Débat

Jean-Marie Harribey et Joseph Stiglitz

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Commission Stiglitz: la richesse à tout prix

Jean-Marie Harribey *

Le débat public sur la richesse et la manière de la mesurer prend de l’ampleur. A cela, plusieurs raisons. D’abord, la crise écologique a ravivé les critiques anciennes du principal indicateur d’activité économique, le produit intérieur brut (PIB), trop souvent sommairement considéré comme un indicateur pertinent de richesse ou de bien-être.

Mais, au-delà de l’indicateur, c’est l’objet de la mesure qui est lui-même questionné: qu’est-ce que la richesse, si on ne la limite pas à sa seule composante marchande ? La très grande inégalité de la répartition des richesses est aussi une raison d’y regarder de près, notamment parce que la répartition de la richesse a une influence sur son volume.

Enfin, de nombreuses recherches sont menées dans le monde pour proposer et même construire des indicateurs alternatifs ou complémentaires au PIB. C’est dans ce contexte que vient d’être publié le projet d’avis du Conseil économique, social et environnemental (CESE-France) et que la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi s’apprête à rendre ses conclusions au Président Nicolas Sarkozy. [Voir ci-dessous un article précédent de Jean-Marie Harribey «Les indicateurs de la richesse ou la fascination du capital», publié le 7 juin 2009].

Dans l’ensemble, ces rapports ont le mérite de rappeler les limites du PIB et de se faire l’écho de nombreux travaux d’institutions officielles ou d’organismes indépendants cherchant d’autres instruments de mesure.

On peut regretter toutefois que la préférence soit accordée à un indicateur élaboré par la Banque mondiale, l’épargne nette ajustée. Cette dernière se déduit du PIB en retranchant la dépréciation du capital économique et une estimation des dégradations du «capital naturel», mesurée par le coût de réparation, et en ajoutant l’investissement en «capital humain». Or, il est pratiquement certain que jamais le coût de production des activités réparatrices ne pourra donner la «valeur» de la nature. De plus, ajouter les dépenses d’investissement en formation suppose qu’elles ne soient pas déjà comptées dans le PIB en tant qu’activités éducatives ou bien qu’on ajoute un stock de «capital humain» à des flux.

Et ramener la nature et les connaissances humaines à du capital comporte le risque de ne les concevoir que comme des instruments à rentabiliser. Ce risque est tellement peu pris en compte que, implicitement, il est postulé que toutes les sortes de capital sont interchangeables, substituables les unes aux autres. C’était déjà le principe énoncé dans un modèle économique sophistiqué par Stiglitz en 1974 [1]. C’est aussi celui que défendait récemment en disant que les connaissances croissantes pourraient suppléer indéfiniment aux ressources naturelles épuisées. [2].

Afin d’impulser une intervention citoyenne dans ce débat jusque-là réservé aux experts, et surtout aux experts officiels et peu critiques, s’est créé le collectif FAIR (Forum pour des indicateurs de richesse). Jean Gadrey, principal animateur de ce collectif, a publié dans Le Monde (13 juin 2009) une tribune intitulée «Pour une société du plein emploi sans croissance».

Il développe deux idées. La première est qu’il faut rejeter la croissance économique et les gains de productivité. Or, croissance et gains de productivité ne sont pas toujours synonymes. La croissance économique est certes le plus souvent fondée sur des gains de productivité, mais il peut y avoir des gains de productivité sans qu’ils soient utilisés pour accroître la production.

De plus, les gains de productivité peuvent être obtenus grâce à l’amélioration des connaissances et des techniques et pas nécessairement en intensifiant le travail. Autrement dit, rejeter définitivement toute amélioration de la productivité n’a pas plus de sens que de vouloir l’augmenter indéfiniment.

La deuxième idée défendue par Jean Gadrey porte sur l’enregistrement de la croissance dans les comptes nationaux. «Le fait est massif, écrit-il: produire des biens (ou des services) de façon écologiquement durable exige plus de travail que produire les “mêmes” biens en détruisant les ressources naturelles et le climat. Or, les comptes actuels de la croissance et des gains de productivité ne font aucune différence entre ces deux types de production. Supposons qu’on remplace progressivement l’agriculture industrielle, avec ses innombrables dommages collatéraux sur l’environnement et sur la santé, par de l’agriculture biologique de proximité. A production identique en quantité, il faudrait approximativement 50% d’emplois en plus. Les comptes nationaux actuels nous diront alors que la croissance est nulle (même quantité produite) et que la productivité du travail baisse. Pourtant on aura créé de nombreux emplois, il y aura plus de valeur ajoutée agricole, et surtout la qualité et la durabilité de la production auront été bouleversées positivement.»

