Italie

Berlusconi et Prodi

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A feu et à sang: Roms, immigrants et ouvriers en Italie

Ludmila Acone *

Nous étions au milieu des années 90 et Massimo d’Alema leader du PDS (Partito dei democratici di Sinistra) voulait que l’Italie devienne «un pays normal». Mais les monceaux d’ordures qui brûlent dans les rues de Naples ne font pas un pays normal. Alors faut-il ce rite sacrificiel par le feu, incendier les camps des nomades pour effacer la honte et la souillure ?

Les Napolitains des quartiers périphériques, les plus pauvres parmi les pauvres, sont abandonnés au milieu des ordures, traités comme des ordures. Livrés à la Camorra [la mafia locale] par un pouvoir politique qui s’acharne à construire des incinérateurs géants et polluants aux côtés des centres habités. C’est vrai a affirmé M De Gennaro «l’incinération produit des déchets toxiques» Le «commissaire aux ordures» nommé par le gouvernement pour faire face à la crise a avoué ce que les habitants proches des décharges ne cessent de proclamer. Les maladies, notamment les cancers ont augmenté de façon préoccupante à proximité des décharges contestées. Mais qui se soucie de la santé de ces habitants des quartiers populaires, déjà accablés par le taux de chômage le plus élevé de la péninsule ? Les beaux quartiers du Vomero, de Posillipo ne sont étrangement pas envahis par les ordures alors, pourquoi s’en préoccuper ?

Explosions de violence à Naples et à Rome

C’est dans ce contexte tendu que le 15 mai 2008, après qu’une jeune rom de 16 ans ait été soupçonnée de l’enlèvement d’un enfant, des habitants de Ponticelli (banlieue de Naples) se sont livrés à de véritables pogroms contre des camps nomades des environs.

Quelques jours plus tard des événements d’une grande violence ont touché toute la péninsule visant des nomades (Roms), des étrangers ou des sympathisants de gauche. Dans la seule ville de Rome, une succession de violences néofascistes a sévi impunément. Le 24 mai 2008 un groupe d’hommes armés, visages masqués par des foulards à croix gammée, a fait irruption dans un quartier populaire de Rome et a saccagé magasins et devantures, frappé des immigrés du Bangladesh avec des barres de fer en hurlant des slogans racistes.

Le soir même, à Rome toujours, le D.J d’une radio gay est passé à tabac. Deux jours plus tard des militants du groupe néonazi Forza Nuova attaquent deux militants de gauche avec des gourdins au sein de l‘université de Rome La Sapienza. Le 29 mai, un danseur albanais a été agressé et frappé par trois hommes qui avaient pénétré dans son école de danse en le traitant «d’Albanais de merde».

C’est l’horrible palmarès d’une semaine dans la capitale italienne. Le nouveau maire de Rome, Gianni Alemanno, continue à minimiser et à parler d’actes isolés dépourvus de signification politique. Le même Gianni Alemanno vient de proposer de donner à une rue de la capitale le nom de Giorgio Almirante, fondateur du parti néofasciste MSI [Mouvement social italien, créé en 1946] et ancien combattant de la RSI (République mussolinienne de Salo: République sociale italienne).

Il est évident que quelque chose de très grave se passe en Italie dont beaucoup ne mesurent pas l’ampleur. Le même Gianni Alemannno, qui avait fait campagne sur le thème de la sécurité a réussi un exploit: alors que voici deux mois l’ISTAT (Institut national der statistique) déclarait la capitale italienne comme une des villes les plus sûres d’Europe, depuis l’installation du nouveau maire la violence raciste et néofasciste est devenue incontrôlable.

Chronologie d’un désastre

Mais que s’est-il donc passé et comment un pays qui a vécu l’émigration, le mépris et le racisme envers ses ressortissants peut-il succombé à une pareille sauvagerie ? Pour comprendre tout cela, il est nécessaire de faire quelques retours en arrière. Le premier doit nous permettre de revenir aux événements qui se sont succédés durant les six derniers mois.

Premier novembre 2007, une tranquille soirée romaine ; pas partout et pas pour tout le monde. Une femme de 47 ans est violée et tuée par un jeune homme ; acte tragique, énième acte de violence dont les femmes sont trop souvent victimes ? Pas du tout, le jeune homme appréhendé est un Roumain, même un Rom.

