Iran

Obama devant l'AIPAC

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Les dommages collatéraux des «sanctions ciblées» contre l’Iran

Ali Fathollah-Nejad *

En s’obstinant à infliger des « sanctions ciblées» à l’Iran, l’Occident assombrit les perspectives de démocratisation, de développement économique et de résolution des conflits

Le retour saisonnier, sur la scène internationale, des bellicistes a culminé début février avec l’injonction à bombarder l’Iran du «néocon» Daniel Pipes à Barack Obama «afin de sauver sa présidence». Peu auparavant Tony Blair avait encore glissé, lors de son exposé sur les raisons ayant justifié l’intervention militaire de son pays en Irak, une phrase inquiétante: «nous sommes aujourd’hui face au même problème en Iran». Ainsi, il a prononcé pas moins de 58 fois le nom «Iran» lors de cette allocution. La commission «Chilcot»  en Grande Bretagne, enquêtant sur les évènements liés à la guerre en Irak, a cyniquement coïncidé avec un important renforcement militaire américain dans la région du golfe Persique. Et pour finir, il a été rapporté que des centaines de bombes anti-bunker avaient été embarquées en Californie à destination de l’île de Diego Garcia dans l’océan Indien, d’où étaient parties les deux dernières attaques aériennes contre l’Irak. Tout cela a exactement coïncidé avec la poursuite de la lutte du mouvement iranien pour les droits civiques et les proclamations des hommes politiques occidentaux qu’ils soutenaient celle-là. Mais quelles preuves existe-t-il de cela ?

Contrairement à la guerre, les sanctions sont très largement présentées comme un remède nécessaire et franchement salubre, permettant de pousser un adversaire politique à changer de cap. Cependant l’évolution du conflit irano-occidental prouve que les sanctions ont pérennisé la crise plutôt que de contribuer à en sortir. En dépit de cela, les gouvernements occidentaux semblent toujours en proie à une véritable fascination pour des sanctions.

L’appel initial à des «sanctions paralysantes» s’est tu dans un premier temps l’été dernier, lorsqu’une impressionnante vague «verte» a déferlé dans les rues de Téhéran, non pas en dernier lieu par crainte de «paralyser» cette dernière. Mais aujourd’hui de telles sanctions sont sur toutes les lèvres. On accole simplement aux mesures punitives désormais envisagées des adjectifs lénifiants tels  qu’«avisées» ou «ciblées». En y regardant de plus près, on s’aperçoit qu’on prend en fait largement ses désirs pour des réalités.

Le gigantesque impact de «sanctions ciblées»

Des «sanctions avisées» seraient, prétend-on, un remède miracle pour décapiter le mal. Dans le cas iranien, le mal est désormais identifié avec le Corps des gardiens de la révolution islamique. À l’origine créés pour défendre le pays contre l’agression irakienne dans les années 80, les Gardiens se sont transformés en un conglomérat expansif socio-politico-économique auxquels on attribue un pouvoir hors pair dans la République islamique actuelle.

On maintient que les «sanctions avisées» devraient affecter de manière ciblée la position des Gardiens au sein de la structure du pouvoir iranien. On néglige cependant la conséquence logique du fait qu’une grande partie de l’économie iranienne est aux mains des Gardiens: ce sont les millions de civils et leurs familles dont le revenu d’existence est lié aux vastes secteurs de l’économie détenus par les Gardiens qui seraient avant tout atteints. On devine alors l’ampleur gigantesque d’une démarche prétendument ponctuelle de telles mesures punitives.

Les prétendues «sanctions paralysantes», qui doivent limiter en  premier lieu les livraisons d’essence à l’Iran, sont actuellement en préparation aux Etats-Unis. Dans l’attente de ces sanctions unilatérales américaines les plus grandes compagnies mondiales d’assurances ont déjà annoncé leur retrait d’Iran. De même, les principaux fournisseurs mondiaux d’essence qui couvraient encore récemment la moitié des importations iraniennes ont cessé leurs livraisons. Ceci fait monter le prix des importations d’essence de l’Iran qui doit importer presque la moitié de sa consommation à cause de ses capacités de raffinerie insuffisantes. Là encore c’est la population qui paie l’addition. Ajoutons qu’une application totale de ces sanctions impliquerait un blocus maritime, ce qui équivaudrait à un acte de guerre.

Paralyser la population civile

Ainsi des personnalités de la société civile iranienne et des économistes le soulignent, c’est la la population civile qui paie le prix des sanctions. L’économie iranienne – de la production industrielle jusqu’aux secteurs bancaire et financier – a déjà été fortement endommagée par trois décennies de sanctions. Aujourd’hui encore les entreprises ont la plus grande peine à maintenir leurs affaires, car elles doivent compter avec des restrictions dans l’approvisionnement en biens indispensables et sont souvent obligées, pour les obtenir, de payer un prix plus élevé. Les faillites et les licenciements sont une conséquence fréquente de ces difficultés et approfondissent la crise économique du pays. En outre, la communauté scientifique souffre de difficultés d’accès aux dernières conquêtes de la recherche international, tandis que le développement technique est également freiné.

Les risques que présentent les sanctions pour la société civile ont été abordé par le chef de l’opposition Mir-Hossein Moussavi: «Les sanctions n’auraient pas d’effet sur le gouvernement, elles causeraient plutôt un mal sérieux à la population […]. Nous refusons toute sanction envers notre nation», a-t-il déclaré très clairement en automne dernier. Son associé Mehdi Karroubi s’est exprimé dans le même sens dans une interview accordée au Corriere della Sera.

