Irak

John P. Murtha, lors du jour des «anciens combattants» en 2004

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A propos de la position de John P. Murtha

Gilbert Achcar et Stephen R. Shalom *

La contribution de ces deux auteurs s'adresse directement au mouvement contre la guerre aux Etats-Unis. Toutefois, elle est d'une grande utilité pour saisir la nature du débat public qui s'accentue aux Etats-Unis. En cela, elle peut aider à l'intelligence de la situation, ce qui est un élément nécessaire à la relance du mouvement contre la guerre en Europe. Réd.

Il y a beaucoup d'éléments qui peuvent être approuvés dans le récent discours du représentant John P. Murtha, démocrate de Pennsylvanie, sur l'Irak [1]. Le faucon Murtha émettait depuis un certain temps des critiques sur la manière dont l'administration Bush menait la guerre. Mais, jusqu'à maintenant, sa position se résumait à réclamer l'envoi de plus de troupes. Le 17 novembre 2005, toutefois, il a reconnu courageusement que les troupes états-uniennes «ne peuvent pas, au plan militaire, accomplir plus en Irak. Il est temps de les ramener à la maison.»

Murtha a souligné, au même titre où le mouvement contre la guerre l'a sans cesse fait, que les troupes en Irak, au lieu d'accroître la stabilité, «sont devenues un catalyseur de la violence». Il faisait référence à l'aveu fait par le général George W. Casey, commandant la «force multinationale» en Irak au cours d'une audition devant la commission des affaires militaires du Sénat américain en septembre 2005, aveu selon lequel la présence «des forces de la coalition en tant que forces d'occupation» est «un des éléments qui nourrit l'insurrection».

Murtha fit remarquer qu'un récent sondage d'opinion indiquait que 80% des Irakiens voulaient que les Etats-Unis quittent le pays. Les résultats de ce sondage – en fait, une enquête effectuée par le ministère britannique de la Défense en août 2005 – concordent avec ceux d'autres sondages antérieurs et de nombreux événements. Par exemple, le fait que nombre de listes lors des élections du 30 janvier 2005 – y compris celle de l'Entente nationale irakienne qui a gagné les élections – contenaient dans leur plate-forme électorale la revendication exigeant un calendrier fixant le départ des troupes d'occupation de l'Irak. En février 2005, un sondage fait par les militaires américains aboutissait au résultat suivant: seulement 27% des personnes habitant les villes soutenaient la présence des troupes de la coalition; alors que 71% s'y opposaient. Une déclaration signée par 126 membres de l'Assemblée nationale irakienne, y compris une majorité des 140 élus de l'Entente nationale irakienne, exigeait «le départ des forces d'occupation». Enfin, il faut mentionner l'exigence, à maintes fois répétée, par le Comité pour la souveraineté nationale de l'Assemblée nationale irakienne, d'un calendrier pour le retrait des «troupes d'occupation».

Il n'existe aucune garantie à propos de ce qu'il pourrait advenir à l'occasion d'un retrait des troupes, mais Murtha note – comme le mouvement contre la guerre l'a fait depuis le début de l'occupation – que la présence américaine suscite un accord entre des forces irakiennes opposées et rend plus difficile le déroulement d'un processus pacifique. Par exemple, l'Association des lettrés musulmans, la plus importante des organisations sunnites qui a des liens avec la résistance armée, a sans cesse déclaré qu'elle appellerait à un arrêt de toutes les actions armées si les Etats-Unis et leurs alliés déclaraient l'adoption d'un calendrier pour leur départ.

Murtha a soumis une résolution à la Chambre des représentants [l'analogue du Conseil national en Suisse] demandant le redéploiement des troupes états-uniennes d'Irak. Que Murtha, un ancien combattant décoré du Vietnam et l'un des partisans les plus actifs des militaires au Congrès, ait adopté cette position sur la guerre constitue une des manifestations les plus éloquentes de la dégradation de la situation pour le camp belliciste. Et plus grand sera le nombre des représentants qui rejoindront les 13 cosignataires de la résolution, mieux cela sera. En outre, on ne peut que sympathiser avec Murtha, ne serait-ce qu'en tenant compte des insultes que l'administration Bush et les idéologues de la droite dure au Congrès et dans les médias ont déversées sur lui.

Toutefois, le mouvement contre la guerre doit faire attention à ne pas mélanger sa position à celle de Murtha.

Lorsque Murtha écrit «redéployer» – en lieu et place de retirer – les troupes de l'Irak, il ne laisse aucun doute – au-delà de la rhétorique – qu'il ne désire pas réellement les voir rentrer aux Etats-Unis, mais rester au Moyen-Orient. Comme il l'a d'ailleurs déclaré à Anderson Cooper de la chaîne CNN: «Nous... avons unifié les Irakiens contre nous. Et, dès lors, je suis convaincu, qu'une fois [les troupes] redéployées au Koweït ou dans les régions avoisinantes, la situation sera beaucoup plus sûre. Ils ne seront plus capables de s'unifier contre les Etats-Unis. Et alors, si nous devons y retourner, nous pourrons y aller.»

De plus, la résolution de Murtha demande aux Etats-Unis de créer… «une force de réaction rapide et une présence des troupes états-uniennes à une certaine distance» pour être «déployées dans la région».

