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Derrière les rhétoriques managériales

Danilo Martuccelli *

Faut-il prendre pour argent comptant les discours de l’épanouissement dans le monde de l’entreprise ? S’il ne fait pas de doute que la mystique de l’accomplissement et la manie de l’évaluation convoitent l’implication maximale des salariés dans leur travail, il serait un peu rapide de conclure à leur adhésion sans nuance. Bien au contraire, il semble que cette appropriation fonctionne comme une mise à distance, voire comme une bombe à retardement contre le nouvel esprit capitaliste.

Qu’est-ce que les expériences contemporaines de domination nous enseignent sur la rhétorique et les nouvelles pratiques de gouvernance managériales ? La question est loin d’être superflue. En effet, il est souvent de mise de prendre pour argent comptant – c’est-à-dire pour des pratiques réelles – les discours que les pouvoirs entretiennent sur eux. Pourtant, c’est bel et bien un abîme qui sépare les unes des autres. Et comme on le verra, les nouveaux discours managériaux échappent nullement à cette loi. Pour comprendre la domination à l’œuvre dans le travail, il est nécessaire de raisonner en trois temps. D’abord, il faut accepter que les pratiques diffèrent de ce qu’énoncent les discours officiels, mais surtout tirer toutes les conclusions qui s’imposent. Ensuite, il est nécessaire de bien comprendre cette tension. Et ce n’est que dans un troisième temps qu’il est possible d’envisager, en partant de cette expérience, de nouvelles possibilités d’émancipation.

Bref constat iconoclaste

Les pratiques de domination sont inséparables d’un ensemble de discours de légitimation, souvent dénommés idéologie, hégémonie ou violence symbolique par lequel les individus, dupés, se résignent à son emprise. Pas de domination sans travail de légitimation et de dissimulation. C’est en partant de ce constat que bien des analystes trouvent un sens à leurs efforts critiques. Face aux capacités des agents de la domination à la cacher, et à rendre méconnaissables les mécanismes qui la produisent, il faut que la pensée de l’émancipation ne cesse, elle, d’en dévoiler les dessous. Combat d’autant plus épuisant et inachevable, que les premiers auraient une capacité de vampirisation sans limite, grâce à leurs compétences constamment renouvelées à «récupérer» en temps réel, les successifs dévoilements émancipateurs. Face à cette hydre, la libération devient un travail de Sisyphe: chaque fois que l’on coupe une tête, il en apparaît d’autres...

Mais une série de constats majeurs minimise la pertinence de ce type de lectures. En tout premier lieu, il faut reconnaître que l’imposition idéologique ne se réalise jamais dans des termes homogènes et globaux. Le travail de sape critique est réel et profond dans nos sociétés – d’ailleurs, sans présumer de ses forces, c’est bien ce que ne cesse de faire, numéro après numéro, une revue comme Vacarme ! Plus encore, comme d’excellentes études historiques l’ont mis à jour, cette imposition idéologique n’a jamais pu se réaliser de façon unitaire et totalisante dans le passé, étant donné notamment les limites traditionnelles de sa diffusion et l’importance des contestations [1]. En tout cas, et s’agissant de la société contemporaine, comment négliger l’accroissement des compétences critiques de ses acteurs ? Comment d’ailleurs une réalité désormais aussi «dévoilée» pourrait-elle être active avec autant de force après plus d’un siècle et demi d’interpellation critique ? Cela ne veut pas dire, bien entendu, que la domination culturelle a disparu, mais qu’elle échoue à imposer une représentation unique du monde actuel. En fait, la question majeure est de comprendre simultanément l’indubitable expansion des compétences critiques et le maintien de la domination. C’est cette équation, et ses différentes résolutions possibles, qui doivent devenir l’objet majeur de la réflexion. Les acteurs continuent quotidiennement à «consentir», à «fonctionner», à respecter la plupart des «autorités» en place. Pourtant, les dominations ne se vivent plus que très rarement avec l’évidence prêtée jadis aux formes durablement légitimes.

