France

(Photo Turpin, Le Monde)

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Quelle crise des banlieues?

Nous publions ci-dessous un débat entre quatre «observateurs» sur la «crise des balieues». Ce débat est paru dans le quotidien Libération, en date du 21 novembre. Réd.

Pierre ROSANVALLON, Jean-Pierre LE  GOFF, Emmanuel TODD et Eric MAURIN

Commencer par essayer de comprendre, puis tenter une explication du phénomène inédit de trois semaines d'émeutes dans les banlieues: c'est ce qu'a proposé Libération à quatre universitaires et essayistes réputés pour l'acuité de leur regard sur les fractures de la société, à l'occasion d'une table ronde organisée le 14 novembre (avant l'intervention télévisée du Président [français]). Jean-Pierre Le Goff, Eric Maurin, Pierre Rosanvallon et Emmanuel Todd se livrent à une confrontation qui s'enrichit de leurs approches plurielles d'une question qui les préoccupe tous: la crise du modèle républicain. Le débat est animé par Eric Aeschimann et Jean-Michel Helvig.

Mouvement politique ou révolte nihiliste ?

Pierre ROSANVALLON. Il y a trois niveaux de compréhension à articuler. D'abord, la matérialité des événements eux-mêmes (scènes de révolte et de violence), ensuite la situation sociale générale des banlieues, enfin le malaise français. Les événements sont liés aux actions de gens très jeunes, actions très violentes et sans signification en elles-mêmes. Mais on peut se demander si le terme de nihilisme est adapté pour qualifier le mouvement actuel. Celui-ci, à coup sûr, se caractérise par l'absence de parole et provient d'un milieu qui a lui-même du mal à prendre la parole. Les violences remplacent en quelque sorte la prise de parole, à l'inverse de mai 1968. Il n'y a aucune prise de parole, sinon via la chanson et le rap. C'est le monde entier de la banlieue qui, en général, ne prend pas la parole et ceux qui parlent le font sur le mode de la violence. Le silence social de cette population est plus largement lié à la difficulté générale de la société française à se comprendre et à parler d'elle-même. Dès lors, nous sommes face à un emboîtage de silences: silences infrapolitiques (comment demander une conscience politique à des jeunes de 17 ans ?), silence social du milieu et silence social de la société française. Les grands événements que nous avons vécus, comme le non au référendum, sont aussi des formes de silence qui s'expriment. Ils ne sont pas une prise de parole, mais un enfoncement et un engoncement dans la difficulté à parler et à parler de soi. Le malaise français est en ce sens l'expression d'un vide, d'une difficulté à se projeter positivement dans l'avenir, d'une absence d'horizon.

Jean-Pierre LE GOFF. Il convient de délimiter précisément ce dont nous parlons: les nuits de violence dans les banlieues ne sont pas un «mouvement» et ne reflètent pas la vie de la majorité des habitants. La révolte des bandes de jeunes minoritaires est, pour le moins, infrapolitique, même si elle a des répercussions politiques. Les habitants des banlieues se posent une question que nous devons oser aborder: qu'est-ce que ces jeunes ont dans la tête ? Se heurter à cette réalité oblige à se décentrer: il existe une véritable difficulté de langage qui colle aux pulsions, et des passages à l'acte. A mon avis, avec ces nuits de violence, nous avons affaire à un type de vandalisme qui déconcerte les schémas militants. Il condense de façon paroxystique et très violente le problème du chômage et celui de la désaffiliation, c'est-à-dire la déstructuration familiale (que l'on appelle pudiquement «familles monoparentales»), mais aussi celui de la déstructuration de l'appartenance de classe et à la Nation. Dans les années 30, même si l'on était pauvre et victime du chômage, on était inséré dans des collectifs et capable de canaliser sa révolte. Ce n'est pas vraiment le cas aujourd'hui pour ces bandes de jeunes qui détruisent les écoles de leur quartier, les bus, les voitures de leurs voisins... Avant de s'interroger sur les conditions qui ont rendu possible ce phénomène, il faut le regarder en face, à l'instar des animateurs sociaux qui sont en première ligne depuis des années. Il est temps que la gauche rompe avec le déni de la réalité et l'angélisme.

