France

 

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Les humiliations dans un pays avec 7 millions de pauvres *

Jean-Michel Dumay **

ALERTE – un collectif qui rassemble en France 37 associations et fédérations nationales de lutte contre la pauvreté et l’exclusion – s’était adressé à huit «candidats aux élections présidentielles» avec une question: «Eradiquer la pauvreté sera-t-il un objectif central de votre Quinquennat ?»

Ce réseau, dans lequel on trouve, pas exemple, le Secours catholique, faisait le bilan des réponses reçues, avec un communiqué ayant pour titre: «Combien de temps peut tenir un pays avec 7 millions de pauvres ?» ALERTE, soulignait: «Le manque une analyse globale de la pauvreté et de l’exclusion et de leurs causes.» ALERTES soulignait: «Le manque la vision d’une société solidaire et d’une politique multidimensionnelle à mettre en place pour agir sur les racines du mal, en amont des ruptures, pour l’accès de tous aux droits fondamentaux.»
Puis, l’association constatait: «La santé est oubliée», avant de continuer: «Sur certains points, ALERTE est en désaccord fort avec certains candidats:
- non, le nombre de pauvres n’a pas augmenté parce qu’on aurait changé le mode de calcul !
- non, l’exclusion des étrangers et la préférence nationale ne peuvent pas être une politique de lutte contre l’exclusion !
- non, le droit de se loger et le droit au logement opposable ne peuvent pas être réservés à ceux qui travaillent !
Le droit à avoir un toit est un droit inaliénable de tout être humain.»

Dans un article datant du 22 février 2007, le Secours catholique rapportait ceci: «Soraya habitait fin janvier le centre d’hébergement d’urgence pour femmes de l’Association des cités du Secours Catholique (ACSC) à Toulouse. Pourtant Soraya travaille et elle a un salaire. Elle est employée à temps complet comme auxiliaire de vie [aide à domicile], sous contrat à durée indéterminée. Elle gagne le Smic [salaire minimum de croissance (Smic), salaire horaire en dessous duquel il est, légalement, interdit de rémunérer un salarié] soit 1150 euros nets par mois [soit 1865 CHF], ce qui lui donne droit à l’allocation logement. Soraya estime donc qu’elle pourrait payer un loyer de 300 à 400 euros par mois. Seulement, des «T1» [appartement pouvant être subventionné] à ce prix, il n’y en a pas à Toulouse. «J’ai visité un studio dans le centre. Ils m’ont demandé 600 euros», rapporte Soraya. «J’ai fait les agences, mais elles demandent deux mois de caution, un loyer d’avance, autant pour les frais d’agence, ça fait beaucoup d’argent…»

Soraya n’a pas la possibilité de s’éloigner du centre de la ville rose où habitent les familles chez qui elle intervient à pied. Obstacle supplémentaire, les bailleurs lui demandent systématiquement un garant. Mais Soraya n’a personne pour accepter de payer son loyer à sa place en cas de difficulté. Cette garantie pourrait être apportée par le «Loca-pass», dispositif de soutien des salariés à la location, mais «les agences le refusent parce que c’est soi-disant un signe de précarité», rapporte l’auxiliaire de vie.

Le Fonds de solidarité départemental pour le logement (FSL) fait lui-même office, aux yeux des agences, de «marqueur» des locataires en difficulté. Impensable donc de s’appuyer sur son éventuel cautionnement. Sans compter les «certificats d’hébergement» à présenter, faute d’anciennes quittances de loyer, et qui provoquent un effet négatif: «Ah, vous venez du 115…»

Ce récit a une valeur illustrative plus grande que les statistiques lancées lors de nombreux «débats» - style show – de la campagne électorale présidentielle en France.

Nous publions, ci-dessous, un article qui éclaire, nûment, à partir de quelques exemples succincts ce que signifie la «crise sociale actuelle» dans un pays dit capitaliste avancé – la France – et qui ne fera que s’approfondir. Mais aussi la souffrance et la révolte qui sourd. On peut débattre de la pertinence de certaines facettes de l’analyse faite par l’auteur. Mais quand Le Monde, journal officieux-officiel, publie de tels articles, il y a, là, un signal. L’issu sociopolitique de cette situation d’ensemble d’un pays secoué par les politiques néo-conservatrices mise en œuvre dans le contexte d’une mondialisation rapide du capital, – un pays historiquement politisé et marqué par des conflits sociaux réguliers – reste à débattre. (red.)

