France

 

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Occupation préventive d’une usine

Mathieu Magnaudeix *

Les deux directeurs sont acculés au fond de la pièce, assis devant un vasistas, quelques gobelets en plastique posés devant eux, du thé, du café. En face d'eux, dans la petite salle de réunion, une quarantaine de personnes qui leur demandent des comptes, les haranguent tour à tour, dans le désordre: leurs salariés.

Depuis six semaines, 150 d'entre eux sont en grève. Ils travaillent chez FCI Microconnections, une usine de Mantes-la-Jolie (Yvelines) qui fabrique notamment des puces pour les cartes Vitale ou les téléphones portables.   Un conflit qui s'éternise, d'autant qu'il est plutôt atypique. Contrairement à beaucoup d'autres, l'usine FCI ne va pas fermer. Il n'y a même pas eu de vagues de licenciement, et pas encore de chômage partiel. Mais les ouvriers craignent bien pire: une délocalisation de leur entreprise à Singapour (voir Le Monde, 28.03.09) où leur groupe possède une autre usine. Leur mouvement est donc d'abord préventif.

Depuis le 24 février, les 150 grévistes (les ouvriers, tandis que les 250 cadres, eux, ne font pas grève) tentent de faire signer à la direction un accord où elle s'engage à mettre en place des mesures d'accompagnement des départs.   «C'est quand même la première fois que l'on voit un mouvement de grève alors qu'il n'y a pas d'annonce de plan social.»

Assis sur son siège, Jérôme Duhirel, le PDG, joue l'incompréhension. Il n'est pourtant pas en position de force. Lundi matin (30 mars 2009), vers 10 heures, une petite centaine de grévistes a envahi le siège social de FCI, à Versailles, sorte de château moderne, avec ces imposantes colonnes et ces petits carrés de gazon bien taillés. Ils ont maculé les vitres de la cour intérieure d'autocollants «CGT» et de photos de braseros qui flambent, barrés d'un "En grève" inscrit en lettres rouges.

Aux deux directeurs, Jean Duhirel, le PDG, et Eric Turpin, son DRH [Directeur des ressources humaines], le délégué CGT, Eric Scheltienne, lance: «Ce n'est pas une séquestration.»

Ça y ressemble quand même beaucoup. Vers 13 heures, après 3 heures de confrontation, le PDG manifeste son envie de partir: «Pour partir, ça va être un peu dur. Il y a beaucoup de monde», répond le syndicaliste, provoquant des rires dans la salle.   Pendant quatre heures, le ton est vif, très tendu. La semaine dernière, la direction a lâché un peu de lest, garantissant l'emploi sur le site pour 2009 et pour 2010. Cela ne satisfait pas les salariés, qui craignent un «coup fourré». «Donnez-nous l'assurance que dans 6 mois vous ne fermez pas la tôle», s'emporte une salariée. Le PDG, Jérôme Duhirel, cherche à rassurer, sans convaincre.   «Le site de Mantes, nous ne voulons pas le fermer, nous garantissons l'emploi», dit le PDG. «Vous ouvrez votre télé, votre radio, combien d'entreprises, aujourd'hui, disent on ne va pas toucher à l'emploi ?» «Continental, ils l'ont fait», lui répondent les salariés. «Prouvez-nous votre bonne foi!», dit une salariée. «Vous voulez quoi, vous mettre à la place des clients ? Allez les voir, les clients!», rétorque le patron.  

Un salarié: «On a des vies à vivre, nous!»

Les noms d'oiseaux fusent. «Menteur, t'es comme Sarko!», dit un jeune employé. Visiblement, les salariés n'ont plus confiance. «Vous n'êtes pas venu nous voir pendant la grève», disent plusieurs d'entre eux. Arguant de jets d'œufs et de farine, d'une «poussée de violence inexcusable» et de l'incapacité à approvisionner l'usine, la direction a saisi en référé le tribunal de grande instance de Versailles. Le 26 mars, il a donné aux grévistes 24 heures pour quitter le site. Mais ils ont poursuivi l'occupation.   Dans la salle, vers 13 heures, après l'arrivée des Renseignements généraux (RG), la rumeur enfle: les RG auraient demandé l'intervention de la police. «Cela ne nous fera pas plier», dit Eric Scheltienne (CGT) de sa voix puissante. Avec le patron, le débat monte d'un cran.   «Vous pensez qu'on se fout de votre gueule ?», lance le PDG. «Je trouve délirant qu'on soit dans une telle situation alors que le site de Mantes, on garantit sa pérennité! On vous dit qu'il n'y aura pas de plan social en 2009 et même en 2010!» Un salarié répond: «La vie, ça ne se résume pas à 2009-2010! On a des vies à vivre, on ne va pas vous attendre.» Une autre: «Moi je vous jure en 17 ans de boîte, c'est ma première grève. Six semaines, j'en ai marre. On veut reprendre le travail. Alors vous signez l'accord, on le met dans le tiroir et le jour où on voudra s'en servir on s'en servira.» Elle le supplie presque. «On ne s'en servira pas: les cartes à puces, elles marchent très bien. Mais signez l'accord, tout le monde reprend son travail et c'est très bien.»

