Débat
Alain Badiou
«Le volontarisme de Sarkozy,
c’est d’abord l’oppression des plus faibles»
Entretien avec Alain Badiou *
De quoi Alain Badiou est-il le nom ? D’une nouvelle utopie face à la crise du capitalisme ? Ou d’une dérive dangereuse de l’extrême gauche vers les vieilles lunes léninistes ? D’un pas en avant ou d’une terrible régression ? Une chose est sûre : à 72 ans, Alain Badiou est devenu une figure contestée, mais centrale, du débat intellectuel français, à la fois par ses travaux de philosophe et son engagement politique.
L’homme est double. Elève de Louis Althusser, pilier du département de philosophie de l’université de Vincennes dans les années 1970, le Badiou philosophe s’est démarqué de la déconstruction façon Derrida, ou du moralisme des nouveaux philosophes. Il a préféré se lancer dans l’élaboration d’un système philosophique sophistiqué, d’inspiration platonicienne, où les mathématiques jouent un rôle important, et qui lui vaut une certaine renommée dans le monde universitaire anglo-saxon.
Le Badiou politique, lui, par ses essais accessibles au grand public, mais aussi comme fondateur d’un groupuscule d’inspiration maoïste, l’Organisation politique, défend depuis trente ans l’idée d’un «universalisme révolutionnaire», à travers par exemple les figures de Marx, Mao ou saint Paul. En 2006, ses critiques de la politique israélienne lui ont valu d’être accusé d’antisémitisme par Eric Marty dans la revue les Temps modernes . L’année suivante, son pamphlet intitulé De quoi Sarkozy est-il le nom ?, jugé outrancier par certains, a rencontré une notoriété médiatique inattendue, mais aussi un surcroît de polémique (introduction de Libération)
Votre travail philosophique et votre engagement à l’extrême gauche remontent aux années 70. Pourtant, ces dernières années, vous êtes devenu le symbole d’une nouvelle radicalité intellectuelle, qui critique le libéralisme, le réformisme et même la démocratie. Comment expliquez-vous le phénomène ?
«Radicalité» est un terme que je n’emploie guère. Venu de l’anglais, il semble désigner un au-delà de la gauche, voire un au-delà de l’extrême gauche, là où à l’œil nu on ne voit plus rien ! Je préfère lui donner son sens premier : prendre les choses à la racine, au niveau de leur constitution essentielle. Car c’est une définition possible de la philosophie. Si les intermédiaires médiatiques ont récemment découvert ma «radicalité» politique et intellectuelle, c’est parce que je n’ai pas changé depuis les années 70, une période où, sous l’adjectif «révolutionnaire», la radicalité politique se portait bien. Pendant les années 80, beaucoup ont renoncé et moi, je suis resté fidèle. Pourquoi cette fidélité est-elle devenue visible, médiatique ? L’explication est à chercher dans l’évidence d’une vacuité du jeu politique officiel. Il y a une crise de la politique, une crise de l’Etat. L’écart entre la vie des gens et ce que le pouvoir fait, ou refuse de faire, s’agrandit. Cette crise politique, qui est aussi une crise idéologique, contribue au regain d’intérêt pour les pensées qui essaient d’aller à la racine des choses.
Votre pamphlet, De quoi Sarkozy est-il le nom ?, a rencontré un écho inattendu il y a un an. Quel bilan faites-vous aujourd’hui de la politique du président de la République ?
Un bilan conforme à ce qu’on pouvait redouter. Son volontarisme s’applique à ce à quoi il peut s’appliquer, c’est-à-dire à travers l’oppression des plus faibles, singulièrement les ouvriers de provenance étrangère, et à l’extension sans frein, par des lois scélérates, de l’appareil répressif. Les «réformes» vont toutes dans le même sens : un Etat autoritaire et antipopulaire, que tout obstacle importune. Sarkozy procède à vive allure au démantèlement du système éducatif et, plus grave encore, du secteur hospitalier. La désignation du malade mental à la vindicte publique est l’un des aspects les plus révulsifs de sa politique. Ces derniers mois, la crise financière l’a pris à contre-pied. Il essaie de la gérer par des effets d’annonce, mais il ne fait rien d’autre que ce que les gouvernements font partout : sauver les banques avec des fonds publics.
Vous avez parlé, à son propos, de «pétainisme transcendantal». N’était-ce pas outrancier ?