En fait, l’idée que la domination se maintient par le biais de l’intériorisation d’une idéologie dominante est probablement l’affirmation la plus discutable de toute la sociologie de la domination. L’erreur, plusieurs fois centenaire, est pourtant simple: elle consiste encore et toujours à prendre les discours des dominants pour des pratiques réelles, et le silence des dominés comme une preuve de leur consentement mental. Or, qu’il n’y ait pas de manifestation explicite et ouverte de contestation ne veut aucunement dire qu’il n’y ait pas de résistance ! Les fantaisies, les rêveries, les rumeurs, les blagues, le renversement imaginaire des situations (le «monde-à-l’envers» si fréquent parmi les esclaves ou les mouvements millénaristes), l’art de la dissimulation, bref, toutes ces paroles ou pratiques occultes sont bien des manières d’exprimer une colère, une humiliation ou une désapprobation, pour modeste qu’en soient les expressions publiques choisies [2].

Ces constats, tellement massifs au long de l’histoire, et tellement évidents dans la période contemporaine, sont si permanents que l’on ne peut que s’interroger avec étonnement sur la séduction de la thèse de l’idéologie dominante. Sa force procède en partie d’une confusion. Il n’y a pas nécessairement d’adhésion «spirituelle» des dominés, mais tout simplement un accord, au moins apparent, entre leurs pratiques et l’ordre social en place. Pourtant, cette acceptation pratique n’empêche pas les contestations plus ou moins cachées de s’exprimer. D’ailleurs, le respect apparent des règles n’est pas contradictoire avec la conscience des dominés de l’injustice qui leur est faite. Autrement dit, et contrairement à ce que la thèse de l’idéologie dominante souligne d’habitude, le monde imaginaire et discursif des dominés échappe toujours à l’emprise d’une inculcation culturelle homogène. En revanche, au niveau de leurs pratiques, ils sont contraints de se plier aux règles de fonctionnement d’un ordre social qu’ils éprouvent comme un système inébranlable. L’acteur, individuel ou collectif, est obligé de respecter une contrainte exogène qui lui fait éprouver un sentiment d’impuissance.

Ce nouveau mécanisme de la domination, comprenons-le bien, n’est pas seulement antithétique à son dévoilement. À certains égards, il est même possible d’affirmer qu’il a besoin d’être connu pour pouvoir fonctionner correctement. Le défi à affronter ne consiste plus alors à traquer l’«essence» de la domination derrière l’«illusion» idéologique. La visibilité de la domination comme contrainte, à la suite de l’affaiblissement de ses dimensions proprement idéologiques, signe les limites de cette ancienne stratégie. C’est au travers de la transparence, et au milieu de compétences critiques croissantes qui la «dévoilent», que s’exercent aujourd’hui les contraintes de la domination. C’est alors une série de contraintes, éprouvées et présentées comme des contraintes insurmontables, qui en est le cœur. Le centre de gravité se déplace de l’imposition idéologique aux nouvelles manières de présenter et de faire fonctionner les contraintes. Désormais, la fermeture pratique des horizons l’emporte sur les méconnaissances. C’est d’ici qu’il faut partir pour comprendre les expériences ordinaires de domination dans le monde du travail.

Contrôle, implication, évaluation

L’expansion du capitalisme est allée de pair avec une augmentation des contrôles du travail, au travers d’un mouvement en cercles concentriques qui, partant de l’usine, s’est progressivement répandu à d’autres domaines d’activités (le tertiaire) et à des salariés en positions hiérarchiques (cadres). Mais surtout, la philosophie du contrôle s’est infléchie. À la différence de la conception classique de l’Organisation Scientifique du Travail qui visait à neutraliser, voire éliminer, de la manière la plus radicale possible, l’apport subjectif dans le travail, le management contemporain vise, depuis quelques décennies, presque à l’inverse, à bien reconnaître et canaliser cet apport afin de susciter ce que Jean-Pierre Durand appelle l’implication contrainte du salarié [3]. C’est sans doute, en ce qui concerne le travail, le noyau idéologique de la nouvelle gouvernance des entreprises.