Emmanuel TODD. La France vit, comme la plupart des sociétés développées, une montée des inégalités qui va au-delà des données économiques objectives. La société est véritablement travaillée par la montée de nouvelles valeurs sociales inégalitaires, associées à une nouvelle forme d'individualisme. Dans un pays comme la France, ce qui passe assez bien aux Etats-Unis se heurte à un fond anthropologique qui contient une forte composante égalitaire. Cette valeur entre en réaction avec la montée de la valeur inégalitaire. Cela explique les réactions successives des divers groupes sociaux qui mélangent ces deux valeurs. Aujourd'hui, nous avons à faire à des jeunes de banlieue ­ ils ont, en moyenne, 17 ans. Il faut les comparer aux lycéens des années 70 plutôt qu'aux ouvriers qualifiés du Parti communiste de la grande époque. La valeur égalitaire apparaît très clairement. J'ai travaillé sur les différences de situation des émigrés en Europe et aux Etats-Unis. Il apparaît que la situation française est très spécifique, mélange de déstructuration de la famille originelle maghrébine ou africaine par l'intégration des valeurs françaises, avec une importance assez forte des mariages mixtes. La rage des banlieues est une réaction de protestation qui, pour moi, est égalitaire. A cet égard, ces jeunes sont parfaitement assimilés en termes de valeurs politiques. Et l'histoire enseigne qu'il n'y a pas de révolte sans espoir.

Eric MAURIN. Il faut bien voir ce qu'est la conscience sociale des jeunes quittant l'école à 17 ans, qu'ils aient ou non participé aux violences. Ils ont en commun une expérience particulièrement dure et marquante, celle de la relégation, puis de la disqualification scolaire au collège. Le point de départ de mai 1968, c'était la révolte des recalés des classes moyennes face à la fermeture du véritable enseignement supérieur aux enfants des classes moyennes. Aujourd'hui, tout a changé: c'est la grande difficulté des enfants des classes populaires face au collège et au lycée qui est en cause. Cette difficulté dérive en partie de l'extrême précarité des conditions de logement et d'existence des enfants des familles pauvres. Ce n'est pas un problème que l'Education nationale peut régler seule. Les politiques du logement n'ont pas fait reculer les problèmes de surpeuplement qui touchent près du quart des enfants et sont une cause majeure d'échec à l'adolescence. Les politiques urbaines n'ont pas non plus fait reculer la ségrégation territoriale. Les enfants pauvres vivent aujourd'hui dans des quartiers où le taux de pauvreté est quatre fois plus élevé qu'ailleurs. Or il est extrêmement difficile d'adopter ne serait-ce qu'une attitude positive vis-à-vis de l'école quand on grandit entouré de camarades en échec.

Jean-Pierre LE GOFF. La différence est nette par rapport à 68 ou aux luttes des lycéens des années 70, par exemple. Les enragés de 68 passaient par le festival de la parole, ils s'inscrivaient dans un héritage rebelle et n'étaient pas dans une logique victimaire et de ghetto. On cherche toujours à ramener à tout prix le nouveau dans des cadres anciens, comme pour se rassurer. Formateur dans les banlieues dans les années 80, j'étais déjà déconcerté à l'époque par un phénomène que je ne pouvais pas maîtriser: l'image dépréciative de soi qui habitait une partie de ces jeunes et qui s'exprimait par une agressivité et une agitation constantes. Le défi auquel nous avons affaire n'est pas aisé à relever. Le chômage et les perspectives d'avenir sont centraux, bien sûr, mais il y a une désocialisation dont il importe de prendre la mesure. Ces jeunes minoritaires qui se livrent à des violences sont autocentrés et en rage, ils mêlent désespoir et nihilisme. Cette destruction des quartiers dans lesquels ils vivent est une logique d'autodestruction. Le problème ne se résoudra pas par la proclamation des principes et des bonnes intentions.

Pierre ROSANVALLON. C'est la longue histoire du social. Dans Les Misérables, Victor Hugo opposait émeute et insurrection. L'émeute est le moment chaotique de la destruction. L'insurrection, au contraire, est le moment qui projette politiquement dans l'avenir un groupe qui a conscience de lui-même et qui veut construire quelque chose.