Cette formule visait à inscrire Nicolas Sarkozy dans l’histoire d’une certaine réaction française, celle de la Restauration contre la République, de Juin 1848 contre les ouvriers, des Versaillais contre la Commune, des colonialistes contre les «indigènes», une réaction qui n’a jamais accepté, depuis la Révolution de 1792-1794, l’existence d’une politique populaire et révolutionnaire. Une réaction dont je décris les invariants, par exemple la persécution affichée des plus faibles ou la référence à des discours naturalistes et biologisants, comme on l’a vu dans la bouche de Sarkozy sur l’homme noir ou sur les malades mentaux. Tout comme Pétain voulait être l’homme qui en finirait avec les horreurs du Front populaire, Sarkozy a déclaré qu’il voulait en finir avec Mai 68.
Ne serait-il pas plus juste de parler de bonapartisme ?
Le bonapartisme s’accompagne d’une dimension militaire. Sarkozy est plutôt lié aux milieux d’affaires. Proposons «orléanisme dur».
La gauche réformiste mène elle aussi la critique du sarkozysme. Pourtant, vous semblez dire qu’elle ne s’en différencie pas vraiment. Le PS et l’UMP, est-ce la même chose pour vous ?
Dans la longue durée, oui. La complicité du Parti socialiste et de la droite se scelle dès les années 80. La dérégulation financière, la promotion de Tapie et du carriérisme individuel, les limitations du regroupement familial, les camps de rétention, c’est la gauche qui les a faits. C’est Mauroy et Defferre qui ont stigmatisé les grévistes de Flins comme des islamistes, c’est avec les socialistes qu’on a remplacé le mot «ouvrier» par le mot «immigré» ou «clandestin». Le Parti socialiste a été chargé au long cours de la pédagogie procapitaliste en direction des classes moyennes et populaires et de sa conséquence immédiate : le durcissement de la répression policière dans les banlieues. Néanmoins, il existe maintenant, au sein même de la gauche réformiste, une frange violemment hostile à Sarkozy. Le décalage entre la mollesse du jeu parlementaire et cette animosité qui n’a pas encore trouvé sa forme définit la gauche actuelle.
Reprochez-vous à la gauche de préférer la réforme à la révolution ?
On ne vit plus dans cette opposition. «Révolution» est aujourd’hui un concept vide et même le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) ne prépare pas la révolution. Pour établir une comparaison historique, je dirais que nous sommes dans une situation comparable à celle des années 1840. La Restauration a eu lieu, le capitalisme s’est installé dans toute son extension, l’idée de révolution paraît définitivement enterrée - on raconte alors sur Robespierre et Saint-Just ce qu’on dit aujourd’hui sur Mao et Lénine. Quand aux républicains, qui incarnent alors la gauche, ils sont, comme nos socialistes d’ajourd’hui, absorbés par le jeu parlementaire, et on verra en 1848 comment ils vont se faire voler leur apparente victoire par Napoléon III. Or, ce qui s’est passé d’important à l’époque, c’est une reconstruction intellectuelle, nourrie par des expériences politiques ouvrières isolées : les communismes utopiques, le Manifeste de Marx, etc. Mais cette effervescence passe d’abord, comme il est normal, inaperçue.
Sauf que depuis, l’expérience communiste a eu lieu, et que la gauche antitotalitaire en a fait la critique… radicale.
Les antitotalitaires du XXIe siècle ne sont pas différents des idéologues du début du XXIe siècle (Constant, Tocqueville…). Les restaurations s’accompagnent toujours d’une intelligentsia libérale qui refuse d’assumer le passé révolutionnaire et se tourne vers l’increvable doctrine libérale, dont elle profite : la liberté des opinions, l’Etat de droit, les élections, tout cela sans qu’on touche, sur le fond, aux inégalités et à la propriété privée.
Mais enfin, en terme d’efficacité économique comme de libertés politiques, le bilan des régimes communistes est désastreux !
Commençons par rappeler que ces régimes n’ont pas disparu sous l’effet d’un soulèvement populaire, d’une grande révolte, mais par une décision de leurs apparatchiks, de leurs gouvernements. La volonté des peuples n’a pas été déterminante ; au reste, des soulèvements populaires auraient été préférables : il en serait sorti des idées et une revendication de métamorphose interne du communiste. Quand au bilan lui-même, si vous jugez les expériences communistes selon les deux critères de l’efficacité économique et des libertés politiques, alors, elles ont perdu d’avance, car ce sont justement les critères de jugement du monde occidental. Le critère que ces expériences s’étaient fixé à elles-mêmes était tout à fait différent. Il s’agissait d’inventer et de déployer une réalité collective qui ne soit pas fondée sur la propriété privée. Il est clair que les moyens adoptés ont été désastreux. Doit-on pour autant renoncer au projet lui-même ? Au contraire ! Nous devons impérativement maintenir l’idée d’une société dont le moteur ne soit pas la propriété privée, l’égoïsme et la rapacité. On fait mine aujourd’hui de découvrir que les dirigeants des banques et leurs principaux clients sont des obsédés du gain. Mais le profit comme moteur de la vie sociale, c’est précisément ce dont le projet communiste veut débarrasser l’humanité.
