire.

Le 22 décembre 2005, après avoir annoncé que l’objectif annuel avait été dépassé, le gouvernement a produit un document répondant aux critiques émises par le MST dans sa lettre publique d’octobre 2005, présentée à l’occasion de la tenue de l’Assemblée populaire [des mouvements sociaux] à Brasilia. Parmi diverses affirmations, le gouvernement Lula déclare que le Brésil a dépassé l’objectif de l’installation de paysans sans terre tel que prévu dans le PNRA II… Et qu’il s’agit du meilleur développement de la réforme agraire de toute notre histoire. Il rejette les contestations du MST affirmant que ce mouvement fait des critiques inconsidérées et cherche à engager un débat sans aucun sérieux avec le gouvernement.

Une analyse des données disponibles confirme pourtant les critiques au gouvernement. Sur les 127'500 familles considérées comme installées en 2005, seulement 45,7% l’ont été dans des régions soumises à la réforme agraire [c’est-à-dire des régions de grandes propriétés foncières, laissées en partie inexploitées par le propriétaire alors que leur productivité est suffisante ; la réforme agraire implique le rachat de ces terres au propriétaire, qui est dédommagé avec des sortes d’obligations à haut taux d’intérêts ; il ne s’agit donc pas d’une expropriation]. Le 54,3% restant des familles considérées comme installées représente soit des installations ou des changements d’installation sur des terres publiques [appartenant à l’Etat]. De plus, les données démontrent qu’une grande partie des installations s’effectue dans les zones de ladite frontière agricole [c’est-à-dire aux limites des terres arables cultivées], donc selon un modèle identique à celui appliqué par les gouvernements antérieurs.

Le géographe Bernardo Mançano de l’USP, sur la base d’informations de la Banque de donnée de «Luta pela Terra», a prouvé qu’au cours des trois premières années du gouvernement Lula, seul 25% des familles ont été installées sur des terres «enlevées» aux propriétaires fonciers.

La réforme agraire du gouvernement Lula n’a pas développé le potentiel permettant de modifier la structure de la propriété foncière. Les seuls résultats positifs concernent le PRONAF (Programme national de renforcement de l’agriculture familiale). Cela est fort peu pour étayer l’affirmation selon laquelle une réforme d’une grande qualité a été mise en œuvre. Ce qui fait la différence entre le gouvernement Lula et ses prédécesseurs est son attitude face aux mouvements sociaux [ce qui n’empêche pas que la répression privée et policière continue à s’abattre sur les divers mouvements engagés dans la réforme agraire]. Maintenant, ce n’est même plus le cas concernant cette question. Sa politique ne pose aucun problème aux latifundistes. Elle ne touche pas le monopole sur la terre [monopole détenu par une toute petite minorité].

* Cet article a été publié le 20 janvier 2006 dans la lettre d’information du MST.

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