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«Ils sont français»

Nathalie Guibert *

Nous poursuivons ici la publication d’articles, de prises de position, de débat sur le dit soulèvement des banlieues. Réd.

Ils sont français, ils ont 16-17 ans, des pères ouvriers ou chômeurs, des mères plus ou moins débordées, des résultats moyens à l'école. Et ils sont, pour la grande majorité d'entre eux, inconnus de la justice. Les mineurs déférés dans le cadre des récentes violences urbaines en Ile-de-France ne correspondent pas au profil décrit par le ministère de l'intérieur, celui de "racailles" dont "80 %" seraient connus pour des faits de délinquance (voir ci-dessous "CHIFFRES").

La police se fonde certes sur le fichier des infractions constatées (STIC), dont toutes ne débouchent pas sur des procédures judiciaires. Mais éducateurs et magistrats soulignent qu'ils n'ont pas eu affaire, ces dernières semaines, au lot commun des mineurs présentés à la justice: il s'agit, cette fois, de jeunes rencontrant plutôt moins de difficultés familiales et davantage scolarisés. La majorité d'entre eux sont inscrits dans des formations professionnelles, souvent en apprentissage.

A Bobigny, sur 89 mineurs présentés au tribunal dans le cadre des violences, 37 étaient "connus" au plan pénal ou civil, une dizaine d'entre eux bénéficiant d'une mesure de protection de l'enfance. A Créteil, parmi 77 mineurs déférés mi-novembre, 15 seulement étaient connus par la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). A Nanterre, sur 41 mineurs, 22 étaient "inconnus en délinquance", alors que 13 faisaient l'objet d'une prise en charge dans un cadre pénal. A Pontoise, 9 des 42 adolescents présentés étaient suivis par la PJJ.

Le noyau dur des mineurs délinquants n'a pas été impliqué dans les émeutes, ou bien n'a pas été pris par la police. La direction de la PJJ de la Seine-Saint-Denis a constaté que ses foyers étaient restés très tranquilles. "Certains des participants aux violences étaient motivés par la haine et l'envie d'en découdre, mais il y avait aussi une dimension ludique dans tout cela", estime Régis Lemierre, du service éducatif auprès du tribunal (SEAT) de Nanterre. Loin de toute revendication politique ou sociale, "la génération "game boy" a agi comme dans un monde virtuel: il y avait les copains, ça brûlait de partout, c'était fascinant", précise-t-il.

Jean-Pierre Rosenczveig, président du tribunal pour enfants de Bobigny, confirme cette dimension, en citant l'exemple d'"un garçon de 15 ans, connu du tribunal car suivi par l'aide sociale à l'enfance pour avoir subi de graves maltraitances": "Il dormait, à minuit, quand les copains sont venus le chercher. Il est descendu, plus pour aller jouer avec eux que pour casser. Il s'est trouvé mêlé à l'agression de policiers."

Dans de nombreux cas, les éléments fournis par la police n'ont pas permis aux juges de mettre ces mineurs en examen. A Bobigny, ils ont attribué le statut de témoin assisté à plus du tiers des adolescents présentés. "Beaucoup ont évité le contact avec la police, dans un jeu du chat et de la souris", précise M. Rosenczveig. Bon nombre ont, au final, simplement été remis à leur famille.

Sur la base des enquêtes sociales réalisées pour les juges, se dessine le portrait de ces adolescents: quelques récidivistes, des jeunes entre deux eaux, d'autres sans histoires. "On n'a pas arrêté les véritables émeutiers. On a tapé dans la petite fraction de jeunes désœuvrés qui ont assisté à ce que d'autres faisaient", affirme un magistrat du parquet.

Eddy S. (tous les noms et prénoms ont été changés), 16 ans, est "connu". Vols, recels, dégradations de biens publics, violences: depuis l'âge de 11 ans, il a accumulé une dizaine d'antécédents judiciaires sérieux, mais bénéficie d'un suivi éducatif depuis quelques mois seulement. Sa famille, d'origine malienne, est installée dans la Seine-Saint-Denis depuis dix ans. Son père est invalide ; sa mère, femme de ménage. Il y a neuf enfants au domicile. Le couple vit séparé et la situation des enfants est fragile. Eddy a été exclu du collège avant la 3e. Il dit avoir "démissionné", selon cette pratique illégale et inavouée de l'éducation nationale qui consiste à faire signer une lettre de "démission" aux élèves encore soumis à l'obligation scolaire. L'adolescent demande de l'aide aux éducateurs. Il veut entrer en apprentissage et devenir électricien.