Toutes les expériences ont échoué, au prix d’un nombre considérable de morts.
Plus que l’échec économique, ce qui me paraît important, c’est le bilan politique. Après l’écrasement dans le sang des insurrections ouvrières du XIXe siècle, les révolutionnaires du début du XXe siècle étaient obsédés par le problème de la victoire. Une révolution peut-elle enfin triompher ? Lénine a répondu en parlant d’organisation, de discipline de fer, de parti. De fait, si la Commune s’est effondrée, l’URSS a duré. Seulement, les formes d’organisation efficaces pour prendre le pouvoir se sont montrées inadaptées à la gestion d’un pays en temps de paix. On ne peut diriger l’agriculture ou l’industrie par des méthodes militaires. On ne peut pacifier une société collectiviste par la violence de l’Etat. Ce qu’il faut donc mettre en procès, c’est le choix de s’organiser en parti, ce qu’on peut appeler la «forme-parti».
Agir sans former un parti, n’est-ce pas ce que tentent les altermondialistes, les coordinations, etc ?
Je l’espère ! Mais on a beau parler réseau, technologie, Internet, consensus, ce type d’organisation n’a pas fait la preuve de son efficience. Pour le dire autrement, ceux qui n’ont rien - pas de capitaux, pas d’armes, pas de moyens médiatiques - n’ont que leur discipline, leur unité. Le problème d’une discipline politique qui ne soit pas calquée sur le militaire est un problème ouvert, expérimental. Gardons-nous des approches théoriques de la question, qui ramènent toujours à l’opposition entre le léninisme (l’organisation) et l’anarchisme (la mobilisation informelle). C’est-à-dire à l’opposition entre Etat et mouvement, qui est une impasse.
Vous critiquez avec véhémence la démocratie. Celle-ci a tout de même permis d’éliminer la violence dans les rapports sociaux.
Je suis pour l’Etat de droit, pour les droits de l’homme. Je ne les mets en cause que lorsqu’ils servent d’idéologie de couverture à des interventions militaires ou de justification à d’intolérables inégalités ou à des persécutions sous couvert de «démocratisme» culturel. La vérité est que la démocratie n’a permis de diminuer la violence intérieure des sociétés occidentales qu’en déplaçant cette violence vers l’extérieur. Les Etats-Unis sont en guerre de façon quasi-ininterrompue depuis un siècle et demi. Qu’il s’agisse de 14-18, des guerres de décolonisation, de la Corée, du Vietnam, de l’Irak, du conflit israélo-palestinien, sans oublier les guerres secondaires où les démocraties interviennent en sous-main (on ne sait toujours pas ce que la France a fait au Rwanda). Dire que, grâce aux démocraties, on est dans un monde sans violence, c’est une blague. La démocratie n’a pas éliminé la violence, elle l’a externalisée. Car une arène démocratique soumise au capitalisme, si elle veut durer, doit être aussi une arène de prospérité relative. Les procédures démocratiques en tant que telles ne suffisent pas à canaliser les conflits de classe née des disparités sociales. Pour éviter que ceux-ci ne dégénèrent en violence, il faut une prospérité qui se présente comme n’existant pas ailleurs. Dès lors, cette prospérité, il va falloir la protéger. Ce sera le protectionnisme, les lois contre les étrangers, les interventions militaires, etc. Une violence inouïe a accompagné l’accumulation primitive du capital et la constitution des démocraties. Il y a, au fondement de la prospérité du capitalisme, la disparition de peuples entiers (habitants des Caraïbes, de la Tasmanie…), des guerres et des massacres innombrables. Et cette violence continue. Elle ne va faire que s’accroître, croyez-moi. Sans un déploiement sans précédent d’initiatives politiques populaires de type nouveau, nous allons vers des guerres effrayantes.
Faudrait-il renoncer à vivre en démocratie ?
En tant que citoyen français, je sais que je jouis de privilèges nombreux. Je demande simplement qu’on ait la conscience de leur prix, qu’on sache que ce prix est de plus en plus élevé. Vous avez évoqué le nombre des victimes du communisme. On pourrait répondre que depuis les années 50, les Etats-Unis et leurs alliés occidentaux ont tué plus de gens que n’importe quel autre pays. Je reviens d’Israël et de Palestine, où j’ai vu ce mur qui serpente le long de la Cisjordanie. Quel foin n’avait-on pas fait sur le mur de Berlin ? Et maintenant, on construit des murs partout, en Palestine, au Mexique, avec un nombre de morts qui rivalise avec leurs équivalents communistes. Le rideau de fer empêchait les gens de sortir, les murs sécuritaires les empêchent d’entrer. Les Etats socialistes internalisaient la violence, la démocratie l’exporte. Etre le tortionnaire des autres peuples au lieu de son propre peuple, est-ce vraiment une chose dont il convient de se vanter sans mesure ?
