Guadeloupe

 

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Bilan et perspectives après la crise sociale

Sondage Ipsos et entretien avec B. Cathelat

Nous publions ici un document mis à disposition par l’UGTG de Guadeloupe sur un sondage de l’institut Ipsos. Ce sondage est suivi d’un entretien avec le psycho-sociologue Bernard Cathelat. L’UGTG a décidé de mettre en ligne ce document, car il permet d’ouvrir un débat et de saisir l’opinion d’une «sociologue» de «l’extérieur», mais qui travaille depuis longtemps sur le terrain. L’entretien a été mené par Ipsos DOM, Couleurs Outre mer, fin mars 2009

Le sondage d‘opinion a été mené auprès d‘un échantillon représentatif de 400 Guadeloupéens âgés de 15 ans et plus, quotas sur sexe, âge et PCS (catégorie socio-professionnelles) interviewés, après stratification par zone géographique… réalisé par téléphone en Guadeloupe du 11 au 14 mars 2009. (Réd.)

Quel bilan font les Guadeloupéens de la crise qui a paralysé l’île pendant plus de 6 semaines ? A quoi laisse-t-elle la place ? Quels sont les enjeux et les qui s’imposent désormais et comment les relever ?.Autant de questions de fond auxquelles Ipsos a souhaité apporter un premier éclairage afin d‘alimenter les débats à venir entre les acteurs sociaux et économiques, à travers un sondage d’opinion réalisé en Guadeloupe deux semaines après la crise, et qui est également mené, dans les mêmes conditions, en Martinique et à la Réunion.

L’émergence d’un nouvel optimisme sociétal

Les semaines de mobilisation, de revendication et de négociation qui se sont déroulées en Guadeloupe ont généré un espoir collectif sans précédent qui détonne avec toutes les tendances jusqu’ici observées, et qui déclassent les clivages socio­-démographiques ou politiques traditionnels.

Ce sont d’abord 78% des Guadeloupéens interrogés qui estiment au final, que ces semaines de revendication «en valaient la peine».  Ils sont aujourd’hui 44% à se déclarer confiants pour la situation économique et sociale de l’île… contre seulement 16% en novembre 2008.  

Ils sont même 57% à croire en une évolution favorable de la situation économique et sociale de l’île sur le long terme. Enfin, plus symptomatique encore, 40% se disent prêts à soutenir et à participer à un nouveau mouvement de contestation sociale, contre 20% historiquement, alors que les tendances sociologiques de fond identifiées par l‘étude des «Styles de Vie», menée en 2007, révélaient une désimplication sociale massive des Guadeloupéens (et même des Domiens en général) à défaut de tout projet collectif fédérateur.

Les plus grands espoirs exprimés portent aujourd’hui sans conteste sur les rééquilibrages sociaux et sur l’affirmation – ou la ré-affirmation – de valeurs identitaires fondatrices: 79% des Guadeloupéens pensent qu‘ils pourront désormais plus facilement s’exprimer sur leurs problèmes ;  79% que leur pouvoir d‘achat va s‘améliorer ;  68% que les conditions de vie générales vont s’améliorer ;  66% que les événements vont rapprocher les différentes composantes de la société guadeloupéenne ;  71% que cela impulsera une valorisation de l’identité culturelle.

Pour autant, cette vague d’enthousiasme invite à la prudence, à trois titres.

1° Les espoirs se révèlent à la hauteur des efforts consentis et la récence des évènements conserve intacte l’euphorie de la "victoire"... mais jusqu’à quand ?  Si la crise et son issue supposent incontestablement un certain nombre de dommages, ils sont pour l’instant exclusivement ressentis comme macro­économiques, encore diffus et projectifs.  Mais cet enthousiasme collectif résistera-t-il aux effets individuels, privés et matériels de la crise (pour l’instant, 70% des interviewés se déclarent confiants quant à leur situation professionnelle et personnelle contre 64% en novembre) ?

2° Car en effet, les semaines de crise ont un prix, et il sera d’abord économique. A court terme déjà, les inquiétudes sont nombreuses: 76% des Guadeloupéens s’attendent à de nombreux licenciements ; 66% à ce que de nombreuses entreprises ferment ; 60% s’inquiètent des prochains conflits entre syndicats et patrons. Dans une moindre mesure, on s‘attend à ce que la baisse du tourisme pénalise également l’économie de l’île.

