Débat

 

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Protectionnisme: oui, non, comment ?

Christophe Ramaux *, Thomas Coutrot ** et Isaac Joshua ***

Face aux déchaînements de la mise en concurrence des salarié·e·s à l’échelle mondiale, un débat s’est ouvert dans les cercles d’économistes «anti-libéraux» sur le thème du protectionnisme.

Nous avons déjà publié sur ce site l’échange entre Michel Husson et Jacques Sapir «Le protectionnisme, un moyen pour des politiques alternatives ?» le 2 janvier 2007. Nous continuons ici avec trois contributions.

Toutefois, il est possible de s’interroger sur au moins une question. Au-delà des différences (réelles) d’approche entre les trois auteurs, les propositions, plus ou moins concrètes, mises en avant, répondent à un constat conjoint qui intègre la gravité de la régression sociale et le déni massif des besoins sociaux. Deux éléments «complémentaires» qui sont au cœur du capitalisme mondialisé.

Dès lors, les «pressions» sous diverses formes) pour  aboutir à mettre en œuvre les diverses options proposées nécessitent une force de mobilisations d’une ampleur énorme. Une mobilisation qui se heurtera à une résistance acharnée des classes dominante. Dès lors, on ne saisit pas bien ce qui ferait que ces revendications, options soient plus réalistes, plus praticables que des revendications portant en elles la mise en question, à la racine, de la propriété privée des moyens de production, de communication, de transport stratégique. Autrement dit, une perspective – assise sur les besoins sociaux et leurs exigences actives d’être reconnus comme des droits et cela à partir d’une auto-activité socio-politique diversifiée des salarié·e·s – de transformation radicale du système, de réactualisation du socialisme. Or, dans ces trois contributions, la question de la propriété privée n’est pas posée, ou du moins n’est pas abordée de face, malgré les apports de Thomas Coutrot effectués sous l’angle d’une radicalisation démocratique. Peut-être est-ce dû aux restrictions liées au sujet mis en débat. (Réd.)

 

I

Protectionnisme: lever un tabou

Christophe Ramaux *

Le protectionnisme est tabou pour une partie de la gauche non libérale. Les bonnes raisons ne manquent pas.

Il peut verser dans le nationalisme. La doxa nous le rappelle inlassablement en parlant dans les deux cas de    tentation.  Il  peut accréditer l’idée que la contrainte extérieure explique tout – entre autres, l’austérité salariale, le démantèlement des droits sociaux – et désarmer en laissant entendre qu’aucune autre politique ne serait, en    l’attendant, possible. Il passerait outre que ce sont les firmes multinationales qui organisent les choix de localisation de leurs investissements – dont les dé-localisations au sens strict (fermer ici pour transférer là-    bas) ne sont qu’une infime partie – ou de leurs achats (sous-traitance,  etc.). 

Enfin,  il empêcherait le développement des pays moins développés en leur interdisant l’accès aux innovations technologiques (si on brime les investissements) et la possibilité de bénéficier de leurs avantages comparatifs (si on restreint leurs exportations). Ce dernier argument renvoie à certains bienfaits des échanges et de la concurrence que    reconnaît donc, à l’occasion, la gauche non-libérale: c’est un point positif tant elle peine à le faire par ailleurs.

Mais les bonnes raisons ne font pas raison. Et ce d’autant moins qu’il faut prendre la mesure du caractère radicalement nouveau de l’actuelle mondialisation. Avec elle, une partie du capital s’emploie à établir un  régime inédit de mise en concurrence généralisé des pays et de la main-d’œuvre. Un régime de déflation salariale comme le souligne J. L. Gréau dans L’avenir du capitalisme (Gallimard). La protection sociale, le droit du travail ou les services publics sont alors autant de cibles.

Preuve de sa redoutable cohérence, le néo-libéralisme s’emploie simultanément à saper la démocratie politique, soit le fondement politique de l’État social. Et cela en discréditant son cadre d’exercice principal qu’est l’État-nation citoyen (avec l’éloge par le bas du communautarisme,  du régionalisme et de la décentralisation aveugle et celui  par le haut des institutions supra-nationales).

Que faire ? Ne pas nier l’ampleur des enjeux d’abord. La mise en concurrence est réelle. Les entreprises    implantées dans les pays émergents - Chine et Inde en tête - ne réalisent pas seulement des produits bas de gamme. Elles sont déjà en mesure, et cela sera plus vrai encore demain, de produire des biens et services complexes.