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Faute de moyens, un jeune chômeur de 22 ans, habitant Laon, dans l’Aisne, s’est vu contraint, la semaine dernière, de creuser lui-même la tombe de son père. Un arrangement avec le marbrier pour réduire la facture. «C’est honteux», a dit un ami qui a creusé avec le démuni. «Ce n’est pas un esclave !», s’est indigné un proche de la famille. L’entrepreneur, un homme de métier au bord de la retraite, a expliqué que «ce n’(était) pas un cas isolé». Et d’ajouter: «Voir des gens qui se retrouvent dans la difficulté au moment de payer les obsèques, cela arrive une fois tous les quinze jours en ce moment. Alors qu’autrefois c’était trois ou quatre fois par an.»

La précarité mine et ronge la société qui la déplore comme l’individu qui en souffre. Le jeune homme sans ressources, qui n’a pu avancer que 80 des 1012 euros requis, a choisi de porter son cas devant quelques médias: «J’ai été choqué, mais je voulais le faire, pour que cela n’arrive pas à d’autres.» Un appel public, comme pour gagner en dignité. Un besoin d’expression, comme pour effacer la marque de l’humiliation.

On les voit beaucoup sur des pancartes, ces temps-ci, les mots dérivés des formes modernes du sentiment d’humiliation. «On nous méprise», ressent un salarié menacé d’une perte d’emploi. «Je ne suis pas une marionnette sans fil», se convainc un SDF des berges du canal Saint-Martin [à Paris]. Et résonnent encore ces slogans anti-CPE, d’une génération qui exprima hier le refus de se sentir «jetable».

D’où vient ce sentiment furieusement contemporain, qui touche au plus profond de l’être, à son identité ? Il y a plus de deux siècles, la Révolution avait coupé court avec ce ressenti violent en abolissant les privilèges. Or voici que l’homme moderne, démocrate et citoyen, se sent à nouveau humilié.

Par qui ? Par quoi ? Les temps ont changé. Hier, dans les sociétés de production, ils étaient ceux de la domination classique d’un homme par un autre ou d’un groupe par un autre. Aujourd’hui, ils sont ceux de l’exclusion dans la société de marché et de consommation. Dans cette société «fluide» [allusion à un concept développé par le sociologue d’origine polonaise Zygmund Bauman], mondialisée, virtualisée, les repères éclatent, les frontières s’effacent, les liens se distendent et se «superficialisent». On s’éloigne d’autrui, on s’inscrit moins dans la durée. Et si l’on n’y prend garde, la pente est celle de l’indifférence et du désengagement.

L’individu apparaît de plus en plus isolé, fragilisé, pour ainsi dire «excluable». Et il en a durablement conscience. Dans le même temps, l’étau des normes et des contraintes collectives (la religion, la famille, l’école) se desserrant, la responsabilité individuelle est magnifiée.
Dans chaque secteur de la vie, l’individu se voit confier la responsabilité de son destin. Chacun est sommé de faire son chemin. Or «confronté à l’incertain, aux décisions personnelles, aux choix de vie et engagements, l’individu est déstabilisé, dérouté. Il souffre», notait Alain Erhenberg (La Fatigue d’être soi, Odile Jacob, 1998).

Cela laisse des traces: une société fondée sur la sollicitation permanente de soi provoque facilement des dépressions, un affaiblissement de l’estime de soi, une fragilité, qui ouvre la porte au sentiment d’humiliation. Un geste, un regard, une parole... Le sentiment est à son comble quand survient la chute, ou quand naît seulement sa peur. Quand vient aussi le temps de ne plus pouvoir consommer dans une société qui invite perpétuellement à le faire.

«Que possède-t-on lorsqu’on n’a rien que soi-même ?», questionnait Hannah Arendt. «(Voici) un problème majeur pour comprendre les formes d’humiliation dans les sociétés individualistes centrées sur le soi», estime la sociologue Claudine Haroche, dans un ouvrage codirigé avec Yves Déloye, professeur de science politique (Le Sentiment d’humiliation, Editions In Press, 2006). «L’être et l’avoir tendant à être indistincts», écrit-elle, «montrer ce que l’on a», c’est donc montrer «ce que l’on est»." Alors, évidemment, si l’on n’a plus rien...

*Titre de la rédaction de A l’encontre.

**Jean-Michel Dumay, chroniqueur judiciaire au journal Le Monde. Il a publié en 2003 Affaire Josacine: le poison du doute..

(29 mars 2007)

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