Mais il ne faut pas en rester aux manifestations de surface. En effet, si les cadres et les professions intermédiaires semblent adhérer aux valeurs de l’entreprise davantage que les ouvriers ou les employés, ce n’est pas là l’essentiel. Bien plus importantes sont les manières effectives qui installent la dynamique entre le contrôle objectif et l’implication subjective. Et là il faut se rendre à l’évidence: tous les salariés sont aujourd’hui soumis à des évaluations, qu’il s’agisse des évaluations périodiques par résultats (notamment chez les cadres) ou d’un contrôle plus constant et direct par surveillance disciplinaire (surtout parmi les ouvriers et les employés). Dans une enquête que nous venons d’achever, les témoignages ont été nombreux à ce sujet. Rose, par exemple, femme de chambre dans un parc thématique en région parisienne, parle d’un contrôle «militaire», «avec des gens qui passent derrière vous pour vérifier [...] Il y a une manière de mettre la housse de couette, si ce n’est pas mis convenablement on vous enlève tout et vous devez tout refaire... Dans la salle de bains vous devez tout enlever, pas de trace d’eau, même une petite gouttelette et on vous fait refaire toute la salle de bains, les toilettes, il faut faire les cuvettes à fond pour qu’il n’y a pas de trace ni d’urine, ni de poil, ni de cheveux... il faut faire à fond, tout, tout, tout» [4].

Mais d’autres fois l’encadrement hiérarchique direct perd progressivement de sa centralité au profit d’autres mécanismes de contrôle exigeant davantage d’implication personnelle. Cela passe par une individualisation des contraintes: fiches de suivi individuel, entretien annuel, primes personnalisées, coopérations forcées dans des équipes de travail... Or cette demande accrue d’implication subjective (cible privilégiée du discours managérial) s’accompagne d’une augmentation importante et régulière de la surveillance. C’est ainsi, par exemple, que l’augmentation des mécanismes de contrôle, notamment à l’aide de nouveaux dispositifs techniques, permet de mieux détecter les erreurs dans les chaînes de montage, et surtout, de trouver rapidement le responsable. Sophie, ouvrière dans une usine d’automobiles, l’évoque: «c’est une boîte pas plus grande que ça, c’est posé sur les voitures et avec ça ils peuvent savoir à quel moment, quelle heure, quel atelier, à la minute, la voiture où elle passe. Donc, dès qu’une machine s’arrête, ça bipe et donc, «pourquoi t’as arrêté ?», «pourquoi t’as un arrêt ?», «Pourquoi ceci, pourquoi cela, et à cause de quoi, et à cause de qui ?» Souvent c’est à cause de qui». Tout en leur dictant de facto leur conduite, il s’agit donc moins de susciter l’implication des individus en tant qu’acteurs, que de les confronter à une forme de dévolution particulière de leurs actes légitimant les sanctions qui peuvent y être associées. La sanction devient une menace omniprésente. Bernadette, formatrice, le résume bien: «on ne se sent pas protégé par le système. La formule qu’on utilise c’est... «on ouvre son parapluie parce que quoi qu’il arrive on est toujours responsable de la situation»». Hélène, éducatrice, est encore plus explicite: «L’injustice pour moi c’est de rendre quelqu’un responsable alors qu’il n’est pas à l’origine du problème».

L’irrésistible ascension de l’évaluation

Au couple contrôle et implication, le discours managérial a donc ajouté un troisième élément, l’évaluation, – constituant ainsi un trio explosif. Mais si, d’emblée, l’évaluation semble aller de pair avec le contrôle, en fait elle est incomparablement plus ambivalente. Elle possède trois grandes caractéristiques propres.

En tout premier lieu, son importance est inséparable de l’entrée dans une société de services où l’activité de travail et la productivité deviennent globalement plus difficiles à mesurer. Du coup, on assiste à une déferlante de critères ne parvenant de fait souvent pas à autre chose qu’à une gangrène de la mesure. Vincent de Gaulejac parle ainsi avec justesse et humour de la quantophrénie, cette maladie managériale voulant partout et toujours traduire toute la vie sociale en signes mathématiques [5].