Certes la France accueille aussi des investissements étrangers. Mais ils sont souvent d’une autre nature: rachat d’entreprises, de capacités de production déjà existantes, ici ; implantations de nouvelles capacités de production là-bas.

Parce qu’elle est généralisée, la concurrence opère aussi à l’intérieur de l’Union européenne (UE). De la part des nouveaux membres bien sûr, mais aussi, depuis quelque temps, de la part de l’Allemagne. La raison économique, si du moins on ne la réduit pas à celle de la finance, exige de rompre à la fois avec la libéralisation financière et le libre-échangisme. Les pays moins développés ont besoin d’investissements étrangers pour accéder aux innovations technologiques. Ils n’ont rien à gagner, si ce n’est la dépendance, à une croissance tirée par les exportations. C’est bien la satisfaction des immenses besoins de leurs peuples qui doit la tirer. La raison démocratique l’exige tout autant. N’est-ce pas la possibilité pour les communautés de citoyens de choisir leur destin qui est en jeu ? La concurrence, les échanges, ont évidemment du bon. On ne peut néanmoins confier au marché, ni a fortiori au capital, le pilotage exclusif de l’économie. Celui-ci exige aussi de l’intervention publique. Ce qui est vrai de façon générale, l’est pour les relations économiques internationales. Dans la Grande transformation  – ouvrage qui vaut surtout pour ses intuitions – K. Polanyi retient une définition large du protectionnisme en y intégrant la protection sociale et commerciale. Cela donne une boussole: ni économie de marché, ni tout – Etat, et donc ni libre-échange, ni protectionnisme intégral.

Le plaidoyer en faveur d’un néo-protectionnisme (voir le sitehttp://www.protectionnisme.eu) va, de ce point de vue, dans le bon sens: il s’agit, en relançant notamment le Tarif extérieur commun de l’Union européenne,  de permettre à la concurrence de s’exercer, mais de façon régulée et à l’intérieur de zones relativement homogènes.  Cela permettrait  de réduire les  échanges  internationaux et  donc la pollution.  Ce néo-protectionnisme ne suffit pas à dessiner un projet global à opposer aux libéraux. Il ne répond pas à la    concurrence entre pays d’une même zone.  Sans cette pièce-là, nul projet cohérent cependant.

 

II

Pour en finir avec le libre-échange... et le protectionnisme

Thomas Coutrot **

Rompre avec le libre-échange (voir la contribution ci-dessus de Christophe Ramaux) ? C’est sans aucun doute indispensable si l’on veut limiter la concurrence effrénée que le néolibéralisme a instauré    entre les peuples du monde, et qui tire partout vers le bas la condition salariale. D’autant plus nécessaire qu’on doit viser une réduction drastique des transports, surtout routiers et aériens, qui contribuent pour plus du tiers à l’émission des gaz à effets de serre.

Toute la question est de savoir comment rompre avec le libre-échange. Le «néo-protectionnisme» européen  que Christophe Ramaux appelle de ses vœux signifie le rétablissement de droits de douane aux frontières de l’Union, de façon à rendre moins compétitives les importations en provenance des pays tiers.

L’idée paraît de bon sens: en protégeant les entreprises européennes de la concurrence extérieure, on leur permettra de préserver les emplois. Ce bon sens est malheureusement illusoire. Étant donné les rapports de force sociaux qui  prévalent aujourd’hui, rien ne garantit que les entreprises ainsi protégées de la concurrence choisiront de développer l’emploi. Il y a fort à parier que beaucoup d’entre elles augmenteront leurs prix pour accroître leurs profits: c’est ce qu’ont montré la plupart des épisodes protectionnistes du passé. L’inflation, encore renforcée par le renchérissement des importations, rognera le pouvoir d’achat des salaires. Les capitalistes des secteurs protégés y gagneront certainement ; les salariés et les chômeurs, c’est beaucoup moins sûr.

Le protectionnisme consiste à protéger les capitalistes nationaux de la concurrence étrangère en espérant que cela profitera aussi aux salariés. Conçu indépendamment d’une transformation radicale des rapports de force sociaux, c’est une simple illusion. Face aux délocalisations, aux licenciements et aux fermetures d’entreprises, ce n’est pas le retour à des barrières douanières qu’il faut exiger, mais la conquête de droits démocratiques nouveaux dans la sphère économique.