Eric MAURIN. C'est la division au sein des classes populaires qui rend cela possible. Il n'y a pas une classe populaire en général. Les jeunes hommes sans formation issus des classes populaires savent que leur avenir n'est plus celui de leurs pères, dans les métiers de l'industrie, mais dans les nouveaux emplois du commerce et des services. Ces nouveaux emplois sont beaucoup moins masculins que ceux de leurs pères, et il y a sans doute un désarroi proprement masculin dans la jeunesse des classes populaires aujourd'hui. S'il n'y a pas de prise de parole, c'est aussi qu'une prise de parole entrerait en contradiction avec les valeurs désormais dominantes. Dans l'économie de service, on valorise la capacité à se singulariser et à épouser les singularités locales du client. Les valeurs auxquelles sont sommés d'adhérer les jeunes entrants sur le marché du travail sont celles de la réussite par la singularité individuelle. Ces valeurs sont antinomiques de celles qui pourraient donner du ciment à une parole collective.

Emmanuel TODD. Quand j'ai vu des voitures brûler, j'étais agacé. Quand j'ai vu des autobus brûler, j'ai commencé à être franchement énervé. Quand j'ai vu des maternelles brûler, j'ai commencé à déprimer. Pour autant, la référence aux Misérables montre le risque d'en revenir aux thématiques du XIXe siècle, de passer de la notion de révolte à celle de délinquance, de voir les classes laborieuses comme des classes dangereuses. J'y vois la régression de notre univers mental. On essaie de transformer les victimes en coupables sociaux. Pour ma part, des événements de ces dernières semaines, j'ai surtout retenu des jeunes qui, loin d'être privés de parole, activaient fortement le principe de liberté et d'égalité et réagissaient d'abord à une agression verbale du ministre de l'Intérieur qui les avait insultés, se comportant lui-même comme un voyou de banlieue. Nous ne sommes pas ici dans un cas de nihilisme, d'irrationalité ou de violence gratuite. Au reste, face à ce mouvement, un gouvernement de droite a plié: les subventions en faveur des associations de quartier ont été rétablies, la politique du tout sécuritaire est en cours d'abandon ­ en tout cas, je l'espère. Tout cela pourra être décrit comme un phénomène cohérent du point de vue historique.

Pierre ROSANVALLON. Ce que l'on appelle les banlieues, c'est le territoire sur lequel se cumule tout un ensemble de dysfonctionnements et de problèmes. Il ne faut pas oublier qu'en même temps que cette grande rébellion dans les banlieues, il existe des conflits extrêmement classiques: le conflit des traminots de Marseille ou celui de la SNCM [Société nationale Corse-Méditerrannée, ndlr]. Le problème de la société française est qu'elle est prise entre ses archaïsmes et les implosions de la société contemporaine. Ce qui n'est pas le cas dans de nombreux autres pays. Il existe, à cet égard, un véritable problème de corps intermédiaires. La France se trouve entre des systèmes de représentation archaïques qui ne fonctionnent plus et une absence de systèmes de représentation modernes. Ce qui se traduit à la fois par la montée du Front national et par les conflits à l'ancienne. Tel est le malaise français.

Emmanuel TODD. Il y a un «effet Nouvelle-Orléans». La situation des jeunes issus de l'immigration fait partie du problème, évidemment. Toutefois, si l'on reste à l'intérieur du cadre d'analyse français, je crains que l'on ne voie pas tout ce que la situation actuelle doit à la culture française. Le département de la Seine-Saint-Denis est un lieu chargé d'histoire. Il abrite la basilique avec le tombeau des rois de France. C'est le coeur du Parti communiste, etc. Or l'on ne voit que des gosses bronzés. Dans d'autres pays, les Arabes et les Noirs se caillasseraient les uns les autres. En France, ils sont ensemble pour caillasser la police. Bien entendu, il est question de déstructuration du milieu, de chômage, d'échec scolaire ou d'explosion de la famille maghrébine ou africaine. Mais les valeurs françaises sont là. Ce mouvement est très français. Il est au coeur de la culture française.

Eric MAURIN. Oui, cependant il faut rappeler que l'échec scolaire précoce est lui-même un phénomène très français. Nous sommes l'un des rares pays en Europe à avoir gardé le redoublement au primaire et au collège comme principal outil de gestion de la diversité des élèves. Quiconque travaille avec des spécialistes étrangers est frappé par ceci: l'institution scolaire française est, plus qu'ailleurs, une institution de tri.

Un nouveau symptôme de la crise française ?