En deuxième lieu, tout en étant une forme de contrôle, l’évaluation introduit de nouvelles marges d’action pour les salariés puisqu’elle fait intervenir la variable temps. De plus en plus d’acteurs travaillent en effet dans des espaces où les contraintes permettent des doses importantes d’autonomie, puisque leur rappel est épisodique. Pour désigner ce processus, Philippe Zarifian parle à juste titre d’un rappel «à l’élastique»: l’individu peut tirer sur l’élastique pendant longtemps, sans qu’à aucun moment il ne puisse cependant oublier la contrainte (l’évaluation) qui pèse sur lui [6]. En fait, à ce sujet, les délais des évaluations sont un signe de plus en plus important du prestige statutaire d’un métier: à l’évaluation-contrôle presque permanent du côté des ouvriers s’opposent les évaluations annuelles, presque sans contrôle direct, de bien des cadres.

En troisième lieu, l’évaluation a transformé en profondeur le pouvoir discrétionnaire des chefs. Dans notre enquête, les dénonciations ont été à ce sujet tellement massives qu’il n’est pas injustifié de parler d’une véritable crise du système de reconnaissance du mérite au travail. Ce mécontentement se traduit massivement par une contestation des hiérarchies, dont la raison ultime est à trouver précisément du côté de l’évaluation, du flou indépassable qui l’entoure souvent et qui se traduit, très paradoxalement, par l’octroi d’un supplément de mandat au personnel d’encadrement censé la réduire par des notations constantes et régulières. Du coup, la promotion, le licenciement ou l’augmentation de salaire se lestent d’une nouvelle signification. Ils deviennent plus que jamais des preuves d’une reconnaissance au travail. Dans ce jeu, les supérieurs hiérarchiques ont un rôle déterminant, d’autant plus que les critères de jugement sont loin d’avoir une clarté absolue et que les conséquences en sont loin d’être négligeables. Les normes qui définissent les compétences managériales comme le «potentiel» ou la «disponibilité» sont, par exemple lors des promotions, des justifications importantes du différentiel de carrière entre les hommes et les femmes. Au fur et à mesure que les dimensions collectives de qualification au travail s’estompent au profit de la logique des compétences, le jugement des chefs gagne en importance. Dans un univers où la qualité du travail effectué est de plus en plus définie par le seul regard des autres, leur capacité à brimer les subalternes n’a fait qu’augmenter.

Le résultat est dès lors prévisible. Les organisations, sans que cela soit une nouveauté radicale, voient se sur-accentuer conjointement arbitraire et flatterie. Il faut se faire bien voir et donc savoir se montrer. Le processus est partout intense. Chez les cadres, la carrière étant un des objectifs majeurs de l’implication au travail, «tout» devient bon pour des promotions dont l’ancienneté n’est plus le critère déterminant (et n’opère plus donc, comme naguère, en tant que frein des ambitions). Chez les ouvriers ou les employés, l’affaissement de la force de la conscience de classe, et l’exiguïté des récompenses qui restent d’actualité, poussent à une surenchère d’attitudes de zèle ou de flagornerie. Pour décrire ce nouvel univers courtisan, les salariés, notamment ceux qui travaillent dans des grands groupes, emploient alors souvent les mots de délation ou de lèche-bottes. Thomas, ouvrier, l’exprime avec clarté: «On a beau essayer de faire de son mieux, on n’arrive à rien». Il insiste sur le fait que pour «monter» «il faut en mettre plein les yeux»... Pierre, ouvrier, travaillant dans une autre entreprise, va dans le même sens: n’ayant pas un eu droit à un coefficient, il demande des explications à son chef d’équipe qui lui répond ««Pierre je n’ai pas à te demander de me cirer les pompes, parce que c’est évident...» Alors, là, quand on vous dit des choses comme ça, on vous fait comprendre que si je ne rentrais pas dans ses directives, je pouvais aller me rhabiller... Ca m’a horrifié d’abord d’écouter ça de la bouche de mon chef d’équipe et à partir de ce moment j’ai eu une réticence vis-à-vis de lui et de tout ce qu’il me demandait, des heures supplémentaires et autres, niet, c’était fini. On m’a pris pour un con...»