Qu’entendez-vous par l'«hypothèse communiste» dont vous vous faites le défenseur ?
A peu près ce que Marx entendait par ce mot. C’est un pas en arrière, nécessaire pour détacher le communisme de la figure du parti-Etat et le ramener à sa nature première d’idée philosophique : une société dont le moteur ne serait pas la propriété privée, capable de s’engager dans un processus égalitaire que vient normer une conception neuve du droit. La grande difficulté demeure le pouvoir de l’Etat. Marx en prévoyait le dépérissement. Les régimes communistes, au contraire, ont mis en place des Etats surpuissants. Quels doivent être les limites de l’Etat ? Pour le moment, nous ne disposons pas sur ce point d’une doctrine éclairée. C’est pourquoi l’expérience politique, aujourd’hui, doit avoir l’Etat dans son champ, mais ne jamais en dépendre.
Avez-vous un programme concret ?
Le point clé est l’égalité. Cela passe par d’énergiques mesures anticapitalistes, un redéploiement des services publics, une refonte de l’Etat pour qu’il soit réellement l’Etat de tous, une liaison nouvelle entre éducation et travail, un internationalisme réinventé… Mais tout cela sera élaboré en situation, non comme programme abstrait.
L'«hypothèse communiste» est donc d’abord un ensemble de questions.
L’hypothèse communiste est une tentative pour réinvestir le présent d’un autre biais que celui de sa nécessité. La démocratie, de nos jours, consiste à dire qu’il n’y a pas d’autre norme possible que le gain. Tel est l’objet du consensus implicite entre la droite et la gauche ; telle est aussi ce que la crise financière dévoile au grand jour, avec les sommes colossales qui sont en jeu, les bonus des dirigeants d’entreprises, etc. On peut subir un tel système, on peut penser qu’il est le seul possible, mais peut-on, philosophiquement, le vouloir, ou le désirer ?
Entre le libéralisme et le communisme, n’y a-t-il pas place pour l’Etat-providence tel qu’on l’a connu jusqu’à la fin des années 70 ?
La révolution conservatrice des années 80 n’a pas été la rupture avec les Trente Glorieuses qu’on décrit parfois. La principale différence a été la disparition de la puissance des Etats socialistes. En faisant peur au capitalisme, ceux-ci permettaient aux organisations ouvrières des pays occidentaux d’obtenir des concessions importantes. Ce sera mon seul coup de chapeau à Staline : il faisait peur aux capitalistes. On voit ce qu’est aujourd’hui un capitalisme qui, provisoirement, n’a pas peur, un capitalisme en liberté. Il retrouve sa sauvagerie native.
Que pensez-vous du Nouveau parti anticapitaliste d’Olivier Besancenot ?
Je souhaite qu’il fasse 10 % aux prochaines élections, car cela mettra un peu de désordre amusant dans le jeu parlementaire. Mais ce sera sans ma voix, car je ne vote pas depuis juin 1968. Cette combinaison de la vieille forme-parti, à justification marxiste, et d’un jeu politique traditionnel (participation aux élections, gestion des pouvoirs locaux, noyautage des syndicats) renvoie tout simplement au bon vieux Parti communiste d’il y a quarante ans. Aujourd’hui, l’action militante doit se garder de deux écueils : d’abord, se définir à partir de l’Etat, car alors on revient nécessairement à la forme-parti. Ensuite, jouer le jeu électoral. D’abord parce que nous n’avons pas à valider la démocratie en son sens capitalo-parlementaire. Ensuite parce que, dès qu’on se présente à une élection, on veut être élu, puis réélu, avoir un groupe parlementaire, toucher des crédits officiels, etc. Pour le moment, ce qui compte, c’est de pratiquer l’organisation politique directe au milieu des masses populaires et d’expérimenter des formes nouvelles d’organisation. Il faut se tenir à distance et de la forme-parti et de l’Etat, et aussi savoir résister au fétichisme du «mouvement», lequel est toujours l’antichambre du désespoir. Le NPA n’en prend pas le chemin.
* Invité spécial du quotidien Libération, le philosophe Alain Badiou revient sur l’autoritarisme d’Etat, les limites de la démocratie et l’évolution des formes d’opposition. Propos recueilli par ERIC AESCHIMANN et LAURENT JOFFRIN. Cet entretien a été publié dans Libération du 27 janvier 2009.
(1er février 2009)
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