Et c’est là que l’affaire se déchaîne: le maire de «gauche» de Rome, Walter Veltroni [actuel dirigeant du Parti démocrate] se lance dans une surenchère sécuritaire entre deux coups de fils au Président du Conseil. Romano Prodi. Ce dernier convoque aussitôt un conseil des ministres extraordinaire approuvant un décret d’expulsion des Roumains et des Roms, pas ad nominem, mais c’est sous-entendu.

Cela permet d’expulser en urgence et sans jugement tout étranger, même communautaire, soupçonnés de délits. Blitz de police, surenchère médiatique, criminalisation des Roms et des roumains. Au même moment un jeune italien assassine Meredith, une américaine étudiante à l’université de Pérouse, cela ne trouble personne ; ce n’est qu’un banal fait divers parmi d’autres.

Novembre 2007, des foyers d’incendies éclatent à Naples où des citoyens furieux brûlent les ordures qui s’entassent dans les quartiers (populaires) de la ville. Les habitants s’opposent à la construction de décharges polluantes dans les environs où la gestion clientelo-cammorriste produit des véritables zones de propagation du cancer par le stockage et le non-traitement de déchets, y compris chimiques, près des habitations.

Décembre 2007, un gigantesque incendie éclate dans des hauts fourneaux de Thyssen Krupp à Turin, un ouvrier meurt sur le coup, six autres mourront les jours suivants après d’atroces souffrances. Mais aucune mesure d’urgence n’est décrétée, aucune loi spéciale sur la sécurité dans le travail, aucun conseil des ministres extraordinaire n’a lieu. Avant cette tragédie, l’énumération des morti bianche – ces morts «accidentelles» sur les chantiers et dans les usines – continue tous les jours dans les journaux: deux morts à Trévise et un près de Palerme. Le lendemain un en Toscane, l’autre près de Milan. Tous les jours des morts sur les lieux de travail. Ce sont souvent des entreprises de sous-traitance, mais pas seulement. Beaucoup d’entre eux sont des immigrés et même des roumains, la presse en parle à peine.

Janvier 2008, Giuliano Ferrara, un célèbre journaliste proche de Berlusconi, lance un pavé dans la mare contre le droit à l’IVG [Interruption volontaire de grossesse] et propose un moratoire contre l’avortement à l’instar de celui que l’ONU vient de voter contre la peine de mort.

La CEI, Conférence épiscopale italienne, renchérit, puis le pape, une campagne hystérique est déclenchée et relayée par les médias. Un «commando» de policiers fait irruption dans un hôpital de Naples, dans le bloc opératoire, pour empêcher une intervention, après un appel anonyme accusant l’hôpital de pratiquer un avortement hors délais. Dans une autre ville, un médecin et un groupe de femmes sont accusés, à tort, pour les mêmes raisons. Le médecin soumis à un véritable lynchage se suicide.

Du côté de la «gauche» aucune réaction, la gauche communiste et radicale proteste, mais faible et divisée elle ne peut avoir un impact sur la situation. Une fois entrée au gouvernement [allusion à l’entrée du Parti de la Refondation communiste dans le gouvernement de R. Prodi et rôle de Fausto Bertinotti comme président de la Chambre] et ayant enterré le «Mouvement des mouvements» tant encensé à Gênes, une fois dispersé les brumes de la «multitudes» [allusion au concept diffusé par Toni Negri] la «gauche de la gauche» n’a laissé derrière elle que des illusions et une vaste démobilisation.

Au cours de ces mois le débat politique à gauche tourne autour la très importante question de la fondation du nouveau parti de Walter Veltroni: le Parti Démocrate. Enfin un parti «normal» qui n’est pas de gauche mais de centre. A gauche de celui-ci, quatre petits partis (il s’agit des deux partis communistes, des Verts et des Démocrates du gauches ayant refusé de rejoindre le PD) se disputent le leadership de leurs coalition [la coalition Arc-en-ciel] pour les élections [du et se laissent entraîner dans le débat «crucial» autour de la reforme de la loi électorale.

Février 2008, mis en minorité au Sénat sur le budget, le Président du Conseil Romano Prodi démissionne, le 21 le Président de la République Napolitano dissout les chambres et convoque des élections anticipées pour la mi-avril [13-14 avril 2008]

Une campagne électorale grotesque se met en place où Berlusconi et Veltroni se reprochent l’un l’autre d’avoir copié leurs programmes respectifs.