Pierre ROSANVALLON. Les événements que nous venons de vivre s'inscrivent dans une longue série de thromboses françaises qui ne commencent pas en 2005 avec le non au référendum, ni même en 2002 avec le premier tour de l'élection présidentielle, mais bien avant. Les signes avant-coureurs ont été nombreux, dans les banlieues elles-mêmes, et aussi aux niveaux politique et social. Il faudrait ainsi inclure le mouvement de 1995 dans la compréhension de ces thromboses françaises, qui sont de nature différente et que l'on peut ranger en trois grands types: 1) des thromboses sociales, marquées par une sorte d'archéoradicalisme ; 2) des thromboses politiques liées à la non-réalisation de la promesse républicaine ; 3) des thromboses purement politiciennes affectant le système des placements entre partis et le problème du gouvernement représentatif. Il faut considérer ensemble ces trois types de problèmes. Or, depuis une dizaine d'années, on avance que toutes les difficultés proviennent de l'écart croissant entre le peuple et les élites. Il me semble que ce qui se passe aujourd'hui montre que cette analyse n'est pas pertinente. L'opposition peuple/élite est une façon paresseuse, lointaine et grossière, d'appréhender ce qui se passe. L'idée qu'il existe une coupure sociale est fondamentale. Néanmoins, l'événement vient de plus loin, du modèle politique français et du modèle économique également ­ au sens le plus général du terme, la façon d'organiser la production.

ERIC MAURIN. La spécificité du vote du premier tour de l'élection présidentielle du 21 avril 2002 fut d'être un vote très dur, souvent extrême, non pas du salariat le plus modeste mais d'une frange relativement qualifiée du salariat modeste (contremaîtres, ouvriers qualifiés de l'industrie, techniciens). Pour moi, ce vote était l'expression de menaces très radicales pesant sur cette fraction menacée dans ses statuts par la désindustrialisation. Le référendum sur la Constitution européenne s'est inscrit un peu dans cette continuité. Une des différences entre Maastricht et le traité constitutionnel, c'est ainsi que des fractions relativement modestes des classes moyennes du privé n'ont pas suivi la droite parlementaire, initiatrice du référendum sur la Constitution, et ont voté contre leur famille naturelle. De ce point de vue, ce sont bien les classes moyennes du privé qui, manquant à l'appel, ont rendu le non du référendum si fort. Aujourd'hui, il n'existe pas un seul salariat modeste, une seule classe moyenne, mais plusieurs, confrontés à des menaces et à des univers différents. La classe ouvrière, autrefois dominante, perd du terrain au regard d'un nouveau prolétariat des services, complètement éclaté, peinant à trouver son identité professionnelle. Les seuls débouchés pour les jeunes sans formation des milieux populaires sont désormais dans ce prolétariat. A mon sens, la crise des banlieues fait aussi émerger sur la scène politique le problème de la désocialisation croissante du salariat modeste.

Emmanuel TODD. Je suis, moi aussi, dans l'hypothèse d'une continuité de plusieurs processus négatifs. A chaque fois, ce sont des groupes sociaux différents qui sont le vecteur principal ou le porteur de la crise. Dans le vote Front national de 2002, ce sont plutôt les milieux populaires. Là où les ouvriers américains partiraient au chômage en se sentant coupables, les ouvriers français continuent de voter, en apportant leurs voix au Front national. En 2005, lors du référendum sur la Constitution européenne, c'est le secteur d'Etat qui a été porteur du non, avec l'affirmation de la doctrine obsessionnelle du «servicepublisme», qui marque la volonté des classes moyennes liées à l'Etat de se défendre en bloquant la construction d'un embryon d'Etat européen sur la base de valeurs qui ne sont plus égalitaires. Il s'agit de défendre une position ultra protectionniste pour soi-même. La révolte des banlieues introduit un troisième groupe: celui des jeunes immigrés. Il existe un capitalisme globalisé qui produit partout une montée des inégalités. Dans chaque pays, la cible principale sera le segment le plus faible de la population. En France, ce sont les habitants des quartiers en difficulté et plus encore leurs enfants. Pour ce qui est des phénomènes d'écrasement des jeunes générations, rien ne permet d'imaginer un apaisement de la tension. Avec la globalisation et la montée en puissance de la Chine et de l'Inde, la pression sur les jeunes d'origine immigrée et sur les milieux populaires français ne fera que s'accentuer. Au reste, d'après ce que l'on peut savoir de l'origine des interpellés lors des incidents récents, j'ai l'impression que le mécanisme de division ethnique s'atténue déjà au niveau de la jeunesse des milieux populaires, du moins dans certaines régions.

