Egypte

Mahalla

La journée du 6 avril: un changement important est en cours

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Une journée de mobilisation hors du commun

Aliaa Al-Korachi et Samar Al-Gamal

Nous avons déjà, sur ce site, publié deux articles, récemment, sur la «La bataille du pain» (en date du 25 mars 2008) et sur la préparation de la grève dans le textile du 6 avril (en date du 5 avril 2006) ainsi que sa jonction avec le mouvement de protestation populaire face à la politique brutale de paupérisation de la large majorité de la population par un pouvoir autoritaire et policier de plus en plus honni. Voici, pour information, un premier bilan effectué par des journalistes égyptiens de Al Ahram. Nous reviendrons sur cette situation d’une très grande importance pour toute cette région. (réd)

Des magasins en feu, des écoles incendiées, des pneus enflammés sur les rails des chemins de fer ... des grenades lacrymogènes et des balles en caoutchouc, la journée de grève générale a finalement mal tourné.

A environ 120 kilomètres du Caire, se dresse le complexe industriel de textile de Mahalla. C’est ici que se trouvent les racines du mouvement de protestation. Depuis bientôt deux ans, quelque 25’000 ouvriers de cette entreprise historique réclament des primes et des augmentations de salaires. Les sit-in et négociations avec le gouvernement ne règlent en rien le différend. Les ouvriers décident alors de mener ce 6 avril 2008 une nouvelle grève. Leur appel est vite repris par d’autres mouvements d’opposition : Kéfaya [Mouvement égyptien pour le changement, un mouvement dit de protestation civile, qui a émergé ouvertement en 2004, mais fait ses premiers pas au moment de la seconde Intifada en septembre 2000], le Parti du travail socialiste [membre d’une coalition d’opposition qualifiée d’islamiste], le Syndicat des avocats, les Nassériens. L’idée d’une grève générale fait son chemin. « Restez chez vous », le slogan, trouve beaucoup d’échos. Sur Internet, il attire des milliers de partisans, le message circule par SMS. En une semaine, on retrouve des tracts, des autocollants et même des billets d’argent sur lesquels on peut lire : « Pas d’achats, pas de ventes, pas de travail, le 6 avril, journée de colère ».

Dimanche 6 avril, journée ouvrable en Egypte ... Les rues normalement bouchées dans la matinée étaient plutôt calmes, mais loin d’être vides. Peu de taxis ou de microbus étaient visibles. Seuls les transports publics sillonnent les rues avec à bord peu de personnes. Beaucoup de commerces ont également fermé leurs portes. On se demande d’ailleurs si c’est une réponse positive à la grève ou juste la crainte d’affrontements violents ou encore parce que c’est simplement le dimanche et certains magasins ont l’habitude de prendre congé. A part la fluidité anormale de la circulation, la présence policière saute aux yeux. Les forces de sécurité se sont déployées en masse dans les différents coins du pays. Elles sont présentes au Caire dans presque tous les ronds-points, sur chaque place principale, et quadrillent les endroits stratégiques, autour du bâtiment de la radio et la télévision ou dans le quartier du Parlement.

Une tension larvée

Une atmosphère de tension règne, même les Egyptiens qui ont décidé de mener normalement leur quotidien guettent. Que va-t-il se passer ? Vers 14h, des petits rassemblements commencent à se former, le plus grand arrive devant le Syndicat des avocats ...

Un millier de personnes entourées par plusieurs milliers de forces anti-émeutes et des policiers en civil. « Ô Egyptien, vient », scandent les manifestants postés sur le haut du bâtiment du syndicat en direction des piétons. « Pourquoi restes-tu silencieux, ô Egyptien, après la faim que reste-t-il ?», lancent-ils en hissant le drapeau égyptien.

La scène ressemble à beaucoup d’autres manifestations précédentes, la seule différence est que les Egyptiens protestent cette fois-ci pour une raison pas politique, ni élections, ni Constitution ... Le motif est purement social : la flambée des prix. En 3 mois, les prix des produits de base ont augmenté de plus du double. La décision du gouvernement d’éliminer les taxes sur certains produits alimentaires n’ont en rien contribué à empêcher cette montée en flèche des prix. La crise du pain subventionné a alimenté davantage la colère des Egyptiens. Cinq piastres la galette, un prix minime, mais qui poussent vers la révolte des morts tombent en faisant la queue pour se procurer une dizaine. L’armée intervient et prend à son compte, avec les policiers, la production et la distribution d’une quantité importante du pain indispensable à chaque repas égyptien. Les autorités craignent un scénario à la 1977. Les 17 et 18 janvier 2008 de cette année, les Egyptiens mènent une révolte de pain, lorsque son prix avait augmenté, la protestation dégénère, des incendies et des arrestations allaient se produire. Une journée que le président Sadate à l’époque appelle « le soulèvement des voleurs ». 

