Brésil

Victimes des glissements de terrain à Rio, le 6 avril 2010

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Fomentée par le capital, la tragédie de Rio crée le climat propice aux nouvelles «stratégies du choc»

Marcelo Badaró *

«Je suis le monstre créé par toi
Dans les détritus du Jaracati [immense et très chic centre commercial de Rio]
C’est là-bas que je vis ma mère
Ramasser de quoi me nourrir
Ce fut là-bas que je vis mes frères
Tous noirs avec des durillons dans les mains
Attraction pour le boy [terme de la version portugaise] qui filmait
Depuis le balcon de sa villa
Ce fut là-bas que je vis le contraste
Deux villes dans une ville
Ce fut là-bas que je vis que nous étions
Le patrimoine de l’inégalité».

(Chanson «O imortal» du groupe de hip hop militant Gíria Vermelha)

J’habite entre Niterói et Santa Teresa et j’écris ces lignes alors que beaucoup de mes voisins de ces deux quartiers n’ont plus de lieu où vivre, après les trois jours de pluie qui se sont abattues sur notre pauvre ville de Rio [dès le 6 avril 2010]. Beaucoup d’autres n’ont pas survécu. Seulement dans la favela de Morro do Bumba, à Niterói, on estime à 200 le nombre des personnes qui sont mortes ensevelies.

Ce sont des estimations et non des données précises, parce que ces personnes qui sont mortes sur le versant d’une ancienne décharge publique sont traitées par l’Etat comme des déchets urbains, au sens propre du terme. Il n’y a pas d’enregistrement au cadastre de ces terrains qui puisse préciser le nombre de maisons et de personnes touchées. Le préfet [maire] de la ville, Sr. Jorge Roberto da Silveira (PDT – Parti démocratique travailliste), a affirmé au soir de ce glissement de terrain, alors que le nombre de victimes à Niterói dépassait déjà les 60 personnes, que le nombre de maisons construites dans des zones à risque de la ville était trop petit pour justifier des travaux de contention au coût très élevé, le moins cher étant de déplacer les habitants de ces zones.

Il n’y a rien d’étonnant à cela, venant d’un préfet qui a choisi comme priorité celle d’asphalter les rues de la Zone Sud (sans faire les travaux de drainage obligatoire) pour y construire de hauts immeubles panoramiques, alors qu’il n’a affecté au budget municipal de 2010 que 50 mille reais [quelque 29'000 dollars] à des travaux de réduction du risque d’éboulements et de glissement des terrains en pente. Pour comparaison: il dépense plus de 2 millions de reais par année juste pour financer un Conseil Consultatif au sein duquel on ne fait rien d’autre que travailler à réduire les risques de ses amis et de ses coreligionnaires, comme l’a dénoncé le conseiller municipal du PSOL [Parti du socialisme et de la liberté], Renatinho.

Pour les travailleurs et les travailleuses les plus pauvres, qui ne trouvent que ces collines pour y vivre, la solution la «moins chère», c’est le déménagement. Pourtant l’on ne dit rien des occupations d’autres collines, autant ou plus irrégulières encore, qui sont tout aussi sujettes à des glissements de terrain, comme cela s’est d’ailleurs produit sur l’Estrada [route] Fróes, une zone «noble» pour la spéculation immobilière de la ville, qui, il y a quelques années a obtenu des concessions de la part de la préfecture permettant de construire un quartier de villas et d’immeubles de luxe sur des terres destinées initialement à la préservation de l’environnement.

Ainsi, le mot d’ordre c’est le déplacement. Mais le gouverneur de l’Etat Sérgio Cabral (PMDB – Parti du mouvement démocratique du Brésil) – aux côtés du président Lula da Silva (Parti des travailleurs) et avec l’approbation de ce dernier, qui s’est dépêché de désigner les responsables de ces morts, à savoir les habitants des favelas de Rio qui s’entêtent à construire dans des zones à risque – a avancé une proposition un peu différente: construire des murs «écologiques» de contention (améliorés, bien sûr, par des plaques d’ «isolement acoustique»).