Nous sommes en total désaccord avec cela. Le mouvement contre la guerre ne peut pas appuyer (avaliser) une intervention américaine dans le Moyen-Orient, que ce soit à distance ou non. Nous ne voulons pas que des troupes américaines restent dans la région et soient prêtes à retourner en Irak. Elles n'ont rien à y faire. Point à la ligne. Quelques-uns – bien que ce ne soit pas le cas de Murtha – suggèrent de garder des bases états-uniennes en Irak, proches des champs pétroliers ou du Kurdistan, afin d'intervenir, plus ou moins, selon le schéma mis en œuvre par les troupes américaines en Afghanistan.

Mais cela constitue une recette pour un désastre, dans la mesure où les Irakiens considéreront que les Etats-Unis envisagent une occupation permanente; or cela est une des principales causes stimulant l'insurrection. En outre, la construction de bases américaines au Kurdistan ne pourrait qu'accentuer les ressentiments ethniques déjà dangereux parmi les Irakiens.

Dans tous les cas, si les troupes américaines continuent à être utilisées en Irak – qu'elles soient déployées depuis des bases dans le pays ou depuis l'extérieur – elles provoqueront des morts de civils, suscitant de nouvelles violences. En ayant des troupes états-uniennes basées au Koweït ou dans un emplacement analogue, cela continuera à enflammer l'opposition des Irakiens qui sauront que leur souveraineté est encore sujette à un contrôle des Etats-Unis.

Pour ce qui a trait à l'effet du maintien de forces militaires états-uniennes ailleurs dans la région, dans un rayon plus large, il faut avoir à l'esprit que cette présence fut un facteur décisif qui conduisit au 11 septembre et qui a nourri le «terrorisme mondial» de la même façon où la présence militaire en Irak y «nourrit l'insurrection».

Murtha – nous devons l'avoir à l'esprit – n'est pas opposé aux desseins impériaux des Etats-Unis ou au militarisme américain. Il critique l'administration Bush parce que sa politique en Irak a conduit à des coupes dans le budget (non-irakien) de la défense, mettant en danger la capacité des Etats-Unis à maintenir leur «domination militaire».

La résolution de Murtha demande un redéploiement des forces militaires des Etats-Unis de l'Irak «à la date praticable la plus rapprochée», ce qui fait sens seulement si cela implique que le retrait commencerait immédiatement et serait mené à sa conclusion après les élections de décembre 2005; les détails devant être mis au point avec le gouvernement irakien élu. Toutefois, au cours de sa conférence de presse, Murtha a estimé que cela prendrait six mois pour mettre en place le «redéploiement», ce qui semble constituer une période de temps plus étendue que «la date la plus rapprochée praticable». (Pour rappel, les troupes américaines furent retirées du Vietnam en 90 jours, après la signature des Accords de paix de Paris.) Fixer une période aussi longue pour évacuer les troupes d'Irak est d'autant plus inquiétant que la décision de retrait n'est même pas prise en considération, jusqu'à présent, par l'administration Bush ou une majorité bipartisane (républicains et démocrates) au Congrès américain.

Des membres républicains du Congrès, par un stratagème transparent, ont présenté une résolution d'une phrase affirmant que le déploiement des troupes américaines en Irak devait se terminer immédiatement. Murtha a qualifié cela «de résolution ridicule», qu'aucun démocrate ne soutiendrait (lors de l’émission «Hardball with Chris Matthews», 18 novembre 2005). En fait, la résolution fut rejetée par tous les démocrates pro-guerre et la majorité des démocrates opposés à la guerre [403 voix contre 3], qui (comme les républicains l'espéraient) ne voulaient pas être accusés «de laisser tomber et de s'enfuir». Mais, en réalité, la résolution n'était pas du tout ridicule, si elle est interprétée dans le sens que nous venons d'expliciter.

Le mouvement anti-guerre devrait – et il ne fait pas de doute qu'il continuera implacablement à le faire – se battre pour un retrait des troupes états-uniennes et de leurs alliés, un retrait inconditionnel, immédiat et complet de l'Irak ainsi que de toute la région. Son slogan central: «Troupes dehors maintenant!» est tous les jours plus légitime. Il gagnera en actualité jusqu'à ce que la victoire sur les bellicistes soit obtenue. (trad. de l'anglais).

* Gilbert Achcar est l'auteur, entre autres, des ouvrages: Le Choc des barbaries. Terrorismes et désordre mondial, Ed. 10/18; L'Orient incandescent. L'islam, l'Afghanistan, la Palestine, Ed. Page deux. Stephen R. Shalom est l'auteur de Imperial Alibis, South  End Press et Which Side Are You On? An Introduction to Politics, Longman.

1. Le jeudi 17 novembre 2005, John P. Murtha – un ancien combattant du Vietnam – qui avait voté en faveur de la guerre en Irak a affirmé qu'après deux années de combat, qui ont abouti «à un cycle de violence qui avait empêché tout progrès vers la stabilité et un gouvernement autonome» (New-York Times, 18 novembre 2005), les troupes américaines devaient se retirer dans les six mois. La contre-attaque de Bush ne s'est pas fait attendre. Depuis la Corée du Sud, il a déclaré que John P. Murtha avait les positions de Michael Moore, le pamphlétaire et cinéaste qui a brocardé l'administration Bush (Ndlr).

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