Mahalla à l’heure des émeutes

Trente et un ans plus tard, le scénario se répète mais à un niveau moins important. Les autorités parlent de « casseurs et fauteurs de troubles professionnels qui ont attaqué des magasins, des banques, des bus, et déclenché le feu dans des écoles » dans la ville de Mahalla.

La journée s’était déroulée pourtant dans le calme. Les yeux étaient braqués sur les ouvriers de la ville. 7h30 sonne et on s’attend à un rassemblement impressionnant de milliers d’ouvriers dans la place Talaat Harb, à l’entrée du complexe industriel de 600 feddans %unité de mesures égyptienne qui équivaut à 4 200,83 mètres carrés]. Les minutes passent, personne n’y apparaît sur la place, un calme pesant règne ... Les ouvriers de l’équipe du matin arrivent et se dirigent directement vers leur usine. Pression des autorités, dit-on. Depuis minuit, les policiers, notamment en civil, campent dans la ville, ils font des va-et-vient, matraques à la main et entourent l’usine.

Le directeur de l’usine, Fouad Abdel-Alim, estime pourtant « que cette décision émane des ouvriers eux-mêmes. Ils ont compris que des mouvements politiques cherchent à profiter de leur grève et donc ont décidé que tout différend avec le gouvernement ne devrait pas toucher les machines ». En effet, la grève d’une journée dans cette entreprise de textile coûte à l’Etat environ 10 millions de livres par jour. « Ne croyez rien à ce que disent les responsables », chuchote un des ouvriers, en évitant d’être repéré par l’agent de sécurité de l’usine. « Aucune prime n’a été décidée, les salaires n’ont pas bougé », précise-t-il, alors que le directeur lui parle d’une augmentation totale de « 50 millions de livres ».

Le bruit est assourdissant, les machines sont mises en marche, mais peu d’ouvriers sont présents. «C’est parce que les transports sont en grève », nous dit-on. La matinée se passe plutôt dans le calme, en dépit de l’arrestation des leaders de la contestation ouvrière.

16h sonne, moment de la «mise au travail» d’une nouvelle équipe. Les choses dégénèrent subitement. Personne ne sait ce qui s’est vraiment passé. Une première histoire est racontée, mais n’est jamais confirmée. A la sortie de l’usine, un policier aurait giflé un des ouvriers. L’information se propage et arrive jusqu’à la place Al-Chon : « les policiers attaquent les ouvriers». La colère monte, les habitants commencent à lancer des pierres contre les policiers. On attaque, on casse, on brûle, on bloque les trains, on arrache les affiches des candidats du parti au pouvoir.

Etat de siège

Le régime qui avait menacé de prendre des mesures fermes contre quiconque manifestait ou suivait cette grève passe à l’acte. Les affrontements deviennent violents, des victimes tombent, des renforts policiers arrivent, tous les accès menant à la ville sont bloqués. La boîte à Pandore s’est-elle ouverte ? Le lendemain, la ville plongeait plutôt dans un calme précaire.

Est-on à l’heure du bilan ? Les grévistes parlent du succès de leur mouvement, alors que le régime confirme son échec. L’opposition officielle est restée à l’écart et elle aurait ainsi manqué, selon certains observateurs, une occasion de prendre un contact avec le peuple. La veille du mouvement, la gauche, par la voix du président du parti Al-Tagammoe [parti dit de gauche, lié aux nassériens], Réfaat Al-Saïd, parlait d’une « action mal organisée à laquelle son parti ne prendra pas part surtout que le moment ne semble pas opportun pour mener une telle grève ».

Les Frères musulmans, au grand étonnement de tous, ont brillé par leur absence aussi. Saad Al-Husseini, député des Frères au Parlement, a justifié cette abstention par le fait que « la confrérie ignore qui dirige cette grève et qu’elle n’a pas été invitée à y prendre part ». Sans oublier que les Frères font l’objet d’un coup de filet important de la part de la sécurité sur fond de municipales, les accusations ne manquent pas. Les masques sont tombés, dit-on. Les partis officiels ont confirmé leur archaïsme, les Frères ont démenti la théorie qu’ils contrôlent la rue et l’Etat s’est dévoilé hésitant et tendu. Un nouveau constat est né : l’Egypte change et la contestation gagne du terrain.

(14 avril 2008)

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