Jean-Pierre LE GOFF. Le modèle républicain implique un modèle idéal d'égalité et de citoyenneté qui ne coïncide jamais complètement avec les faits, mais ce caractère d'idéalité lui confère sa dynamique et il a su, au cours de l'histoire, passer des compromis. Ce modèle s'appuie sur une certaine morale du travail, sur une culture commune liée à notre histoire, sur l'idée de promotion sociale... Ces points clés sont en panne. La question est de savoir comment les relancer plutôt que de dire que notre modèle a échoué et de passer rapidement à un autre modèle de type anglo-saxon, qui n'a pas d'ancrage solide dans notre tradition et qui montre aussi ses limites. Concernant les élites, je ne vois pas en quoi c'est être populiste que de constater l'écart existant entre le peuple et les élites: cet écart est devenu un véritable divorce. Les élites de l'après-guerre étaient issues de la Résistance. Dans leur parcours de vie et leur parcours professionnel, elles étaient amenées à rencontrer d'autres catégories sociales. Il faut s'interroger sur ce qu'il advient aujourd'hui dans les domaines de la formation, de l'habitat. On a affaire à un cloisonnement social fort, et l'idée d'éducation populaire retrouve aujourd'hui toute son importance.

La fin du modèle républicain ?

Pierre ROSANVALLON. L'histoire du XIXe siècle est celle de l'intégration des campagnes, des territoires et des classes ouvrières. On fait des paysans des Français. On fait de l'ouvrier désocialisé un membre de la classe ouvrière qui fait la guerre de 1914. Aujourd'hui, la société française paie très cher le fait qu'elle a absolument raté la décolonisation. Nous payons, quarante ans après, le fait qu'il y a eu des sous-citoyens. En Algérie, il y avait les citoyens indigènes et les citoyens nationaux. La question de l'appartenance citoyenne n'a pas été réglée par les textes. Ce n'est pas simplement l'idéologie égalitaire juridique qui permet de la régler. La République n'a pas intégré la classe ouvrière juste avec le bulletin de vote, mais aussi avec l'Etat providence, l'armée ou certains événements fondateurs. Il ne suffit pas de dire que les gens issus de l'immigration ont le droit de vote. Les formes nécessaires de reconnaissance, d'intégration et de prises de pouvoir n'existent pas. Il y a un échec historique de long terme de la société française, qui a été masqué par l'idéologie républicaine et qui nous explose aujourd'hui au visage. Or, on constate le retour en force de deux grandes idéologies: l'idéologie autoritaire et l'idéologie républicaine. Pour cette dernière, le droit peut et suffit à tout produire: obligeons tous les sujets de droit à reconnaître qu'ils sont des sujets de fait. Il faut commencer par critiquer sévèrement ce retour de l'idéologie autoritaire et ce développement du républicanisme abstrait.

Emmanuel TODD. Les valeurs de fond sont toujours là. Le fond culturel aussi. Cela pourrait marcher. Même les élites et la police sont restées correctes vis-à-vis des émeutiers, qui ont été considérés comme des enfants de notre pays. Il serait relativement aisé de réactiver le vieux système français. Toutefois, la France n'est plus à l'échelle des processus économiques, même si, le plus souvent, on refuse de le voir. Si l'on veut changer les règles, il faut changer d'échelle. La France ne peut pas sortir toute seule de la globalisation. Le moulin à prières républicain tourne à vide. Le modèle républicain est devenu idéologie dominante. Les hommes politiques n'osent plus dire que l'on ne peut plus trouver de solutions économiques à l'échelle du pays et le mot république est, le plus souvent, devenu un mot codé pour nation. Les élites de la nation laissent beau jeu au rêve régressif républicain en refusant de concevoir à l'échelle européenne les instruments de régulation du libéralisme. En somme, malgré leur opposition, le dogme républicain et le dogme libéral commencent à fonctionner comme un couple qui agirait de concert pour entériner le statu quo.

Eric MAURIN. Je ne suis pas d'accord. Une partie des problèmes est spécifique à la France et pourrait être réglée par les politiques nationales. Les inégalités de statut dans l'emploi, par exemple, sont particulièrement fortes en France. L'essentiel de l'ajustement de l'emploi porte sur l'insertion des jeunes au sortir de l'école. La société française est organisée autour d'inégalités statutaires, tout en arborant le langage de l'égalité. Cette donnée est spécifique à notre équation nationale et pourrait évoluer. Les éléments du malaise français n'ont pas tous à voir avec la mondialisation.