Ce fameux accord, la direction refuse obstinément de le signer. Pour Rachid Brihi, l'avocat des salariés, c'est la preuve qu'elle joue la montre et qu'elle avait en tête un plan de réduction des effectifs. «Cette usine, c'est ‘chronique d'une mort annoncée’, affirme-t-il. La fermeture est écrite, des indices graves et concordants l'attestent.»

Selon l'avocat, la production de l'usine de Singapour a dépassé mi-2008 celle de l'usine de Mantes. «Pour 2009, la direction promet seulement 2 milliards de puces produites, alors que le seuil en dessous duquel le site n'est plus rentable est de 1,7 milliard», dit encore l'avocat.

La direction: «Pas de délocalisation»  

Jusqu'en 2005, FCI Microconnections était une filiale du groupe nucléaire français Areva. Elle a été rachetée par un fonds d'investissement américain, Bain Capital, qui s'était engagé à maintenir l'emploi... jusqu'en novembre 2008. Elle n'est donc plus liée par sa promesse. Pourtant, la direction conteste le diagnostic. «On garantit 2 milliards en 2009 en espérant faire plus, dit le PDG, Jérôme Duhirel. Il n'y a pas de mouvement de délocalisation, ni d'effet de ciseau où Mantes s'écroule et Singapour monte!» Ces paroles, pourtant, aucun des salariés ne les croit tant que la direction n'aura pas couché ses engagements sur le papier. Au bout de quatre heures, le délégué Eric Scheltienne décide de lever le camp.   «M. Duhirel, et après je m'en vais, la question, je vous ouvre la porte une dernière fois, est-ce que oui ou non vous acceptez de signer ? Demain êtes-vous prêt à bouger l'oreille sur les revendications que nous avons posées ?» Pas de réponse. «Alors on y va, c'est bon, on rentre à Mantes-la-Jolie», lance le délégué syndical. Les salariés commencent à quitter la salle, lentement. «Mauvaise journée», lancent-ils au patron. «C'est à vous de réfléchir, lui disent-ils, nous, on tiendra trois mois, quatre mois ou cinq mois.»  

Parmi les grévistes, beaucoup sont issus du Val-Fourré, quartier dit «sensible» de Mantes-la-Jolie. Le patron sait en jouer. Dans la salle, il hèle un jeune homme d'origine maghrébine. «Monsieur B., vous vous rappelez qui vous a embauché ici ? Vous savez qui a soutenu votre candidature ?» L'intéressé ne se démonte pas: «Hé, monsieur, je ne l'ai pas volée mon embauche, j'ai fait deux ans d'intérim, hein. Pourquoi vous me parlez de mon embauche, là ?»      

Avant de quitter la salle quasiment vide désormais, un de ses collègues tente une dernière fois de soutirer quelques informations au PDG. Sans plus de succès.   «2011! Monsieur Duhirel, pourquoi vous ne voulez pas me répondre! 2009, 2010, mais 2011, il veut pas me répondre.»

Un autre tente, lui aussi: «On a des gamins, des familles...» Le DRH répond: «Nous aussi.» Le premier reprend, en tutoyant ses patrons. «Hé cousin, je vais t'expliquer. En trois mois de salaire tu fais ce que moi je gagne à l'année. Toi et moi, on n'a pas les mêmes revenus. Toi, tu gagnes 5-6 fois mon salaire. Alors maintenant quand je te pose une question soit tu me réponds, soit tu me dis que tu ne me réponds pas. Je te pose une dernière fois la question: 2009, 2010... 2011 ?» Le DRH répond: «Je ne réponds pas parce que je n'ai pas la réponse.» Mardi 31 mars, les salariés ont entamé leur 36e jour d'occupation de l'usine.

* Reportage effectué pour le site en ligne Mediaprt.

(1er avril 2009)

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