En avril, la coalition de Berlusconi gagne les élections haut la main, avec un bon résultat pour la Ligue du Nord. Le «centre» de Veltroni est défait, la gauche n’a plus aucune représentation au Parlement.

28 avril 2008, second tour des élections municipales, les candidats de droite, à l’image de Gianni Alemanno à Rome, gagnent dans plusieurs autres villes. Seule exception notable le cas de Vicenza où la gauche a gagné la ville sur la droite grâce à sa participation à la puissante mobilisation contre l’installation de la base américaine sur son sol. Mobilisation qui a permis des rassemblements exceptionnels et des reculs important de la part des autorités tant américaines qu’Italiennes. 

Le désastre social

Le 7 décembre 2007 est publiée dans la presse la 41e enquête du Censis sur l’état de l’Italie. Le verdict est accablant: «Une bouillie», une société émiettée, composée de confettis éparpillés et incapables de vivre ensemble. Car l’Italie vit effectivement une crise très profonde: le pays de la croissance économique zéro est accablée par un taux de chômage impressionnant, surtout dans le sud, où pour les jeunes, le taux de chômage dépasse les 50%. La production industrielle est négative depuis quelques années tout comme les autres indicateurs. La mise en place de l’Euro, dont Romano Prodi a revendiqué la paternité, a été un désastre pour l’économie italienne et pour les salariés. Malgré cela les «reformes» antisociales se sont succédées, y compris pendant les gouvernements Prodi [1996-1998 et 2006-2008]. Les Italiens vivant au-dessous du seuil de pauvreté augmentent et les ouvriers continuent de mourir dans les accidents du travail.

Ainsi le jour de son intronisation comme nouvelle Présidente de la Confindustria [organisation patronale italienne, présidée jusqu’alors par Luca di Montezemolo de la Fiat] Emma Marcegaglia [propriétaire d’un groupe sidérurgique transnationale] «déplorait» un mort dans son usine. Mais cela ne semble poser aucun problème particulier.

En effet, Madame Marcegaglia est engagée dans un combat bien plus important: «la reforme» des conventions collectives. Réforme qui a vu la FIOM [fédération de la métallurgie de la CGIL, qui représente le secteur le plus combatif d’un secteur à l’échelle nationale] à la pointe de la contestation contre des mesures «qui réduisent la négociation à un simple ajustement sur l’inflation programmée».

La direction nationale de la CGIL et les deux autres principaux syndicats, CISL et UIL approuvent la réforme. La FIOM seule dissidente avec les syndicats de base se trouve immédiatement attaquée par les dirigeants CGIL, à la suite d’une prétendue implication de l’un de leurs dans une enquête anti-terroriste. Il est à noter comment lorsque des luttes sociales importantes s’organisent le spectre des «nouvelles brigades rouges» réapparaît comme par miracle et vise des syndicalistes et des sympathisants de gauche.

Un «Pays normal»

Mais pour comprendre comment un pays apparemment démocratique, dont la constitution se proclame issue de la Résistance, a pu en arriver là il faut faire un nouveau bond en arrière. On ne peut comprendre tout cela, sans s’interroger sur l’attitude des forces de gauche italiennes au cours des dernières quinze à vingt années.

Cette gauche issue en grande partie du Parti communiste italien (PCI) a longtemps mal supporté sa marginalisation de la direction du pays. Cette anomalie avait fait déjà couler beaucoup d’encre, avant et après l’échec du «compromis historique» de 1978 [entre la Démocratie chrétienne et le PCI]. Après la dissolution du PCI en 1990 et sa transformation, d’une part dans le PDS [Parti démocratique de la gauche] et de l’autre dans le PRC [Parti de la Redfondation communiste], l’obsession de s’emparer des leviers de commande a jalonné la politique du PDS , devenus ensuite DS [Démocrates de gauche] et puis PD [Parti démocrate] et également du PRC et de ses scissions successives.