Comprenons-bien la nature exacte de cette tension. Le travail s’inscrit désormais dans un modèle ayant importé dans l’entreprise le discours moderniste de la réalisation de soi, engendrant ainsi une inflation d’attentes – un processus renforcé par le risque désormais structurel de sur-qualification de la main-d’œuvre. Du coup, les diverses injonctions à l’implication sur le lieu de travail peuvent devenir tôt ou tard un facteur important de frustration professionnelle. Les individus ne peuvent qu’avoir le sentiment que leur engagement, augmentant en intensité, est insuffisamment récompensé, un sentiment que la modération salariale et les licenciements accentuent bien entendu par ailleurs. À terme, c’est la dénonciation du système de reconnaissance du mérite qui est bel et bien la cible principale. Ce n’est, notons-le, ni la hiérarchie en tant que telle qui est rejetée, ni la légitimité de l’aspiration à une promotion qui est remise en question. De ce point de vue, les individus adhèrent, pour l’essentiel, aux principes de l’organisation productive. Il n’y a pas de contestation de ces valeurs centrales. En revanche, ils se considèrent systématiquement comme mal jugés et lésés dans l’évaluation portée sur eux. Se dessine alors, derrière cette forte personnalisation du conflit social, la généralisation d’un sentiment d’injustice d’un nouveau type. François, technicien, le résume: «Moi j’ai envie d’être reconnu pour ma valeur, alors si je suis bon, je veux être reconnu comme bon, si je suis mauvais, je veux bien être reconnu comme mauvais. Mais maintenant si je ne me fais pas valoir, et ça, j’arrive pas, j’arrive pas... Maintenant j’ai l’impression qu’il n’y a plus que ça, savoir se vendre...»

Les nouveaux chemins de la critique: le mensonge et l’hypocrisie

L’augmentation et la transformation des contrôles, l’appel à la plus grande implication subjective, la difficulté à évaluer bien des formes contemporaines du travail, et l’expansion du pouvoir discrétionnaire des chefs alimentent un profond sentiment de méfiance vis-à-vis des organisations. La profusion des discours prônant et demandant de l’implication et de l’engagement s’inverse alors, engendrant le sentiment d’évoluer dans un monde «bidon» où les individus sont contraints à une multitude de mécanismes de participation qui se défont d’eux-mêmes. Tout est ainsi susceptible de passer au crible d’une critique à consonance morale. Les acteurs ne cessent alors de percevoir l’organisation à distance des discours prônés par la culture de l’entreprise.

Les objectifs, la rationalité des résultats et la chasse à la rentabilité à tout prix ? Evidemment que l’impératif du profit est une exigence centrale, mais, prônée et exaltée comme figure idéale, elle connaît des démentis trop flagrants et des gaspillages trop grossiers [7]. Si les salariés baignent dans le langage de la sur-efficacité généralisée et de la quête éperdue du profit, dans la réalité, et hormis pour quelques moments précis ou pour quelques acteurs stratégiques, l’essentiel de la vie quotidienne au travail se déroule de manière bien plus molle. Comment peuvent-ils oublier les marges d’action qui restent entre leurs mains, et la prolifération de niches d’oisiveté au cœur des entreprises, dont Corinne Maier vient de donner récemment un aperçu humoristique et à succès ? [8] Y compris parmi les cadres supérieurs, ou les commerciaux, voire dans la sacro-sainte figure du trader, il est possible de repérer, à l’encontre du mythe de la rapidité et de la nécessaire réactivité en temps réel, la présence d’importantes routines, lenteurs et activités contre-productives [9]. Bernard, agent de la CPAM, l’évoque avec humeur: «Dès qu’on avait pointé, certains disaient: ‘Le plus dur est fait... !’ En fait, on faisait notre quota, on se dépêchait de travailler le matin, comme ça l’après-midi c’était plus cool...»