Jean-Pierre LE GOFF. La perte de volonté politique sur l'économie est un facteur important de la coupure avec les couches populaires. Les politiques donnent à l'opinion l'image d'une impuissance fondamentale. On a vu, avec les régimes communistes, les méfaits de l'économie administrée. Néanmoins, par un curieux renversement, beaucoup se sont mis à croire aux bienfaits mécaniques de la mondialisation et du libre-échangisme. Pour ma part, je suis favorable à un néoprotectionnisme européen renforcé. Les Etats-Unis n'ont aucun scrupule en la matière. Les politiques ont tenu en même temps des discours incohérents et en divorce avec la pratique. Je pense à François Mitterrand et à son tournant non assumé de la politique économique en 1983: «Nous avons changé de politique sans en changer vraiment.» Je pense à Jacques Chirac, qui s'est fait élire sur le thème de la «fracture sociale». «Langue de caoutchouc» et pouvoir informe sont des éléments clés du désarroi de la société. Si Nicolas Sarkozy a du succès dans l'opinion, c'est parce qu'avec la façon qu'on lui connaît, il donne l'image d'un homme politique qui tient un discours fort et cohérent. En même temps, il est en train de faire glisser le modèle républicain vers autre chose, à l'encontre de la culture politique française. Avec la discrimination positive envers les minorités «visibles», il ouvre la boîte de Pandore en aggravant la généralisation de la suspicion de discrimination et de racisme dans les rapports sociaux, l'hypertrophie des plaintes et des droits. C'est du pain bénit pour l'extrême droite.

Pierre ROSANVALLON. Si l'idée républicaine peut devenir une réalité quotidienne, oui. Cependant, il ne faut pas que l'idéologie soit un frein à la pratique. La décision de Sciences-Po de recruter des élèves dans les ZEP ne concerne qu'une dizaine d'étudiants. Elle a pourtant donné lieu à un flot de réflexions théoriques hors de proportions. En France, une théorie générale de la République empêche des mini-expériences pratiques. Aujourd'hui, la République ne fonctionne pas comme une incitation à imaginer des pratiques courageuses, mais comme une espèce d'idéologie disqualifiante et qui est une excuse pour ne pas agir.

Eric MAURIN. Il y a des discriminations une fois que les personnes sont constituées. Mais il y a surtout des inégalités dans les processus de constitution des personnes. En France, les tentatives pour réduire ces inégalités de fond (comme les ZEP) sont aujourd'hui remises en question comme n'ayant pas porté leurs fruits, alors qu'elles n'ont, en fait, pas été appliquées. L'enveloppe globale destinée aux ZEP est relativement faible. Une fois saupoudré sur 15 % des élèves, le surcroît d'effort éducatif par élève devient dérisoire. Sans compter que ce sont les enseignants les moins expérimentés qui se retrouvent le plus souvent en première ligne. Aux Pays-Bas, une école n'est pas aidée en fonction de son territoire, mais du public qui, effectivement, la fréquente, et le surcroît d'effort par enfant d'immigré va du simple au double. Nous avons du mal à passer à l'acte.

Emmanuel TODD. Il faut faire attention aux comparaisons internationales. Les Pays-Bas sont très inquiets de constater que les enfants d'immigrés ne parlent pas néerlandais. Toute situation n'est pas comparable. Il faut traiter les problèmes français de façon ouverte en quittant le rêve de se débarrasser de la culture française.

Eric MAURIN. Je n'ai pas le sentiment de quitter le rêve de la culture française en suggérant, par exemple, de conditionner les ressources des écoles au nombre d'enfants exemptés de payer la cantine.

Jean-Pierre LE GOFF. La question de la discrimination positive dans le domaine économico-social et scolaire mérite débat. Faisons attention aux effets de ghettoïsation. Tirons les leçons des ZEP. Il ne suffit pas de donner de l'argent, il faut trouver des formes nouvelles de rencontre entre les différentes catégories sociales. Mais avec la formule des «minorités visibles», on est en train de passer à une autre approche: la discrimination positive selon l'ethnie ou la couleur de peau ! Enfin, concernant l'Europe et la nation, je pense que l'Europe ne fonctionne pas comme un cadre d'identification, en particulier dans les banlieues. La gauche a trop rapidement mis de côté la question nationale et celle de l'articulation entre l'Europe et la nation. Je crois à une Europe où les nations restent un socle premier d'identification.