Cependant la question de l’acquisition du pouvoir a été posée en elle-même comme une fin en soi, bien loin de la tentative de construction d’une hégémonie politique préconisée jadis par Antonio Gramsci et ses successeurs. Peu à peu les dirigeants ex-communistes, parmi lesquels Walter Veltroni, ont cessé de poser la «question morale» pour la troquer contre celle du «pays normal». C’est l’ancien dirigeant «communiste» Massimo D’Alema a avoir posé la question en premier. En 1995, ce slogan devient le titre d’un livre: Un paese normale. La sinistra e il futuro dell'Italia» (Ed. Mondadori – 1995) – autrement dit: Un pays normal: La gauche et l’avenir de l’Italie. Il y est affirmé: «La tâche de ma génération est celle de conduire la gauche italienne au gouvernement. D’autres générations ont accompli des choses fondamentales: elles ont reconstruit la démocratie, ils ont renouvelé le pays. Aujourd’hui pour nous le problème c’est le gouvernement: nous voulons pouvoir faire nos preuves.» 

Depuis presque vingt ans, pour les dirigeants PDS puis DS le «pays normal» est un pays où le bipolarisme [l’alternance entre deux grandes formations de centre-droit et de centre-gauche] est accompli, où le système libéral du point de vue économique se conjugue parfaitement avec le libéralisme politique. Où les relations sociales suivent le vertueux modèle de la cogestion, où un homme politique soupçonné de corruption démissionne, où les rues sont propres et la Bourse florissante. Bref un pays à mi-chemin entre le Royaume-Uni et L’Allemagne, telle que les jeunes entrepreneurs italiens de centre-gauche l’ont appris dans leurs écoles de commerce anglophones.

On ne peut comprendre cet acharnement à la «normalité» si l’on fait abstraction du passé récent de l’Italie. Un pays dont l’unité est relativement récente et qui, depuis son unité, a vu ses ressortissants obligés d’émigrer et faire l’objet de xénophobie ; et cela jusqu’aux années 70.

A partir des années 80 les dirigeants italiens (droite et gauche confondues) n’ont cessé de faire l’éloge du «Made en Italy» et de vanter le développement économique et la modernisation du pays. En 1992, avec le scandale «main propres» on a voulu faire croire au monde entier que le système de la corruption généralisée était en train de se reformer. En réalité, il ne faisant que se réorganiser et se donner des formations politiques capables de l’incarner: d’un côté la coalition «postfasciste» de Berlusconi, de l’autre une coalition de centre-gauche obsédée par un profond désir de «respectabilité» et prête à toutes les concessions pour se rendre crédible face à la Confindustria et aux places boursières internationales.

Le rétrécissement des espaces démocratiques et de la représentativité des citoyens

A la suite de cette période de scandales il a été facile de dénigrer la «Première République» coupable des scandales tout en oubliant ses caractères fondateurs issus de la Résistance. Ceux-là même qui avaient pillé l’Etat et les biens publics se sont transformés en «réformateurs» et ont décidé d’abords de remplacer le scrutin proportionnel par l’uninominal à un tour. Puis, ils ont commencé à réfléchir au Présidentialisme. Sur ce front la droite (pardon le centre, le mot droite en Italie est encore un gros mot) et la gauche se sont alliés afin de constituer une commission parlementaire bicamérale chargée des réformes.

Parallèlement le rétrécissement des formes de représentations démocratiques voit sa traduction également du point de vue syndical. Ainsi la CGIL, en 1991, troquait les revendications de classe des travailleurs par la défense «des objectifs économiques du pays» (les futurs critères de convergence de l’euro).

Elle décide de changer les formes de représentation des salariés de commun accord avec les deux autres centrales syndicale, CISL et UIL et avec le gouvernement. Les conseils d’usine sont remplacés par des formes de représentation qui sont au syndicat ce que le scrutin majoritaire est au système. Depuis, les travailleurs italiens ont plongé dans un désastre sans fin où les droits sociaux les plus élémentaires ont été bradés par des accords nationaux tripartites (Etat, syndicats, patronat), où les conditions de travail frisent l’abomination et les aides sociales, la santé et la protection sociale ont été massacrés.

Le verrouillage progressif des timides modes de participation démocratique a atteint peu à peu tous les espaces de participation politique et sociale garanties par la constitution conduisant à la résignation et à la passivité.

