Economie

Jean-Marie Harribey

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Valeur réelle, travail et dividendes

Jean-Marie Harribey *

Un jour prochain, on dira: «cette crise aura permis de faire faire un bond à la théorie». Depuis hier, le Landerneau économique s’émeut: faut-il, en pleine récession, que les entreprises et, surtout, les banques qui ont reçu de l’argent à gogo de la part de la collectivité, distribuent des dividendes à leurs actionnaires ?

D’abord, si la question se pose, c’est que la crise n’est pas pour tout le monde. On annonce qu’en 2008, les entreprises cotées au CAC 40 (indice la Bourse de Paris) ont réalisé environ 90 milliards d’euros de bénéfices, soit à peine un peu moins que l’année précédente, et qu’elles pourraient en distribuer la moitié à leurs actionnaires. Et cela parce que les effets de la récession ne se sont pas encore fait sentir au niveau des bénéfices.  

Mais mon propos n’est pas là. Il existe en économie une théorie qui s’est attachée à renouveler la compréhension des mécanismes boursiers, notamment de la valeur des actions et autres actifs financiers. À partir d’une idée originale de Keynes, qui avait expliqué le comportement moutonnier des agents économiques dans une situation d’incertitude, le prix des actions en Bourse serait le résultat d’un mimétisme qui produirait le résultat attendu par la majorité. C’est ce qu’on appelle un phénomène auto-référentiel: ça monte parce que tout le monde croit que ça va monter, ça baisse pour la raison inverse. Il n’y aurait donc plus aucun critère objectif «fondamental» expliquant les aléas de la Bourse. Ainsi a pu être théorisée l’écart croissant, dans les périodes de bulles financières, entre la valorisation boursière et la réalité de la production dans les entreprises.

Deux économistes français, Michel Aglietta et André Orléan, dans des travaux reconnus, ont défriché ce terrain au cours des vingt dernières années. Ils ont développé une analyse de la monnaie et de la finance en opposition radicale avec toutes les conceptions habituelles. La valeur des actifs financiers n’aurait plus rien avoir avec des «fondamentaux objectifs», tels que l’anticipation des profits réels produits par les travailleurs dans les entreprises, qui donneront lieu à paiement de dividendes. Par extension, la valeur des marchandises elles-mêmes ne dépendrait plus des conditions de production. Seules des considérations subjectives, amplifiées jusqu’à l’extrême par les comportements moutonniers, seraient à l’œuvre. 

À la base de cette analyse, il y a une conception de la monnaie tout à fait originale. Aglietta et Orléan soutiennent que la monnaie est une institution sociale précédant les échanges, et non pas comme le croient les libéraux une conséquence de leur multiplication, le troc devenant trop mal commode. En effet, acceptée par tous, la monnaie est à la fois expression du désir de richesse et lien social. 

Mais pouvait-on en déduire que le choix d’un bien comme monnaie résultait seulement d’une imitation des individus entre eux? La monnaie est élue équivalent universel parce qu’elle est garantie par la puissance publique, et elle n’a de valeur que si, parallèlement, un travail productif est effectué. En abandonnant toute théorie de la valeur fondée sur le travail, on ne peut voir dans les excès de la finance qu’un phénomène uniquement auto-référentiel qui s’entretiendrait de lui-même sans aucun lien avec ce qui se déroule dans la production. Cette croyance empêche de voir la crise globale actuelle comme une crise de l’ordre social imposé par le capital, et conduisait naguère Aglietta, au sujet des retraites, à croire que «la finance était capable de transférer dans le temps des richesses réelles». La finance est seulement capable de transférer dans le temps la propriété des richesses. Encore faut-il que celles-ci soient produites. 

Eh bien, c’est l’actualité qui permet de trancher le débat. «Verser ou non des dividendes: le dilemme des sociétés en 2009», titre Le Monde du 15 janvier 2009. Monsieur Urs Peyer, professeur de finance à l’INSEAD (Institut européen d'administration des affaires, organisme privé, sis à Fontainbleau) déclare: «Les entreprises verseront un dividende plus faible que l’an passé, mais elles le verseront quand même pour éviter d’envoyer un signal trop négatif au marché».

Exit la théorie du mimétisme absolu. Exit la théorie qui prétendait qu’aucun «fondamental» ne gouvernait l’économie et la finance. Exit la croyance que l’on pouvait se passer d’une théorie objective de la valeur, surtout celle de Marx ! 

La boucle est ainsi bouclée. La crise financière nous avait montré que si les bulles finissent toujours par éclater, c’est bien parce que la valeur économique réelle ne peut être créée que par le travail. La dégradation de la condition salariale, c’est-à-dire l’augmentation de l’exploitation de la force de travail, avait nourri la financiarisation. Mais elle avait atteint un point au-delà duquel la finance planait au-dessus du vide. Aujourd’hui, nous avons sous les yeux la démonstration de la réciproque: les dirigeants d’entreprise verseront des dividendes pour signifier à leurs actionnaires que la réalité objective n’est pas si mauvaise que ça, puisque…ils vont se dépêcher à mettre en place des «plans sociaux…» 

De la théorie, on peut passer à la pratique. Tout cela nous convainc encore davantage que la proposition de diminuer les écarts de revenus distribués dans les entreprises est réaliste et juste, et qu’elle peut même être efficace. À quand un débat sur une fourchette de 1 à 4 ou 1 à 5 par exemple ?

* Co-président d’attac et professeur d’économie à l’Université de Bordeaux IV.

(26 janvier 2009)

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