Droit des salariés à opposer leur veto à des projets d’investissement    nuisibles à leur emploi ou à leur santé. Droit des usagers, des associations et des collectivités locales à refuser des décisions dangereuses pour l’environnement et les populations. Droit des consommateurs à connaître précisément et de façon fiable le contenu social et environnemental des produits et services qu’ils achètent.    Droit de la société civile à exercer son contrôle sur les décisions économiques majeures qui affectent la vie de tous. C’est seulement par une telle transformation des rapports de force, qu’un nouveau partage des richesses deviendra possible, plus favorable à la création d’emplois et à la satisfaction des besoins sociaux et écologiques.

Pour inverser la tendance à la croissance exponentielle des transports, il faut promouvoir la création par l’Union européenne d’une taxe globale sur le kilomètre parcouru par les marchandises. Si on taxe à 0,01%  chaque km parcouru par un bien, cela revient à une surtaxe de 1% pour 100 km, 10% pour 1 000 km et 100%  pour 10 000 km. (Évidemment la taxe pourrait aussi être dégressive, de façon à dissuader les transports intra-communautaires ; elle pourrait aussi être combinée avec une taxe sur les émissions de CO2).

 Le néo-protectionnisme est par essence unilatéral: l’Union européenne (UE)  – ou la France – imposerait des taxes dissuasives aux marchandises provenant de l’étranger, notamment des pays pauvres. Une telle politique appellerait nécessairement des mesures de rétorsion et une dynamique de conflits commerciaux entre    nations.

Il porte un risque de division mortelle entre les mouvements sociaux par dessus les frontières. Comment expliquer dans un Forum Social Mondial à un syndicaliste indien que nous appelons notre État à empêcher les produits de son travail d’atteindre nos marchés ? À l’inverse, l’exigence des nouveaux droits économiques favorise une offensive concertée des mouvements sociaux contre les transnationales. La taxe sur le kilomètre, elle aussi, est porteuse d’unité: puisqu’elle    s’applique également aux exportations des pays riches, les producteurs du Sud bénéficieraient donc aussi  d’une certaine protection.

Alors que le protectionnisme tarifaire et unilatéral est une alliance illusoire entre capitalistes et travailleurs du Nord pour se protéger de la concurrence des travailleurs du Sud, les exigences de démocratisation des décisions économiques et d’instauration de taxes globales permettent une    convergence des revendications sociales au Nord et au Sud. Le mouvement altermondialiste ne peut pas se    contenter de répéter les formules éculées du passé: il doit innover pour remplir sa promesse d’être le grand    mouvement internationaliste d’émancipation de ce XXIe siècle.

 

III

Mondialisation sauvage ou New Deal

Isaac Joshua ***

Un débat s’est instauré dans les colonnes de l’hebdomadaire Politis sur la question du protectionnisme. À la chronique de Christophe Ramaux  – intitulée «Protectionnisme: lever un tabou» – a répondu celle de Thomas  Coutrot: «Pour  en finir  avec  le libre-échange... et  le    protectionnisme».

Pour faire face à l’universelle mise en concurrence des forces de travail, Ramaux propose l’instauration d’un néo-protectionnisme.

Il s’agit, dit-il, «en relançant notamment le Tarif extérieur commun de l’Union    européenne, de permettre à la concurrence de s’exercer, mais de façon régulée et à l’intérieur de zones    relativement homogènes».

Il évoque lui-même certaines des objections à sa proposition, mais n’insiste pas  sur celle qui me paraît essentielle: le protectionnisme est par nature unilatéral et il oppose ceux que nous voudrions réunir dans un combat commun, les peuples du Nord et ceux des zones émergentes.

Toute mesure unilatérale européenne de protection serait ressentie par des peuples cherchant à sortir du sous-développement comme un acte hostile de riches défendant leurs «privilèges». T. Coutrot souligne ce point, à juste titre, et affirme que la véritable réponse est «la conquête de droits  démocratiques nouveaux»: droit des usagers, des consommateurs ou encore de la société civile à «exercer son contrôle sur les décisions économiques majeures qui affectent la vie de tous». Droit des salariés à opposer leur veto à des projets d’investissement nuisibles à leur emploi ou à leur santé. Le dispositif est alléchant, mais est-il à la hauteur de l’enjeu ? On peut en douter, car on s’attaque ainsi aux effets, mais pas aux causes.