Anton P., 16 ans, a redoublé une fois, à l'école primaire, puis s'est fait exclure du collège. Déscolarisé pendant plusieurs mois, il a fini par trouver une place en CAP mais connaît des difficultés. Il fume trop de cannabis. Ses parents sont sans profession. Leur fils devrait bientôt être placé par la PJJ.

Lucien G., 17 ans et demi, père ouvrier retraité, mère au foyer, affirme ne manquer de rien à la maison. Il prépare un bac professionnel et souhaiterait poursuivre ses études en BTS. Il est connu pour une infraction, commise il y a déjà plusieurs années, pour laquelle il avait reçu une admonestation.

Farid E., 14 ans et demi, a des parents séparés, un père ouvrier et une mère sans profession, qui s'occupe seule de ses six enfants, nés de plusieurs unions différentes. C'est un élève en difficulté, inscrit dans une section d'enseignement adapté au collège. Il est plutôt remuant, mais serviable à la maison. Influençable, il s'est laissé convaincre de faire le guet pour un "grand". Sa mère, inquiète, veut déménager et quitter la cité.

Mohammed S., 17 ans, né au Maroc, est arrivé en France il y a quatre ans. Il a un petit frère. Sa mère est nourrice ; son père, sans emploi. Le jeune homme est en CAP dans le secteur sanitaire. Ses résultats ne sont pas brillants: il aurait préféré apprendre la cuisine. Mais il n'a aucun problème de discipline. Il aimerait devenir pompier.

Dylan B., 17 ans, le dernier d'une famille de quatre enfants, n'a, lui non plus, aucun antécédent judiciaire. Son père est ouvrier spécialisé, sa mère employée. Il a suivi une scolarité sans encombre jusqu'en 4e. Quand il a commencé à moins bien suivre, sa mère lui a obtenu une place dans un internat, pour effectuer sa classe de 3e. Ses parents sont inquiets: après son diplôme de vendeur obtenu en apprentissage, il n'a pas trouvé d'emploi, malgré tous ses efforts.

Kevin V., 16 ans, a quatre frères et sœurs. Il est en CAP par apprentissage. Ses parents — père ouvrier, mère assistante commerciale — ont divorcé et il continue de les voir. Un autre profil "rien à signaler", comme disent les juges.

Réactions des associations, des magistrats….

Responsables associatifs, magistrats et avocats ont vivement réagi à la publication des derniers chiffres de la chancellerie sur les sanctions judiciaires à l'encontre des auteurs de violences dans les banlieues.

Nicolas Sarkozy a déclaré, jeudi 24 novembre, que plus de 4 700 personnes ont été interpellées dans le cadre des enquêtes sur les émeutes, dont 1 540 depuis la fin des violences urbaines, s'ajoutant aux 3 200 émeutiers arrêtés en flagrant délit. "L'action d'interpellation ne s'arrêtera pas avec la fin des émeutes", a de plus précisé le ministre de l'intérieur.

 Selon des informations publiées, la veille, par le quotidien Le Parisien, 422 personnes ont été condamnées à des peines de prison ferme, la peine la plus sévère – quatre ans – ayant été infligée à un jeune homme par le tribunal correctionnel d'Arras pour avoir incendié une grande surface de meubles dans une zone commerciale de la ville. La durée moyenne des peines se situe entre six mois et un an. Parmi les condamnés figurent 118 mineurs, selon le journal, qui relève que 60 % d'entre eux étaient jusqu'ici inconnus des services de police.