Un problème de fond demeure, qui n’attire guère l’attention de tous ceux qui ont succombé à la dangereuse illusion qu’ils pourraient avoir leur mot à dire dans la définition et la mise en œuvre des sanctions contre l’Iran: c’est que celles-ci sont élaborées essentiellement par le lobby pro-israélien aux Etats-Unis – l’American Israeli Public Affairs Committee (AIPAC) – et sont la plupart du temps soumises au Congrès pour la forme, pour être ensuite mises en œuvre par le sous-secrétaire d’Etat au terrorisme et au renseignement financier (Under Secretary for Terrorism and Financial Intelligence) Stuart Levey, un homme de confiance de l’AIPAC. Dans ce processus, les retombées potentielles sur le peuple iranien ne jouent pratiquement aucun rôle.

Les sanctions – qu’elles soient «paralysantes» ou «avisées» – nuisent en fin de compte à la population. Des «sanctions avisées» sont ainsi un oxymore comparable  aux «bombes intelligentes» qui sauraient prétendument ne cibler que les objectifs à détruire, au moyen de «frappes chirurgicales». Et comme pour leurs consœurs  militaires ce sont en définitive les «dommages collatéraux» des «sanctions avisées» qui l’emportent.  Les trouver «avisées» ne peut donc être considérer que comme du pur cynisme.

Une arme politique émoussée dans le monde d’aujourd’hui

En outre, dans un monde mondialisé et de plus en plus multipolaire, les sanctions s’avèrent n’être qu’une arme émoussée, surtout lorsqu’elles visent des pays riches en réserves d’énergie. Les acteurs guidés par leurs seuls intérêts économiques ne manquent pas, trop heureux d’occuper le vide commercial ainsi créé. C’est ainsi que des firmes chinoises, russes et même américaines – agissant via Dubaï – ont largement profité du retrait des concurrents européens sous la pression de Washington.

Devenues une quasi-obsession dans les milieux politiques en Occident, les sanctions ne sont pas un remède efficace menant à la guérison, mais agissent plutôt comme un lent poison administré à la société civile iranienne et à son mouvement démocratique. Prototype de guerre économique, les sanctions conjointement avec les appels réguliers à la guerre constituent un mélange explosif. Les tambours guerriers, qui se font entendre à nouveau, battent à nouveau sur le cœur battant de la société civile iranienne.

Le développement démocratique empoisonné par les sanctions et les menaces de guerre

Contrairement à la doxa politique, les sanctions nuisent en fait à la société civile et consolident la position des faucons. La classe moyenne iranienne est touchée par cet isolement qui n’en finit pas, d’autant plus que les sanctions atteignent les commerçants honnêtes et profitent aux corrompus. Les Gardiens, qui contrôlent vraisemblablement 60 ports dans le golfe Persique, par lesquels passe l’essentiel des importations, peuvent poursuivre leurs affaires, souvent par des «canaux douteux».

Et c’est pourquoi l’un des «dommages collatéraux» pas tout à fait caché de ces sanctions sans fin est de faire obstacle à une transition démocratique durable en Iran. En fait cette dernière représenterait un risque pour le statu quo régional, et notamment pour la stabilité des autocraties de la région, alliées de l’Occident.

Que faire ? «Frappes chirurgicales» ou une véritable diplomatie ?

L’histoire infinie des sanctions a au moins le mérite d’illustrer les tentatives quasi désespérées des dirigeants politiques occidentaux à imposer leur volonté à l’Iran: On se donne ainsi l’impression de «faire» quand même quelque chose, afin d’avoir au moins l’air «crédibles». Une entreprise somme toute vouée à l’échec et même dangereuse. Car il est fort à craindre que dans la foulée des «sanctions avisées» l’appel aux «frappes chirurgicales» se fasse finalement rapidement entendre.

Au lieu de s’abandonner à l’espérance illusoire que les sanctions produiront l’effet souhaité dans un avenir pas trop lointain, on devrait y mettre un terme une fois pour toutes. La seule issue consisterait à avoir le courage d’une politique capable de désarmer les faucons de tous bords, dont les affaires prospèrent admirablement dans le cercle vicieux de l’animosité. Ce n’est que par une vraie politique de détente qu’on cessera de manière durable d’apporter de l’eau au moulin des radicalismes – et que l’on contribuera en prime à un renoncement durable à la politique sécuritaire en Iran. Lever les sanctions déjà existantes, qui s’en prennent souvent aux secteurs civils, pourrait faire des miracles et ébranler considérablement les fondements des acteurs qui poussent à la confrontation.

En dépit d’affirmations hâtives, la voie diplomatique est loin d’être épuisée ; bien au contraire. Une politique de détente devrait permettre de renoncer à des mesures punitives et à la menace de guerre, et au lieu de celles-là, par le biais de mesures qui créeraient un climat de confiance réciproque, permettrait une solution équitable des défis sécuritaires qui fragilisent la région. Le problème central se trouve en fait dans le dilemme de la sécurité à l’échelle régionale. L’Occident serait donc bien avisé s’efforcer résolument de contraindre Israël – puissance nucléaire majeure – au régime de non-prolifération. On devrait donc mettre fin à la «diplomatie coercitive» envers l’Iran – comme on la désigne avec pertinence dans les Études diplomatiques – car elle assombrit les perspectives de paix et celles du processus de démocratisation.

* L’auteur est un politologue irano-allemand ; actuellement professeur hôte (Visiting Lecturer) des cours sur la mondialisation et le développement au Proche- et Moyen-Orient à l’Université de Westminster (Londres). Son livre Le conflit iranien  et l’administration Obama: Du vieux vin dans des outres neuves ? (en allemand) vient de paraître (mars 2010) aux éditions universitaires de Potsdam.

(11 mai 2010)

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