Si le libre-échange demeure ce qu’il est, si les frontières sont, comme elles le sont de fait aujourd’hui, ouvertes aux biens manufacturés et aux services des pays émergents, la menace s’amplifiera et les mesures de défense des salarié·e·s risquent de devenir de plus en plus inopérantes.

Un veto n’évite pas l’événement qui l’a provoqué: il consiste simplement à dire «non», et si la mer monte, la digue, quelle qu’elle    soit, finira par être submergée. Par ailleurs, T. Coutrot souligne que l’imposition de taxes dissuasives «porte un risque de division mortelle entre les mouvements sociaux par dessus les frontières». Certainement, mais n’en est-il pas de même si la croissance de l’emploi dans les pays émergents est menacée, non par l’imposition de    nouvelles taxes européennes, mais par la multiplication, dans cette même zone européenne, de «droits de veto» des salarié·e·s ou de la société civile, à l’encontre par exemple d’une délocalisation en direction de l’Inde ?   

Un syndicaliste indien ne verrait dans ces «droits nouveaux» qu’un protectionnisme déguisé: ce ne serait pour lui qu’une autre façon pour les pays «riches» de défendre les positions dont ils jouissent face aux pauvres de la planète.

À mon sens, il faudrait faire basculer le centre de gravité de la politique de l’émergence, du «tiré par les exportations» vers un développement autocentré qui se tournerait vers les immenses besoins non satisfaits des populations locales.

La traduction de cette orientation devrait être des accords commerciaux bi ou multilatéraux soumis à de fréquentes révisions (incluant éventuellement quotas, clauses de sauvegarde et droits compensatoires), des accords qui soumettraient à contrôle les flux commerciaux dans les deux sens.   

Mais c’est ce que propose Ramaux, dira-t-on. Pas tout à fait. Ramaux dit que les pays moins développés  «n’ont rien à gagner» au modèle actuel, ce que je ne crois pas.

Quoi qu’on en pense, les taux de croissance de la Chine ou de l’Inde pèsent lourd dans la balance. Mondialisation sauvage ou New Deal, telle est l’alternative: le pendant du décrochage de la locomotive exportations devrait être l’instauration d’une  véritable aide publique au développement, massive, d’ampleur, continue. Il ne s’agit pas simplement de revenir en arrière, en restaurant les anciens volumes de l’aide: il faut faire bien plus et mieux, en matière d’infrastructures, d’éducation, de formation, de transferts de technologie. Les difficultés de l’entreprise sont évidentes, mais la bataille vaut d’être menée, du seul fait qu’elle change les termes du problème.  Si elle était obtenue, une telle reconfiguration de l’espace mondial mettrait l’accord politique au centre du dispositif, instaurant la protection sans le protectionnisme. Soumis à une pression concurrentielle allégée, les    travailleurs des pays développés pourraient plus facilement s’opposer à leurs employeurs. Ceux des pays émergents, moins tentés par l’alliance avec leur bourgeoisie pour conquérir les marchés mondiaux,    prendraient le chemin de la lutte contre leurs propres employeurs. On rendrait à chaque zone (développée ou    émergente) son autonomie et aux travailleurs et travailleuses de chacune d’elles la capacité de s’opposer aux profits exorbitants et à l’insolent enrichissement d’une minorité.  

* Christophe Ramaux est économiste, maître de conférences à l'Université. Paris I (Panthéon-Sorbonne). Il a publié, entre autres, Emploi: Eloge de la stabilité. L’Etat social contre la flexicurité, Eds. Mille et une Nuits, 2006, 320 pages. L’article ci-dessous a été publié dans l’hebdomadaire Politis du 1.02. 2007.

** Thomas Coutrot, économiste, travail à la DARES (Ministère du travail), auteur, entre autres, Critique de l’organisation du travail (La Découverte, Repères, 2002) et  de Démocratie contre capitalisme, Eds. La Dispute (2005). Sa contribution a été publiée le 8.02. 2007.

*** Isaac Johsua est maître de conférences en sciences économiques à l’Université Paris XI, membre de la    Fondation Copernic et du Conseil scientifique d’Attac. Il a publié, entre autres, Le grand tournant. Une interrogation sur l'avenir du capital , PUF, Actuel Marx, 2003 etUne trajectoire du Capital. De la crise de 1929 à celle de la nouvelle économie. Eds Syllepses (2006)

(11 mars 2007)

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