Les boucs émissaires

La criminalisation des migrants et de roms assume le rôle d’exutoire d’une colère populaire dont les espaces de contestation, de revendication et, a fortiori, de négociation ont été réduits quasiment à néant. De l’autre coté, la main-d’œuvre immigrée permet d’engranger des profits considérables grâce à l’exploitation, non seulement des clandestins, mais des camps d’esclaves contrôlées par la mafia dans des vastes zones agricoles du territoire italien. C’est d’ailleurs la mafia sous ses diverses dénominations régionales (Camorra, N’drangheta, Cosa Nostra…) qui se charge du trafic de clandestins.

Les lois définissant le délit d’immigration clandestine discutées par le gouvernement n’ont d’autre objectif que celui de détourner la colère populaire et de rendre les immigrés encore plus corvéables à merci. Le 4 décembre 2007, un conseiller municipal de Trévise, membre de la Ligue du Nord, Giorgio Bettio, prône même l’emploi de «méthodes nazies» envers les immigré·e·s pour leur faire «comprendre comment ils doivent se comporter». Le chef de gare de Parme qui, vendredi 13 juin, a violemment agressé une ghanéenne sur un train a très bien compris que maintenant tout est permis. «Sale négresse, maintenant Berlusconi va tous vous renvoyer en Afrique», lui a-t-il crié.

Les prostituées, enfin, ont été ajoutées à la liste des «sujets dangereux» réprimés par les nouvelles mesures de «sécurité». Il ne faut pas oublier non plus la haine homophobe attisée continuellement par les autorités ecclésiastiques qui ont essayé de faire interdire la gay pride et qui ont violemment combattu Prodi sur la proposition d’instaurer le Pacs. Enfin les néofascistes de tout bord ont compris que la chasse aux militants de gauche pouvait s’effectuer impunément ou qu’on pouvait tuer un jeune à Vérone, sans motif apparent…

La réhabilitation du fascisme

Afin de «mener à bien» les réformes institutionnelles (qui nécessitent la majorité du congrès) et la répartition des richesses du pays, la gauche italienne entrepris de dédouaner progressivement le parti soi-disant post-fasciste Alliance Nationale (de Gianfranco Fini) et, y compris, celui de M Berlusconi.

Il ne faut pas oublier par ailleurs, que le gouvernement Berlusconi 1 est tombé à la suite de la défection de la Ligue du Nord. Ce parti raciste et xénophobe a de suite fait alliance avec le centre-gauche pour mettre en place un gouvernement «de transition».

Face aux manifestations d’allégeance envers les propos et les mesures de réhabilitation du fascisme, on a vu la gauche observer une attitude neutre ou complaisante au cours des quinze dernières années. Même le Parti de la Refondation Communiste (PRC) qui pourtant s’était distingué comme étant critique envers Prodi s’est enfoncé dans le débat autour de la «reconnaissance des crimes commis par les résistants».

Une vaste entreprise de réécriture de l’histoire a été accomplie avec la complicité de la plupart des forces de gauche qui ont ainsi creusé leur propre tombe. Une certaine droite est allé jusqu’à proposer l’abolition de la fête du 25 avril, le jour de la Libération.

En 2001 déjà l’historien Enzo Collotti affirmait la nécessité «de faire face à l’agression quotidienne contre les principes de l’antifascisme, contre la résistance, contre les traditions démocratiques du pays.» L’aspect le plus grave de cette entreprise de «révisionnisme» consiste dans la justification des invasions et du colonialisme fasciste et dans la réaffirmation que «les Italiens ce sont des braves gens».

Ils se sont conduits mieux que les autres et, comme l’a écrit Renzo De Felice en 1995, au cours de la deuxième guerre mondiale «l’intervention» italienne en France avait comme objectif d’alléger les prétentions allemandes et aurait donc rendu service à la France.»

Le crimes commis par les fascistes italiens en Afrique du Nord sont passés sous silence, Cette approche a de quoi conforter tous les racismes et toutes les aventures militaires auxquelles le nouveau gouvernement voudrait participer.

Un pays à souveraineté limitée

C’est dans les années 1970 que l’expression «pays à souveraineté limitée» a été souvent employé par les italiens eux-mêmes pour désigner l’état de sujétion de la péninsule par rapport aux intérêts étasuniens. La fameuse théorie de l’OTAN, selon laquelle, l’Italie maillon faible du pacte atlantique, était la plus à même de basculer «dans l’autre camp» a servi d’alibi pour asseoir la domination militaire américaine. Cette réalité avait éclatée au grand jour au début des années 90, avec l’affaire Gladio [structure clandestine, mise en stand-by, créée par l’OTAN, afin de combattre le danger «communiste» ; elle a eu ses prolongements en Suisse.]