3° Le souhait d‘un « new deal » économique. Dans ce nouveau contexte économique fragilisé par la crise, les priorités d‘action exprimées portent d‘abord sur l‘emploi et le développement de l‘économie locale, avant même le souhait de poursuivre la baisse des prix, relégué désormais au troisième rang.

La priorité numéro 1 est donc agir pour l’emploi (citée par 81% des répondants, et par 38% comme leur première priorité) en particulier via la formation des jeunes et leur mobilité dans l‘optique qu‘ils reviennent travailler sur l‘île, via également une préférence locale à l’embauche et une incitation au départ anticipé à la retraite.

Vient ensuite le souhait d‘agir sur la production et les entreprises locales (cité par 74% des répondants, et par 21% comme leur première priorité). Et ce à travers:  
a) Tout d‘abord un scénario particulièrement mobilisateur (pour 54%): le développement d‘une industrie de transformation de la production locale pour la valoriser et l’exporter.  
b) Le maintien et le développement du petit commerce et des marchés traditionnels (pour 41%).  
c) Le soutien des entreprises et de leur capacité de développement: en aidant celles en difficulté financière après la crise(pour 37%), en développant les zones franches (pour 34%) et en allégeant les charges patronales (pour 31%).
d) Le tourisme ne vient qu‘ensuite et ne reste une priorité que pour 30% des Guadeloupéens, pratiquement à égalité avec la vente de services (formation, santé, technologie…) aux pays caribéens voisins (29%).

Au troisième rang des priorités, il s‘agit d‘agir sur les prix (66% des citations et 20% en première priorité) par: a) des contrôles permanents sur les prix de produits de première nécessité (pour 64%) et des carburants (45%) ; b) a baisse des prix des services publics (51%) ; c) les négociations avec importateurs et distributeurs (43%) et la diminution des taxes (TVA et octroi de mer).

Si certains scenarii de développement s’avèrent a priori d’ores et déjà fédérateurs, et si l‘on s‘accorde à penser indispensable un nouveau modèle de développement économique pour la Guadeloupe, il reste encore à écrire…

La crise du pouvoir institutionnel

L’étude des «Styles de Vie» avait identifié et analysé la crise du pouvoir et de l’autorité sous toutes ses formes: politique, gouvernementale, institutionnelle, patronale. On assistait à une distanciation toujours plus inquiétante du pouvoir qui tendait à le délégitimer aux yeux de la population, notamment en l’absence de projet collectif, mais aussi de débat politique et social.

Le LKP (Collectif d’action contre l’exploitation outrancière) a manifestement cristallisé les frustrations, mais aussi le besoin latent de la population, au point de se substituer au pouvoir politique institutionnel traditionnel:  36% se fient d’abord au LKP pour améliorer la situation en Guadeloupe ; 22% comptent sur eux-mêmes, leurs familles ou leurs proches ; 10% sur le gouvernement et 9% sur la région…

La crise sociale a généré des espérances et des aspirations, certes fédératrices, mais ambitieuses que l‘enjeu majeur pour les décideurs économiques ou institutionnels est de ne pas décevoir et a minima de prendre en compte dans leurs réflexions sur les conditions d‘un rebond.

*****

Entretien Bernard Cathelat 

Quel regard portez-vous, en qualité de sociologue, sur la situation aux Antilles ?

BC: Je ne suis, certes, qu’un "Métro"ou un "Zoreille"comme on dit..., mais depuis une vingtaine d’années, j’ai eu l’occasion, en tant que sociologue et conseil en marketing, de piloter ou accompagner de nombreuses enquêtes dans les DOM {Département d’Outre-mer), notamment «Les études de Tendances et Styles deVie"» avec les équipes locales D’IISOS DOM. J’en ai retiré je crois, une meilleure compréhension de la dynamique sociale de ces populations: un regard d’observateur extérieur, mais baigné dans la psychologie collective de ces régions.

Les révoltes récentes ne nous ont pas surpris: sans être capable de dater leur déclenchement, nos études de styles de vie ont plusieurs fois tiré la sonnette d’alarme en décrivant les DOM comme des « cocottes-minute » bouillonnant discrètement d’une profonde frustration... et plus encore chez les jeunes.

Quel est le fond du problème ?... que révèlent clairement de nouveau les sondages "post-grève" d’IPSOS DOM...

