Brésil

Lula

 

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Lula: du migrant aux producteurs d'éthanol

Ricardo Antunes *

Dans un article antérieur, nous avons indiqué le pragmatisme, l’art de la conciliation et le messianisme comme étant des éléments forts de la phénoménologie du lulisme [voir sur ce site l’article de R. Antunes publié en date du 6 janvier 2007]

Le «self-made-man» politique

Comment pourrait-on décrire les traits caractéristiques de ce phénomène ?

Lula représente parfaitement le «self-made-man» politique du Brésil contemporain: arrivé comme immigré de son Nordeste brésilien, il a bossé dans la région industrielle ABC [du grand São Paulo] comme tourneur et devint le principal dirigeant du Syndicat des Métallurgistes de São Bernardo do Campo.

Sa grande spontanéité est alors véritablement représentative des métallos, et son action syndicale courageuse ainsi que son refus de la politique traditionnelle sont les raisons directes de sa fulgurante ascension.

Dès la deuxième moitié des années 1970, il a mené les grèves historiques de la région industrielle de l’ABC,. Il a participé à la fondation du PT (Parti des travailleurs) et de la CUT (la Centrale Unique des Travailleurs). Puis a été chassé de la présidence du syndicat par la dictature militaire [qui commence en 1964, se durcit après 1968 et par la suite].

Au cours de la décennie des années 1980, il a été présent dans pratiquement toutes les luttes sociales et politiques importantes: dans les innombrables grèves, dans les batailles électorales, dans la Constituante, jusque dans les élections présidentielles mémorables de 1989 où il a été victime d’une énorme fraude électorale.

De simple métallo, il est devenu le représentant le plus vigoureux des forces sociales organisées du Travail. Parti de la région de l’ABC, il est arrivé jusqu’à São Paulo puis dans tout le pays,

Son extraction sociale était transparente: immigré d’origine et métallo dans l’âme, il a comptabilisé à cette époque beaucoup plus de réussites que d’erreurs, lorsqu’on essaie de se livrer à une rétrospective historique sérieuse, qui ne soit pas faite a posteriori, ni ne constitue une apologie.

L’expression des «fantassins» de l’ABC

Lula était alors une expression unique des «fantassins» [1] de l’ABC, comme les métallos se nommaient eux-mêmes. Mais la décennie suivante, celle des années 1990, a conduit à des mutations profondes, d’abord avec Fernando Collor de Mello [président en 1990 en et devant démissionner, sous la pression de la rue, pour cause de corruption en 1992] puis avec Fernando Henrique Cardoso [président durant deux mandats de 1995 à 2002]. Le pays s’est alors épuisé, les salariés se sont précarisés et le chômage structurel a explosé. Le pays s’est désertifié.

Le PT et la CUT ont souffert dans leur chair de ce processus. Et Lula, l’ex-métallo, s’est peu à peu distancié de sa catégorie professionnelle (et de sa classe) d’origine, adoptant un mode de vie plus proche des classes moyennes, comme il le dit à José Moreira Salles dans les échanges effectués pour le documentaire de 2004 «Entreatos».

Son rôle dans le PT

Le rôle croissant de «tertius» [de troisième larron] [2] joué par Lula à l’intérieur du PT ainsi que la présence d’une équipe de lulistes toujours prêts à le soutenir, a accentué sa tendance oscillant entre commandement et dirigisme, tout cela sous une apparente simplicité dans la manière d’être.

Et comme ses fidèles serviteurs ne lui faisaient jamais aucune remarque, cela a renforcé chez Lula le côté bonapartiste et consolidé peu à peu son image de phare toujours illuminé, trait qui a alors atteint son apogée lorsqu’il est arrivé au pouvoir [en 2003] après les élections de 2002.

En se distanciant de son origine ouvrière et en se noyant dans le nouvel «ethos» [le paraître] de la classe moyenne, il a atteint des sommets toujours plus élevés sur l’échelle sociale. Tout cela a transformé Lula en une sorte d’homme dédoublé qui s’est mis à admirer de plus en plus l’exemple de ces gens qui, venus d’«en bas», réussissent à l’intérieur de l’ordre établi. Il voue par exemple une grande admiration à des personnages tels que ZeZé di Camargo et Luciano [un duo de chanteurs-comédiens d’origine populaire qui ont un énorme succès].

Une conscience inversée

Sa nouvelle manière d’être a généré une conscience inversée de son passé et une déformation de la réalité au présent.

Tout en conservant une empathie «directe» avec les masses, le lulisme s’est cependant rapidement mis dans le bain au contact de ceux qui fréquentent les palais, et, grâce à ses dons d’arbitre – et cela à un moment où les secteurs dominants ne pouvaient pas garantir en 2002 la succession présidentielle – il est devenu l’expression d’un gouvernement qui parle pour les pauvres tout en profitant des avantages du pouvoir et faisant la part belle aux grands capitaux.

Une espèce de semi-bonapartisme qui se fait tout petit devant l’hégémonie financière et qui est habitué à manipuler sa base sociale, base qui s’est d’ailleurs modifiée en se déplaçant depuis les couches des travailleurs organisés vers celles des travailleurs plus précaires qui reçoivent la Bourse Famille [un revenu minimal de type assistancialiste]. Couche pour laquelle le PT est d’ailleurs devenu indispensable.

C’est ce que nous rappelle le personnage de Félix Krull, de Thomas Mann, qui après avoir fait l’expérience d’une double vie confesse: «J’ai compris que le changement de vie n’a pas seulement produit un changement délicieux mais également un certain sentiment d’oubli à l’intérieur de moi-même, dans le sens où tous les souvenirs de ma vie antérieure ont été exilés de mon âme.»

Ce qui nous aide à comprendre pourquoi Lula fait maintenant l’éloge des «usineiros», c'est-à-dire des grands propriétaires terriens, engagés dans le business de l'éthanol. (traduit par A l'encontre)
 

1. En brésilien, on parle des peoes, c’est-à-dire de ces fantassins inconnus, anonymes qui ont mené la lutte contre la dictature et le pouvoir des firmes transnationales et nationales qui s’appuyaient sur la dictature [Réd.]

2. En sociologie des réseaux sociaux, selon un terme utilisé par Simmel, le tertius gaudens est le troisième larron qui tire les marrons du feu; une position qui confère au joueur un pouvoir unique d’intervention entre deux agents, pouvoir de jouer l’un contre l’autre. Ce qui était le cas pour Lula dans la direction du PT [Réd.]

* Ricardo Antunes est un des sociologues les plus connus du Brésil. Il enseigne à l’Université de Campinas (Etat de Sao Paolo). Il est l’auteur de nombreux ouvrages, dont l’un sera publié aux Editions Page deux.

(22 avril 2007)

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