La guerre froide est terminée. Toutefois, aujourd’hui la politique de guerre américaine confère un rôle de plus en plus important à l’Italie. Berlusconi a bénéficié d’un appui sans faille de la part de George W. Bush, grâce à l’implication de l’Italie dans la guerre en Irak. Il est vrai que le centre-gauche n’avait pas rechigné à s’impliquer au Kosovo et que l’un des premiers actes du gouvernement Prodi 2 [2006-2008] a été celui de refinancer la mission militaire en Afghanistan. Mais cela n’est pas allé sans difficultés. L’aile la plus à gauche du parlement a très vivement contesté cette participation et a risqué de mettre en péril l’engagement italien aux côtés des Etat-Unis. Prodi a eu beau multiplier les assurances de son engagement, mais les contestations se sont multipliées, en particulier à Vicenza contre l’élargissement d’une base à dimension offensive. Le dispositif militaire américain en effet, vise à faire de l’Italie un gigantesque porte-avion. Comme le fait remarquer, le géographe et journaliste Manlio Dinucci:«Le doublement projeté de la base étasunienne de Vicenza entre dans un cadre qui va bien au-delà de l’environnement local: le Pentagone est en fait en train de redéployer des troupes et des bases depuis le centre et le nord de l’Europe dans sa région méridionale et orientale, pour déployer plus rapidement et efficacement ses propres forces soit au Moyen-Orient et en Afrique, soit en Asie centrale. Dans cette réorientation stratégique, les commandements et les bases étasuniennes en Italie jouent un rôle clé. Cela implique l’augmentation de tout le système militaire étasunien dans notre pays.»

La base militaire d’Aviano (dans le Frioul) dispose d’un puissant arsenal nucléaire. D’importantes armes, munitions et véhicules de combat sont stockés dans les bases de Camp Darby (près de Livourne) et de Sigonella (Sicile). S’y ajoutent les bases militaires de l’Otan qui a déplacé son quartier général opérationnel de Londres à Naples. C’est là qu’une «convergence» inquiétante se profile.

Le nouveau gouvernement Berlusconi, à peine en place, a décidé pour remédier à l’ «urgence ordures» à Naples et dans toute la péninsule, la mise en place d’une militarisation du territoire «pour permettre l’acheminement et le traitement des déchets».

Des zones entières seront définies «zones stratégiques» et assimilées à des zones militaires avec la mise en place d’un dispositif de répression très fort contre toute forme d’entrave supposée au fonctionnement des décharges et incinérateurs et d’accès aux zones ainsi militarisées. Le Ministre de la défense, Ignazio La Russa, a en outre décidé d’envoyer 2500 militaires pour mener à bien les opérations et de mobiliser l’armée pour un an dans toute la péninsule. Ces troupes pourront intervenir également au cœur de la ville. Il est évident qu’il s’agit de l’utilisation de l’armée pour des opérations de «maintien de l’ordre public» et pas seulement en lien avec la question des ordures. Il ne faut pas oublier que Naples a connu des mouvements de contestation sociale très importants ces dernières années, en particulier ceux des chômeurs.

Les nouvelles mesures du Ministre La Russsa font donc d’une pierre trois coups. On rassure l’opinion publique en montrant que «l’Etat est présent sur le territoire» ; on met en place un dispositif de dissuasion/répression contre les mouvements sociaux ; et, tertio, on garantit la tranquillité des militaires américains et la sécurité des opérations de «lutte contre le terrorisme international» orchestrées par Washington. Enfin on peut ajouter un quatrième avantage pour le gouvernement, celui-là de nature idéologique. Il s’agit de doper le sentiment national des jeunes à travers l’armée, mesure déjà préconisé par le même ministre La Russa, en suivant l’exemple français. Enfin il s’agit de renchérir à grand renfort de troupes pour augmenter le prestige international de l’Italie dans le domaine militaire

Le Ministre des Affaires Etrangères Franco Frattini a déclaré devant le Parlement que: «nous sommes ici pour affirmer que ce sont nos soldats qui sont en train de conquérir notre prestige dans le monde» Pour cela il faut être assuré d’un appui sans réserve du parlement: «Le risque d’une défaillance du Parlement conduirait à l’abandon de nos troupes et à la perte du patrimoine et du prestige conquis par l’Italie par nos soldats» On voit donc que tout complaisant qu’il était, le gouvernement Prodi ne pouvait satisfaire pleinement les enjeux stratégiques actuels et que le retour de Berlusconi était vivement souhaité.