Cette deuxième idée comporte des éléments exacts et des éléments contestables. Sont exacts les faits que, dans le cas proposé par Jean Gadrey, la productivité du travail agricole baisse si on la mesure en quantité physique, et que le nombre d’emplois va augmenter si le temps de travail individuel ne baisse pas. Mais, si la production agricole productiviste est remplacée par la production agricole biologique, et si le nombre de quintaux de blé biologique est égal à l’ancien nombre de quintaux productivistes, les comptables nationaux enregistreront certes le même volume, mais ils n’enregistreront pas la même valeur, pour la simple raison, indiquée par Jean Gadrey lui-même, que le quintal de blé biologique vaudra davantage, parce que plus de travail aura été nécessaire, plus de précautions environnementales auront été prises, etc.

Au final, la productivité de ce travail baissera en volume, mais, comme la productivité pour l’ensemble de l’économie sera mesurée monétairement, on ne peut savoir à l’avance si ce qui figurera au numérateur de la productivité, la fameuse «valeur ajoutée», aura diminué parce que les volumes auront plus diminué que n’auront augmenté les prix monétaires ou bien aura augmenté parce que les volumes auront moins diminué que n’auront augmenté les prix, et si, une fois connue l’évolution du numérateur, celle-ci sera plus ou moins forte que celle du dénominateur, la quantité de travail.

Et ce problème n’a rien à voir avec la prise en compte de l’inflation. Si certains prix augmentent à cause de l’amélioration de la qualité ayant nécessité plus d’efforts de toutes sortes, les comptables nationaux peuvent atténuer la hausse des prix par l’effet qualité (dans ce cas, le volume s’en trouvera amoindri) ou bien laisser les prix tels qu’ils apparaissent.

Mais, de mon point de vue, il est préférable qu’on ne traficote pas trop les prix, car il faut considérer que, par exemple, un quintal de maïs OGM et un quintal de maïs biologique sont deux produits différents. Et tant mieux si la comptabilité nationale permet de les distinguer en ne gommant pas la différence des prix dans l’évaluation de l’agrégat global. C’est la raison pour laquelle on ne peut prévoir, comme le font hâtivement certains partisans de la décroissance, dans quel sens évoluera le PIB dans le cas où on passerait à une économie anti-productiviste. Une économie économe [3].

De ce fait, l’article de Jean Gadrey est étonnant parce que, après avoir dit que les comptables nationaux n’enregistreront pas de valeur supplémentaire en passant du productiviste au bio, il exprime le contraire: «Il y a une contrepartie à cette stratégie alternative pour un plein emploi sans croissance des quantités: les biens et de services issus de productions durables sont en général plus chers que les anciens, justement parce qu’ils sont plus riches en emplois et en valeur ajoutée.»

Le tête-à-queue provient du passage d’un raisonnement sur un produit unique, qui peut s’effectuer directement en volume physique, à un raisonnement sur un grand nombre de produits, qui ne peut s’effectuer que via les prix monétaires.

En retour, la méthode statistique par laquelle on va isoler dans les prix ce qui est censé relever de la qualité aura une conséquence sur l’importance de la variation des prix enregistrée officiellement, laquelle déterminera le niveau de la hausse de certains revenus fixés politiquement, comme le SMIC [4] et les minima sociaux [5]. Reconnaissances sociales des prix et des salaires sont donc liées. Si on doit progresser vers une économie «propre» avec certains coûts de production (et donc des prix) plus élevés, la mise à disposition de toute la population de ces produits de bonne qualité doit passer par une réduction des inégalités de revenus.

Les artifices de calcul de l’effet qualité ne pourraient que biaiser les débats sur la revalorisation du SMIC par exemple. La conclusion de cette discussion est que, comme le dit Jean Gadrey, «il va falloir privilégier des solutions économisant non plus seulement le travail (gains de productivité), mais aussi, de plus en plus, les ressources naturelles et les rejets (gains de durabilité)». Cela signifie donc que les deux types de gains ne s’opposent pas nécessairement. Aussi ne faut-il pas sous-estimer l’importance de la poursuite de la réduction du temps de travail individuel, trop souvent confondue avec la variation du temps de travail global dans la société (c’est-à-dire avec celle du nombre d’emplois).