"Il n'y a rien que nous ne sachions déjà, sinon la confirmation que c'est effectivement une justice d'abattage qui se met en place à la demande expresse du garde des sceaux", dénonce Agnès Herzog, du Syndicat de la magistrature [voir sur ce site son intervention sur l’état d’urgence], avant d'appeler au respect de plusieurs "principes fondamentaux" qu'elle estime bafoués, notamment "le principe de séparation des pouvoirs et celui de l'indépendance de la magistrature, le principe d'individualisation des peines, les principes de l'ordonnance de 1945 qui repose sur la priorité à l'éducatif"... Selon la magistrate, plusieurs notes du garde des sceaux adressées aux présidents de tribunaux (les 6, 7 et 16 novembre notamment) les appellaient à une véritable "mobilisation" et les enjoignaient de privilégier les procédures rapides, notamment celle de comparution immédiate.

"Le nombre de mineurs incarcérés illustre la pression qui s'exerce sur les magistrats, poursuit-elle. Deux autres chiffres nous paraissent également importants: contrairement aux fausses affirmations du ministre de l'intérieur, 60 % des mineurs interpellés étaient inconnus [des services de police]. Le fait que 38 mineurs sur 89 mineurs déférés ont été entendus comme témoins assistés démontre clairement la fragilité des procédures", conclut la magistrate.

"Procès en masse "

Agnès Herzog estime que ce sentiment serait partagé par plusieurs de ses collègues, qui se disent "enfermés dans une logique de répression et de rendement" mise en place par les autorités. Une tendance qui inquiète également Michel Tubiana, vice-président de la Fédération des droits de l'homme (FIDH) et président d'honneur de la Ligue des droits de l'homme (LDH), qui a critiqué à plusieurs reprises l'instauration de l'état d'urgence. "On a raflé plutôt qu'interpellé", constate-t-il en dénonçant, lui aussi, une "justice d'abattage".

Sans vouloir critiquer le travail des magistrats au cas par cas, cet avocat de profession estime que l'atmosphère de "procès en masse" et la procédure même de comparution immédiate empêchent la justice de rendre des verdicts équitables. "Il ne s'agit pas d'une mauvaise volonté, mais d'une impossibilité quasi matérielle", estime-t-il. Il souligne également l'effet "forcément néfaste des appels à la répression du gouvernement" et dénonce ses "mensonges répétés sur les prétendus récidivistes qui seraient à l'origine des violences dans les banlieues". Il cite notamment une circulaire, adressée le 9 novembre par le ministre de l'intérieur aux préfets, leur exposant les modalités de mise en œuvre du plan d'urgence.

 Son confrère de la Ligue des droits de l'homme (LDH), Jean-Pierre Dubois, dont l'organisation a aussi dit son hostilité à l'instauration de l'état d'urgence, s'inquiète lui, de l'image de la justice qu'auront ces jeunes déférés devant les tribunaux. "Pour eux, tout leur semble joué d'avance, estime-t-il. D'ailleurs, peu font appel de leur condamnation, peut-être parce qu'ils ne savent même pas que l'on peut faire appel, ou pensent qu'ils seront encore plus lourdement condamnés". Face à cette "justice expéditive et d'abattage qui, à la différence d'autres domaines du pénal où l'on est beaucoup plus précautionneux, condamne en série", leur sentiment d'appartenir à une "classe méprisée ne peut que se renforcer", conclut-il.

 Plusieurs collectifs et groupes de réflexion se sont constitués à l'initiative de la LDH , à Paris comme en province, pour exercer une "mission de vigilance".


CHIFFRES
Du 29 octobre au 18 novembre, selon le dernier bilan établi par la chancellerie, 3 101 personnes ont été mises en garde à vue à la suite des violences urbaines, 135 informations judiciaires ont été ouvertes, 562 majeurs incarcérés (dont 422 déjà condamnés à des peines de prison ferme) et 577 mineurs ont été présentés aux juges des enfants (dont 118 ont été placés sous mandat de dépôt).

MODE D'EMPLOI
En cours de procédure, le juge des enfants peut ordonner un placement provisoire, un contrôle judiciaire, une détention provisoire ou une liberté surveillée. Lors du jugement, en dehors d'une peine, le mineur peut faire l'objet d'une mesure éducative (une admonestation, une remise à parents, un placement ou une mesure de réparation).


* Article publié dans Le Monde du 26 novembre 2005

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