Située au cœur d’intérêts géostratégiques, politiques et sociaux cruciaux, l’Italie constitue le fer de lance des politiques ultralibérales, néo conservatrices et militaristes actuelles d’inspiration atlantistes et qui se propagent dans l’Europe entière. Toutes les mesures politiques, économiques et sociales appliquées ou souhaitées par Sarkozy avaient déjà été mises en place en Italie.

Et si la péninsule garde une avance substantielle dans la dérive autoritaire et anti-sociale, on ne peut exclure la propagation de cet exemple aux autres pays européens. Cela commence déjà à se profiler. Si par ailleurs la France possède un certain nombre d’anticorps – tels que la tradition laïque et l’attachement au service public et à lune efficacité de l’état – on peut craindre précisément cette redoutable efficacité de l’Etat et son aptitude à mettre en place de façon capillaire les mesures gouvernementales adoptées à travers un dispositif d’agents, en général très fidèles et zélés, malgré des tentatives de résistance faciles à étouffer par des mesures administratives très rodées. En Italie la dérive politique est possible, car l’opposition de gauche est actuellement inexistante et l’opinion publique a plongé dans un abîme de résignation.

L’avertissement sera-t-il entendu ?

Si nous récapitulons, nous avons assisté à un progressif démantèlement de la «participation démocratique», des droits sociaux et de la mémoire de la Résistance au profit d’un discours ultralibéral, ouvert à la résurgence du fascisme et à des atteintes de plus en plus graves contre les femmes, les étrangers, les salarié·e·s, les homosexuels. Le Vatican mène une offensive sans précédents contre la laïcité et les ouvriers meurent quotidiennement dans leurs lieux de travail. Le 11 juin, encore neuf ouvriers sont morts dans une station de dépuration. On les a trouvé ensemble enlacés dans une ultime tentative de s’aider, de se réunir jusqu’à la fin, alors que personne n’a voulu éviter cette tragédie. Le quotidien de Turin La Stampa fait remarquer que si les soldats américains tombés en Irak entre avril 2003 et avril 2008 étaient au nombre d’environ 4000, les ouvriers tombés sur le lieu de travail en Italie ont été bien plus nombreux: environs 1260 pour la seule année 2007. Mais qui s’en soucie ? La libéralisation du marché du travail est nécessaire, il faut faire des sacrifices !

Face à tout cela les citoyens italiens ont tout simplement été abandonnés, et la «gauche» n’a été d’aucun secours, ni dans la défense des droits des travailleurs, ni face aux attaques répétées contre les acquis de la Résistance. Il n’est donc pas étonnant que des électeurs de gauche, anciens ou potentiels, n’ayant perçu aucune différence entre les deux coalitions en compétition, préfèrent celle dont le discours sur la «fermeté» semblait le plus cohérent. Cela devrait constituer un avertissement pour toutes les forces de gauche européennes.

Enfin, il faudrait ajouter au triste bilan que nous venons de dresser un aspect non négligeable. L’Italie ex-pays d’émigration, ex-pays pauvre et sous-développé a vu ses représentants vanter publiquement ses réussites économiques et son accession à la «modernité». Mais le spectre de la régression hante l’homme politique comme le chômeur.

Lorsque les immigrants font l’objet de la violence que nous constatons tous les jours il faut voir en cela un phénomène analogue à celui qui se produit dans plusieurs pays européens. La terreur de regarder les pauvres en face est à l’origine d’une véritable phobie. Rien n’effraye davantage les Italiens que de «contempler» ce qu’ils étaient voici encore quarante ans. L’image des Albanais en haillons débarquant sur les cotes italiennes se superpose, dans le film Lamerica de Gianni Amelio, aux navires surchargés d’émigrants italiens partant en Amérique à la recherche d’une vie meilleure. Voici le spectre qui hante un pays où malgré tout, les ressources historiques, humaines et matérielles permettraient d’atteindre d’autres rivages.

* Ludmila ACONE a publiéé cet article, en juin 2008, pour le réseau TERRA.

(23 juillet 2008)

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