Ce n’est vraiment pas le moment tandis que le gouvernement français envisage de reculer l’âge de la retraite à 67 ans. A la racine de cette fausse opposition entre gains de productivité et gains de durabilité, il y a la confusion entre l’utilité, c’est-à-dire la valeur d’usage (notion qualitative), et la valeur d’échange (notion quantitative), incommensurables entre elles. Tant que les économistes affichant une position critique ne renoueront pas avec l’économie politique et sa critique, cette confusion perdurera et fragilisera leur discours

* Jean-Marie Harribey, coprésident d’attac-France, professeur d’économie auprès de l’Université de Bordeaux. Texte publié par UFAL-Flash avec mention: Jean-Marie Harribey pour «Alternatives Economiques» ; source: Alternatives économiques.

1. J. Stiglitz, « Growth with exhaustible natural resources: efficient and optimalgrowth paths », Review of Economic Studies, Symposium on the Economics of Exhaustible Resources, Edinburgh, Longman Group Limited, vol. 41, 1974, p. 123-137.

2. J.P. Fitoussi et E. Laurent, La nouvelle écologie, Seuil, 2008 , coll. La République des idées.

3. Voir à ce sujet l’ouvrage de Jean-Marie Harribey, L’économie économe. Le développement soutenable par la réduction du temps de travail. Ed. L’Harmattan, Col. Logiques économiques, 1997 (réd.)

4. SMIC: salaire minimum interprofessionnel de croissance en France ; il se situait à hauteur de 8.71 euros de l'heure au 1er juillet 2008, soit un SMIC mensuel de 1321.04 euros pour 35 heures hebdomadaire ; le 1er juillet 2009, la revalorisation du SMIC pourrait n’être que de seulement 1,25% ; plus de 2 millions de salarié·e·s, en France, sont concernés. (réd.)

5. Le système français de minima sociaux, prestations sociales versées sous conditions de ressources et visant à assurer un revenu minimal à une personne ou à sa famille, comporte neuf dispositifs applicables sur l’ensemble du territoire et un dispositif spécifique aux départements d’outre-mer (Guadeloupe, Martinique, etc.). Parmi, ces dispositifs, on peut mentionner: le revenu minimum d’insertion (RMI); l’allocation de solidarité spécifique (ASS) ; l’allocation équivalent retraite (AER) ; l’allocation supplémentaire d’invalidité (ASI), etc.

(19 / 20 juin 2009)

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Les indicateurs de la richesse ou la fascination du capital

Jean-Marie Harribey

Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) vient de rendre public, le 11 mai 2009, un projet d’avis présenté par le rapporteur Philippe Le Clézio: «Les indicateurs du développement durable et l’empreinte écologique»

Il propose une synthèse sur les insuffisances du PIB comme indicateur de richesse et surtout de bien-être, et il passe en revue les pistes explorées pour construire d’autres indicateurs permettant de prendre en compte les exigences de soutenabilité sociale et écologique. Au passage, il souligne les faiblesses méthodologiques de l’indicateur «empreinte». Puisque ce rapport se pique de méthodologie, est-il lui-même exempt des faiblesses qu’il est prompt à repérer ailleurs ?

Le CESE commence par confondre monétaire et marchand, et, ce qui en est la suite logique, non monétaire et non marchand. Ainsi, il dit: «chaque fois qu’une activité passe du non marchand au marchand, le PIB augmente» (p. 9), ce qui est faux car le PIB inclut les activités monétaires non marchandes exercées notamment dans le cadre des administrations publiques d’État (éducation, santé) ou des collectivités locales. Le CESE n’aurait raison que s’il s’agissait d’inclure dans le PIB ce qui relève aujourd’hui du non monétaire, projet qu’il serait alors nécessaire de discuter. Puis, il entretient une ambiguïté sur le loisir en regrettant que le PIB ne tienne «aucun compte du “loisir”, c’est-à-dire des activités non monétarisées » (p. 9 et 62). Il n’est pas loin de commettre la même erreur que Stiglitz qui souhaite intégrer dans le PIB la valeur du loisir et du temps libre. À la racine de ces erreurs se trouve la confusion entre valeur et richesse que nous évoquons souvent.

Contredisant ce qu’il avait dit précédemment, le CESE livre un commentaire désopilant sur l’intégration du non marchand dans le PIB: «Initialement cantonné aux activités pour lesquelles existent des prix de marché, il a, en 1973, été enrichi avec la prise en compte de certaines activités non marchandes (éducation, santé, administration…), comptabilisées au coût des facteurs, sans tenir compte ni de leur qualité ni des résultats effectifs. On suppose ainsi que la valeur de ces services est, pour les usagers, égale à leur coût de production (alors que celui-ci n’est pas significatif de l’état sanitaire ou du niveau d’instruction d’une population, par exemple) et que leur productivité est constante (avec les difficultés que pose, par exemple, la mesure de celle des enseignants), ce qui revient à les “dévaloriser” par rapport aux biens et services marchands.» (p. 59).