Pierre ROSANVALLON. Il existe un fort décalage structurel entre les idéologies et les pratiques politiques, sociales et économiques, qui, seules, apporteront des solutions. En dix ans, 50 milliards d'euros ont été dépensés dans les zones urbaines sensibles, une somme absolument considérable, mais qui a été dépensée pour des structures, jamais pour des programmes et des personnes. Si l'on donnait à 100 lycées ou collèges des enveloppes permettant de retenir les meilleurs moyens, on aurait peut-être des résultats différents. Je crois qu'il n'existe pas de solutions identiques et générales. A investissement égal, les politiques de la ville en France ont produit moins d'effets qu'aux Etats-Unis, où il y a eu plus d'investissements sur des projets et des petites expériences locales. L'exemple des banlieues montre que les grandes réformes uniformisatrices et gérées du sommet ne permettent pas de trouver des solutions. Il faut favoriser des moyens décentralisés, mis en oeuvre par les acteurs eux-mêmes, recréer des pôles de prise de parole et d'initiative. Combien d'associations de mères sont-elles aujourd'hui subventionnées ? Combien de crèches associatives existent dans les quartiers ? Ce n'est pas la surimpression d'un Etat plus puissant face à un individu désocialisé qui sera la solution. Nous avons là l'exemple le plus criant d'une mauvaise gestion d'un certain type de services publics.

Jean-Pierre LE GOFF. Le problème initial est celui de l'impuissance des politiques face à l'économique. Cela fait trente ans que nous sommes dans une situation de chômage de masse. Le problème n'est pas simplement économique et social. Dans sa dimension anthropologique, le travail est l'une des conditions indispensables pour retrouver l'estime de soi: il est un élément décisif de confrontation avec le réel, de l'apprentissage de la limite. Le discours généreux de la citoyenneté coupée du travail est une impasse. Les associations dites citoyennes sont devenues des accompagnatrices sociales du chômage de masse.

Pierre ROSANVALLON. La gauche a été internationaliste pendant plus d'un siècle, par définition. Dans les années 80, elle a ressenti le moment de redonner une importance à l'idée de nation. Toutefois, il ne faudrait pas que le mot nation devienne le seul horizon producteur d'intégration, de citoyenneté et d'égalité. Le problème de la France n'est tout de même pas d'être trop multiculturelle et d'avoir des victimes au pouvoir ! Ne projetons pas ce qui pourrait devenir des dangers sur ce qui serait déjà une réalité catastrophique.

Jean-Pierre LE GOFF. La question de l'érosion de l'autorité de la puissance publique n'est pas simplement un danger à venir, mais elle est bien là depuis trente ans ! Une partie de la gauche s'est convertie au multiculturalisme de façon angélique, sans en mesurer les effets, et il existe bien dans la société un climat délétère de victimisation qui est allé de pair avec l'impuissance compassionnelle de l'Etat. On peut critiquer les faiblesses du modèle républicain, mais n'oublions pas qu'à sa façon Sarkozy en amène un autre dont les effets ne peuvent, à mon sens, que renforcer le délitement du lien de citoyenneté. Le danger principal de Nicolas Sarkozy est qu'il tente de faire passer un modèle de vivre-ensemble qui heurte profondément la tradition républicaine de la société française, notamment avec la question des minorités visibles.

Sarkozy, sauveur ou fauteur de troubles ?

Emmanuel TODD. La question du rapport à l'autorité m'a beaucoup intéressé ces derniers temps. Si l'on s'intéresse au facteur déclenchant de la crise, le personnage de Nicolas Sarkozy a cessé d'être une image d'autorité. Le ministre de l'Intérieur a commis l'erreur de se mettre dans le groupe générationnel de ses interlocuteurs. Il est devenu, dans l'inconscient collectif des jeunes, le «voyou de Neuilly», agité plutôt que de droite. La première chose que l'on apprend aux professeurs qui vont enseigner dans ces banlieues est de ne jamais se mettre au niveau générationnel de leurs élèves. Par ailleurs, Sarkozy ne voit pas que les choix politiques et économiques doivent composer avec des tendances du fond anthropologique français. Il finira bien par découvrir que l'on ne peut pas gouverner la France contre ses valeurs.

Eric MAURIN. Nicolas Sarkozy a fait une lecture des classes moyennes et populaires en prenant le parti d'incarner certaines fractions et certaines colères, celles qui se sont exprimées le 21 avril et lors du référendum. Le parti pris n'est pas celui de la réconciliation. Les divisions traversent les quartiers et les familles dans les quartiers. Nicolas Sarkozy mise sur la fraction des classes populaires menacée dans ses statuts et qui veut davantage de sécurité.