De tels instruments – qui constituent un pas en avant en vue de transformer les favelas et les ghettos périphériques en camps de concentration et de rendre plus efficace l’action des chars blindés et des forces de répression (tous des «pacificateurs») – sont maintenant présentés comme étant une solution au problème des pluies. Plutôt que d’urbaniser les favelas, de régulariser le droit au sol, de construire des logements décents et d’effectuer des travaux de stabilisation des terrains en pente, on «contient» les personnes, par des murs et par des armes. Et si c’était la solution du déplacement qui devait être retenue, alors Cabral a également annoncé que la Police Militaire [une force particulièrement répressive] se tenait à la disposition de tous les préfets pour rendre cette politique effective.

Eduardo Paes (PMDB) quant à lui, le préfet de Rio, qui par coïncidence était le bras droit de César Maia dans la région de Barra da Tijuca et de Jacarepaguá lors des tragiques inondations de 1996, est celui qui le plus rapidement a défendu la nécessité de déplacements à large échelle, généraux et sans restriction, qualifiant de démagogues tous ceux qui s’opposaient à ces mesures. La liste [de ceux devant être déplacés] commence par les habitants de la favela de Morro dos Prazeres, dans le quartier Santa Teresa, les victimes des pluies de cette semaine, et se poursuit avec le nom de toutes les favelas qui avaient déjà été désignées auparavant comme devant être déplacées prioritairement en vue des Jeux Olympiques. On remarque que ce nombre est largement supérieur à celui de n’importe quel relevé des zones de risque dans la ville.

Quant à la prévention, on annonce maintenant que le gouvernement fédéral enverra 200 millions de reais à l’Etat de Rio de Janeiro. Trop tard, comme toujours, puisque jusqu’à maintenant pas un seul sou n’a été envoyé pour les travaux de prévention des inondations et de stabilisation des terres en pente devant être effectués cette année. On vient d’ailleurs de découvrir que l’ex-ministre Geddel Vieira Lima (PMDB), candidat au gouvernement de Bahia, avait envoyé 50% des aides fédérales de prévention des désastres en direction de Bahia, alors que Rio en a reçu moins de 1%. Mais que ceux qui sont sans toit à cause des pluies ne désespèrent pas, puisque le gouvernement fédéral a libéré de l’argent provenant du Fonds de Garantie pour le Temps de Service (l’argent des travailleurs eux-mêmes) pour aider les victimes. Combien d’ailleurs, parmi les millions de travailleurs et travailleuses précarisés qui ont été victimes de ce désastre, savent-ils ce qu’est ce Fonds de Garantie ?

Le fait est qu’aujourd’hui, comme c’est le cas pour tout dans la société de classes instituée par le Capital, les tragédies ne sont pas vues sous le même angle par tous. Pour les intérêts du capital immobilier, de la construction civile, des monopoles du transport, des services publics et de leurs représentants, élus pour occuper les gouvernements [des Etats dans le Brésil fédéral] au travers de campagnes qu’ils financent avec une abondance de ressources, les tragédies, comme tout le reste, constituent une bonne affaire.

Naomi Klein, dans son livre La stratégie du Choc. La montée du capitalisme du désastre (Acte Sud, 2008) documente et analyse comment les crises économiques, les catastrophes naturelles (ouragans, tremblements de terre, tsunamis) et les guerres sont instrumentalisées toujours plus par la logique du Capital. Tout cela constitue en effet des moments «exceptionnels» au cours desquels les chocs émotionnels provoqués créent le climat nécessaire pour l’application de doctrines de choc, avec tout ce que cela signifie en terme de retrait de droits, de privatisations et de criminalisation.

Rien de mieux que ce livre pour comprendre le Brésil d’aujourd’hui et, plus particulièrement, Rio de Janeiro. Ici, sur la terre des «chocs d’ordre» [référence aux troupes de choc, vantée dans un film à succès], la tragédie fomentée par le Capital – qui transforme le sol urbain en l’un de ses principaux secteurs d’investissement et de spéculation – rend impossible, pour la majorité des travailleurs, l’accès à un logement et à une vie digne. Des jours de deuil officiel et des lamentations à la TV ne cachent pas le visage de ceux qui n’ont rien fait pour empêcher les désastres, parce que ces désastres, ils les attendent pour imposer des «chocs» plus forts encore à la population. Oui, nous sommes bouleversés par cette tragédie d’il y a quelques jours qui a tué tant de gens, mais nous sommes également indignés. L’indignation étant la semence d’une réaction qui ne peut plus tarder à se produire. (Traduction A l’Encontre)

* Marcelo Badaró est professeur au Département d’Histoire de l’Université Fédérale Fluminense [Rio de Janeiro].

(18 avril 2010)

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