Ces deux phrases sont un condensé de toute l’incapacité de la théorie dominante à comprendre quoi que ce soit à ce que sont la valeur et la richesse.

Premièrement, ce qui fait la différence entre un prix de marché et l’évaluation des services non marchands au coût des facteurs, c’est que, dans un cas, le profit s’ajoute au coût de production et, dans le second, il n’y a pas de profit. La différence ne tient donc pas à la question de la qualité ou des résultats pour l’usager. Ici, on retrouve l’illusion consistant à penser que la valeur économique est fondée sur la valeur d’usage, illusion entretenue aussi bien par l’idéologie néo-classique que par ceux qui ont cru répondre de nouvelle manière à la question «Qu’est-ce que la richesse ?».

Deuxièmement, le coût de production de la santé et de l’éducation n’est pas plus ni moins significatif de l’état sanitaire et de l’éducation que le coût de production des automobiles ne reflète la qualité des déplacements dans les embouteillages.

Troisièmement, en admettant que la productivité dans les services non marchands reste constante (ce qui resterait à prouver) et qu’elle augmente dans la production de marchandises, ce sont ces dernières qui seraient dévalorisées.

Après cette dernière erreur, il ne reste plus au CESE qu’à proposer la notion de «valeur ajoutée d’usage durable» (p. 12) qui est un petit bijou d’embrouillamini. Comment faut-il comprendre cette notion ? Une valeur ajoutée qui aura un usage durable ? Cela ne voudrait strictement rien dire car la valeur ajoutée est un flux monétaire. Une valeur d’usage durable ? Ce serait un signe de soutenabilité véritable, mais cela ne peut être tiré de la valeur économique.

Le CESE se méprend sur la différence entre produit brut et produit net: «le PIB comptabilise comme une production courante la valeur des ressources naturelles mises sur le marché mais néglige les atteintes à l’environnement parce qu’aucun agent n’en supporte les coûts (externalités négatives) ; les mesures classiques du produit intérieur net (PIN) ne tiennent d’ailleurs compte ni de l’épuisement des ressources ni de la dégradation des actifs naturels» (p. 10 et 66). La première partie de cette phrase est exacte ; la seconde est erronée car si l’on veut défalquer l’épuisement et la dégradation de la nature, c’est au PIB qu’il faut l’ôter et non pas au PIN.

Le CESE reprend à son compte les notions de capital naturel et de capital humain, sans aucune distance critique par rapport à ces concepts directement issus de l’idéologie néo-classique, tendant à tout réduire à du capital, susceptible de valorisation financière. De plus, «le “capital humain” (non reconnu dans le cadre comptable mais qui représenterait 80 % des richesses d’une économie, voire davantage)» (p. 11) est ici envisagé comme un stock qui pourrait être intégré dans un flux courant de richesse créée !

Le CESE regrette que l’empreinte écologique n’envisage pas la substitution du capital économique au capital naturel (p. 41), après avoir souligné que l’hypothèse de substituabilité relevait d’une conception faible de la soutenabilité (p. 13) !

Le CESE approuve largement l’indicateur habilité par la Banque mondiale, l’épargne nette ajustée, l’une des multiples variantes des indicateurs de développement soutenable imaginés au cours des dernières années: bien-être durable, progrès véritable, PIB vert, etc.

Le point commun de toutes ces tentatives est de soustraire du PIB la dépréciation du capital économique et une estimation des dégradations du «capital naturel», mesurée par le coût de réparation, et d’ajouter l’investissement en «capital humain». Premièrement, il est pratiquement certain que jamais le coût de production des activités réparatrices ne pourra donner la «valeur» de la nature. Deuxièmement, ajouter les dépenses d’investissement en formation suppose qu’elles ne soient pas déjà comptées dans le PIB en tant qu’activités éducatives ou bien qu’on ajoute un stock de «capital humain» à des flux.

Devant tant d’impasses et de raccourcis méthodologiques, on se dit qu’il doit y avoir une fascination exercée par le capital qui anéantit tout esprit critique. Le fétichisme doit être cela.

Je suis conscient que mon commentaire mériterait de plus amples développements, mais que le lecteur me pardonne de renvoyer à deux de mes ouvrages: L’économie économe (Harmattan,1997), Raconte-moi la crise, Edition le Bord de l’eau. 2009.

(7 / 20 juin 2009)

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