Emmanuel TODD. J'ai le sentiment que les éditorialistes et les directeurs de grands médias surestiment énormément le degré de cohérence du projet du ministre de l'Intérieur. Il s'est mis au niveau de ses interlocuteurs, ne l'oublions pas. Si je cherchais du sens social à Nicolas Sarkozy, je le chercherais dans sa personnalité narcissique et exhibitionniste.

Pierre ROSANVALLON. Les plus audibles, dans les débats d'aujourd'hui, sont les chefs de file des grandes idéologies: l'idéologie néolibérale, l'idéologie autoritaire et l'idéologie républicaine. Ce sont les champions du slogan et du schématisme. Or les «y a qu'à» ne suffiront pas.

Jean-Pierre LE GOFF. Il faut tirer les leçons de ce qui s'est passé dans les années 80 avec la politique de la ville et des associations, avec sa logomachie, ses procédures insipides, son aspect guichet pour les subventions... Les associations jouent un rôle de traitement social du chômage, recréent des liens de solidarité, luttent contre l'échec scolaire, font vivre des quartiers... Ce n'est pas rien. Mais disons-le clairement: la politique de la ville, avec son tissu associatif, n'est pas la politique de l'emploi et ne peut lui servir de succédané. Il existe d'autre part une idéologie gauchisante minoritaire au sein du milieu associatif qui réduit l'histoire de notre pays à ses pages les plus sombres et renforce la mentalité victimaire des jeunes en présentant leur situation dans la continuité de celles faites aux esclaves et aux peuples colonisés. Cette idéologie travaille à l'encontre de l'intégration. La gauche démocratique doit s'en démarquer clairement. Sans nier les pages sombres de notre histoire, l'intégration implique la conscience des acquis de notre histoire et le partage d'un patrimoine culturel commun. C'est dans ce cadre que l'éducation populaire peut retrouver un nouveau souffle.

Pierre ROSANVALLON. La question n'est pas simplement celle de l'exclusion. La société française est un système généralisé d'inégalités. Elle fonctionne de façon globale à travers des mécanismes très fins et complètement disséminés de ségrégation et d'institution des différences ­ y compris du point de vue scolaire et universitaire. Il n'y a qu'en France qu'existe encore le système des grandes écoles hiérarchisées, par exemple. La question des banlieues se pose à l'intérieur de cette société de la différence, de la ségrégation et de l'inégalité généralisée.

Eric MAURIN. Nous sommes passés progressivement d'un monde industriel à une économie de services. Cette évolution a des conséquences profondes sur les relations que les classes sociales entretiennent entre elles. Les différentes fractions de classes sociales coexistaient et négociaient sur les lieux de travail. Aujourd'hui, dans l'économie de services, chaque fraction de classe sociale travaille sur des lieux différents, entretenant avec les autres des rapports médiatisés par le seul marché. Nous sommes passés d'une exogamie sur le lieu de travail à un monde où toutes les tensions endogamiques sont libérées. Cela me semble un facteur de fragmentation sociale beaucoup plus puissant que la piste de lecture que l'on essaie d'imposer: celle de la discrimination raciale ou ethnique. Il n'y a pas de discrimination raciale ou ethnique à l'école. Ce n'est pas la discrimination qui explique la disqualification massive des enfants de milieux pauvres.

Pierre ROSANVALLON. Il y a quand même de la discrimination dans l'emploi et dans l'habitat.

Eric MAURIN. La discrimination initiale reste avant tout économique. L'exemple emblématique de lutte antidiscrimination est aujourd'hui la discrimination positive pour l'entrée à Sciences-Po. Cette initiative est sans doute sympathique, mais valide implicitement l'hypothèse que l'entrée dans les grandes écoles est interdite aux enfants d'immigrés parce qu'ils ne sont pas blancs. C'est faux, le problème numéro un est ailleurs, c'est la pauvreté. Qui, parmi les enfants de milieux populaires ayant eu une mention au bac à Roubaix, peut financer des études à Sciences-Po à Paris ? Les enfants des classes populaires de Roubaix n'ont pas les moyens de venir étudier à Paris, ni ceux de répondre à armes égales avec les enfants de la bourgeoisie parisienne à une épreuve de culture générale au concours d'entrée à Sciences-Po.

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