La révolte antillaise n’est pas une simple revendication économique: elle fait la synthèse d’une frustration matérielle de pouvoir d’achat, d’une frustration affective de considération et d’une frustration sociologique identitaire. Les revendications financières (les «200 euro», le RMI, les ajustements...) ne sont qu‘une forme d‘expression de ce malaise complexe, de nature socio-affective autant que financière.

Et ce psychodrame collectif s’amplifie en plusieurs étapes:  au départ, le déclencheur est banalement une insatisfaction matérielle individuelle ou catégorielle, comme il s’en trouve partout et souvent...  mais, si elle semble ignorée, elle est rapidement interprétée comme «un manque de considération» (pour être intervenu souvent en désamorçage de conflits sociaux aux Antilles, notre équipe sait combien de grèves dures et longues ont démarré par sentiment de «manque de respect»)...  

Et ce manque de considération pour un cas particulier, est vite interprété comme un «mépris» pour «l"homme guadeloupéen, ou martiniquais ou réunionnais»... déclenchant ainsi une vaste mobilisation, qui peut devenir générale (on vient de le voir). Et le moindre signe de mépris renvoie aussitôt les Antillais à leur relation, jamais clarifiée, avec «la puissance coloniale», incarnée au loin par la Métropole, et «à la maison» par les Békés ou le patronat en général...

La vie syndicale, la lutte de classes sociales est souvent dramatisée dans les DOM sur un mode affectif: tout refus n’est pas seulement ressenti avare, mais culturellement méprisant ; toute concession strictement financière peut être reçue comme une obole si elle ne s’accompagne pas de gestes relationnels de considération...  Enfin, dans ces cas où cette réclamation de respect ne semble pas entendue, le sentiment "d’être traité comme moins que rien" remonte aux sources de l’inconscient collectif et réveille les cicatrices de l’esclavage. A ce stade le vrai problème est devenu identitaire.

Le sondage d’IPSOS DOM en Guadeloupe révèle la vraie nature de cette révolte populaire. La satisfaction première est «identitaire»: un peuple s’est senti soudé, pro-actif, tenant tête non seulement aux dirigeants mais aussi au gouvernement lointain, et à «ses troupes»...

La durée, la dramatisation, les barrages, la mort d’un militant sont venues s’ajouter à l’union syndicale-associative pour faire vivre cette mobilisation comme une communion collective. Cette victoire identitaire a un double effet: l’explosion a joué un rôle de catharsis, de purge des tensions ; et elle renforce un sentiment de pouvoir dans une population qui se sent historiquement dépossédée de son libre arbitre.

Mais quelle est la portée de ce "réconfort identitaire" ?

BC: Le recentrage identitaire n’est pas sans risque... On a entendu se réveiller quelques thèmes xénophobes, protectionnistes, voire racistes ; et nos études de style de vie confirment que ces tendances, encore faibles, existent à l’état latent chez les plus frustrés...

Mais surtout, rien n’est réglé des ressorts fondamentaux du psychodrame: les frustrations ressenties de manque de considération et de respect, la hantise d‘un néo-colonialisme esclavagiste sont toujours là, prêts à se réveiller. J’entends souvent dire en Métropole, mais aussi dans les DOM, que tout ceci est irrationnel: que le pouvoir de consommation des Domiens est bien meilleur que celui leurs voisins, que l’esclavage est loin, que la métropole est généreuse... et c’est en partie exact...

Mais pour un sociologue, l’important est ce que ressent et croit une population, son vécu. Vrai ou faux, légitimes ou fantasmés, manipulés ou spontanés, ces sentiments collectifs existent: nous les avons mesurés. Ils sont incontournables ; il serait improductif de les ignorer et stupide de les mépriser.

On a promis aux DOM une sorte d’Etats Généraux. S’ils se déroulent sur le mode technocrate, entre élites socio-économiques, cela ne servira à rien... car c’est l’,opinion publique qui était dans la rue et qui a débordé les cadres de la société...

COM: Que faire alors avant ces Etats Généraux et après encore ?

BC: Donner la parole aux Guadeloupéens, Réunionnais, Martiniquais "de base", les gens ordinaires et "vrais". Le moment est venu pour les institutions politiques, sociales, économiques, d’écouter... Prendre le temps d’écouter avec patience, avec à la fois la lucidité critique et le respect que dicte le pragmatisme... pour éviter un retour de flamme

(18 avril 2009)

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