L’entretien annuel ? Bien d’études soulignent, là encore, le caractère «bidon» du processus de fixation des objectifs. Bien sûr, c’est un moment «tendu», mais il ne faut pas exagérer: bien des intéressés reconnaissent, y compris les commerciaux, qu’ils parviennent à imposer, par la négociation, des objectifs suffisamment faibles pour pouvoir être atteints [10]. Pauline, cadre, résume: «C’est subjectif, ce qui compte en fait ce sont les deux mois précédents...». Joseph, ouvrier, est plus caustique: «Mon premier entretien, je suis arrivé dans le bureau... mon entretien était déjà rempli ! Il m’a dit: ‘Tu n’as plus qu’à signer là...’».

L’écoute des salariés, les groupes de travail et la responsabilité partagée ? Comment négliger que dans une importante enquête effectuée par la CFDT, un nombre considérable des salariés n’avaient tout simplement aucun «souvenir» des conséquences de la mise en place d’un management participatif dans leur entreprise ? [11] L’expérience d’Antoine dans un groupe de travail n’est pas rare: il ne voit rien d’autre qu’une stratégie pour imposer des décisions «à la fin on nous a dit, "les ingénieurs ont fait ça, donc ce sera ça". Donc je n’ai pas trop aimé qu’ils nous imposent quelque chose alors qu’on nous a demandé de participer à trouver une amélioration».

Ces constats – que l’on pourrait multiplier tant ils ont été massifs dans notre enquête – ne sont pas anecdotiques. Bien entendu, ils ne sont nullement univoques, et ils alternent avec des affirmations bien plus positives sur les entreprises. Pourtant, ils cernent bien une forme particulière de méfiance qui va surtout à l’encontre d’une certaine vision managériale de l’entreprise, et, à certains égards, d’une partie des conclusions établies par la sociologie du travail. La raison est simple et provient de la perspective choisie. En effet, le regard, par et au niveau des individus travaillant dans une entreprise, dans ce qu’il comporte de proprement subjectif, donne une image différente de celle que suppose une entrée privilégiant par exemple les discours managériaux. Dans ces démarches, on souligne d’emblée, d’une manière ou d’une autre, la rationalité de la firme et des tâches, là où le regard individuel a plutôt tendance à souligner les absurdités et surtout les mensonges organisationnels. C’est pourtant un point fondamental. Le taylorisme a donné lieu à un discours contestataire soulignant, par le biais d’une conscience de classe, le savoir-faire et l’apport subjectif sans lesquels il ne pouvait pas y avoir de travail. Le management contemporain donne lieu à un discours contestataire mettant notamment en avant le caractère «bidon» des procédures, et derrière elle, toute l’hypocrisie présente dans l’entreprise.

Disons-le sans ambages: les discours, aujourd’hui tonitruants, de l’implication au travail, contiennent déjà, en germe, les semences de la prochaine révolte. La dénonciation de la bidonnerie managériale sera le fer de lance des nouvelles critiques sociales: le discours de l’implication au travail, et les exigences de reconnaissance qu’elle suppose et auxquelles elle oblige, est la contradiction culturelle fondamentale du monde du travail. Sur ce point, il ne nous semble pas possible de suivre la lecture de Luc Boltanski et Eve Chiapello quant à la récupération dont aurait été objet la critique artistique dans le capitalisme contemporain [12]. Etablie à partir d’une enquête portant sur les rhétoriques managériales et non pas sur les expériences au travail, la conclusion est juste au niveau de l’inflexion à l’œuvre dans les discours (effectivement, l’implication et la réalisation de soi sont désormais prônées dans l’entreprise), mais fautive en ce qui concerne l’expérience des acteurs. Ces derniers ne sont tout simplement pas dupes, mais de plus ils finissent par avoir le sentiment qu’ils sont pris dans un monde globalement bidon. Derrière la récupération de la critique artistique est en fait à l’œuvre une véritable explosion critique. Elle s’énonce moins au nom de l’authenticité que de la vérité. Dans ce sens, la désactivation relative de la critique artistique ne pousse pas à une ré-émergence de la critique sociale. L’avenir de la critique s’écrira par le détour, plus que par le retour, vers une forme de travail critique, si chère aux moralistes français du XVIIe siècle, de la dénonciation de l’hypocrisie du monde. Le progrès de la critique passe par ce retour en arrière, par la récupération de cette tradition. Il est en tout cas, aujourd’hui, le talon d’Achille le plus durable de toutes les nouvelles formes de domination au travail: la dénonciation de l’hypocrisie, des fausses promesses, des leurres et des mensonges dont est faite la vie professionnelle.

Ne nous trompons pas alors de conclusion. Ce sentiment généralisé de méfiance vis-à-vis des organisations productives est plus ou moins grand selon les individus, mais il est très répandu. Certes la culture d’entreprise est une réalité et bien des salariés y adhèrent, en tout cas momentanément, ou au moins font semblant d’y adhérer. Les deux points sont décisifs. D’une part, les adhésions ne sont souvent que transitoires. Plus ou moins vite, un nombre important de salariés font l’expérience de la désillusion, voire de l’amertume, vis-à-vis des promesses non tenues par les nouveaux discours managériaux. D’autre part, et du coup, la plupart d’entre eux s’éprouvent comme étant contraints par des situations face auxquelles ils ne sont pas dupes. D’un côté donc, lorsqu’on observe de l’extérieur les conduites, on ne peut qu’avoir le sentiment d’une forte adhésion des individus aux cultures organisationnelles. De l’autre côté, lorsqu’on se penche vers les expériences, on ne peut qu’être frappé par la force et la constance de leurs sentiments de méfiance et de désillusion ou par la profusion de leurs états d’âme. Le fossé entre le monde de la parole et le monde de l’action est extrême. Les scribouillards managériaux comme une partie de l’intelligentsia éclairée insistent, à l’unisson, les uns pour le louer, les autres pour le dénoncer, mais tous surestiment la force de séduction et la cohérence de ce nouveau discours idéologique. Les salariés, eux, par le biais de leurs investissements tempo-dégradables ou de leur sentiment de non-reconnaissance, soulignent dans leur ensemble, au contraire, les limites insurmontables de ces stratégies. C’est en creusant ce nouvel abîme entre l’expérience vécue et les discours managériaux que la critique retombera sur ses pieds.

Si on replace cette conclusion dans une perspective historique, l’apparent paradoxe se dissout. Ce n’est ni la première fois, et ce n’est certainement pas la dernière, que le capitalisme s’assoit sur une branche pourrie. C’est même une de ses indéniables forces historiques que de savoir puiser sa vitalité dans ce qui le ronge de l’intérieur. Et de se reproduire au milieu de contradictions flagrantes. Aujourd’hui, avec les discours managériaux de l’implication, du culte de la performance et de l’excellence, avec la multiplication des mécanismes d’évaluation et de participation, nous vivons, avec une force inouïe, un de ces moments dont le capitalisme a le secret. L’ensemble de cette production discursive et de ces dispositifs pratiques devient progressivement la plus grande machine imaginable à délégitimer le capitalisme – logé en son cœur – et produite par lui-même.

* Cet article a été publié dans la revue française Vacarme.

[1] N. Abercrombie, S.Hill, B.S.Turner, The Dominant Ideology Thesis, London, George Allen and Unwin, 1980.

[2] J.C. Scott, Domination and the Arts of Resistance, New Haven & London, Yale University, 1990.

[3] J.-P. Durand, La chaîne invisible, Paris, Seuil, 2004.

[4] Pour cette citation et les suivantes, cf. D. Martuccelli, Forgé par l’épreuve, Paris, Armand Colin, 2006.

[5] V. de Gaulejac, La société malade de la gestion, Paris, Seuil, 2005, pp.70-72.

[6] P. Zarifian, «Travail, modulation et puissance d’action», L’Homme et la Société, n°152-153, 2004.

[7] C. Kerdellant, Le prix de l’incompétence, Paris, Denoël, 2000.

[8] C. Maier, Bonjour paresse, Paris, Michalon, 2004.

[9] O. Godechot, Les traders, Paris, La Découverte, 2001

[10] O. Cousin, Les cadres: grandeur et incertitude, Paris, L’Harmattan, 2004.

[11] CFDT, Le travail en questions, Paris, Syros, 2001.

[12] L. Boltanski, E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

(8 septembre 2007)

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