Débat

La Brèche n° 0, 1969

Après 68 ? … 1969. 31 octobre 1969, numéro 0 de La brèche

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1968: le décalage suisse (3)

Charles-André Udry

Nous continuons à publier sur ce site les articles écrits il y a vingt ans – celui reproduit ici est sorti dans La Brèche du 13 mai 1988, N° 407 – sur les «événements» liés à cette date qui fait symbole et continue à faire vogue.

Il est par ailleurs plaisant, pour faire exemple, de constater qu’un politicien, combatif, réclame dans la presse (24 heures, 2 mai 2008) que Mai 68 ne reçoive pas les honneurs des chrysanthèmes. Cela d’autant plus que ce porte-parole de la «gauche de la gauche» en Suisse romande s’intégra au POP jusqu’en 1970 (et un peu au-delà) ; c’est-à-dire après l’intervention militaire soviétique d’août 1968 en Tchécoslovaquie et les deux premières années décisives de la «normalisation».

Bien plus tard, peut-être par dépit ou goût de l’élection florissante, il se profila dans le sillage d’un Josef Zisyadis (conseiller national du POP-PSdT de Vaud et bouffon ayant proposé de bâtir une piste de ski sur l’Acropole) afin de jouer les compétiteurs (gagnant ?) sur la ligne d’arrivée de futures élections nationales.

Donc pas de faux narcisses pour orner des faux-semblants. Il n’est pas besoin d’être un fleuriste pour savoir que le chrysanthème est une plante dicotylédone annuelle ou vivace et dont les premiers spécimens connus étaient… jaunes. (réd.)

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«Nous avions caractérisé l’année 1967 par le mouvement et la prise de conscience d’un décalage croissant entre les structures économiques et politiques et la réalité sociale. Ces deux phénomènes se sont amplifiés en 1968, en même temps qu’ils prenaient des formes insolites.»

L’établie Année politique suisse, 1968 [1] introduit ainsi sa revue et analyse de l’année 1968. L’annuaire continue: «L’opposition non-intégrée (sic !) s’est signalée en 1968 par la floraison spectaculaire de groupes de diverses tendances… Si elle est gauchiste, elle l’est parce qu’elle se veut mouvement par opposition à une «droite» conservatrice satisfaite de son sort et dépolitisée.»

Dans l’Helvétie, où l’adjectif qualificatif «officielle» doit être accolé au substantif histoire, la culture du mythe est une des clés de voûte du labeur de construction et reconstitution de la dite «identité nationale». A l’occasion de 1968-1988, cette tentation pourrait, pernicieusement, s’infiltrer dans la gauche. D’autant plus que les générations se constituent et se reconnaissent comme telles, plus d’une fois, à l’occasion de leur rupture avec le passé. Cette fracture exige, dans un paradoxe qui n’est qu’apparent, de mythifier – donc de mystifier – le passé pour mieux l’exorciser, afin que les fiançailles avec la «satisfaction de son sort» se parent des couleurs du mariage de raison. A la mémoire des mythes correspond, dans ce pays, l’amnésie des conflits… quand ils ne sont pas mondiaux et n’ont pas donné lieu à des «mobs» [les Mobilisations générales de 1914 et 1939-1945]

Attaché à la maxime mise en exergue de cette série d’articles consacrés à 1968 – «Ni rire, ni pleurer, mais comprendre» – nous essayerons, dans cet article, de cerner ce que représenta 1968 en Suisse. Ce ne fut pas rien. Mais ce fut autre chose – radicalement – que ce qui se passa dans les pays européens, où 1968 marque, comme date symbolique, l’explosion ou l’accélération des conflits sociaux et des crises politiques. En Suisse, 1967 avait été l’occasion de «fêter» un anniversaire: les trente ans de la «paix du travail». Un anniversaire pesant son poids d’or… et dont les noces, du même nom, furent célébrées en 1987.

Tous pour le programme minimum

Après plus de vingt ans de croissance économique quasi ininterrompue, la Suisse de la fin des années soixante se trouvait confrontée à lune série de mutations structurelles et à un contexte international nouveau. Les nécessités de réajustements se faisaient pressantes. L’inertie des institutions et forces politiques n’en ressortait que mieux. La simple énumération des «grandes questions à l’ordre du jour» révèle, simultanément, les deux processus: le suffrage féminin, la permanence d’une très importante «main-d’œuvre étrangère», la révision de la Constitution, l’aménagement du territoire, la dite «prospective» économique et la «politique conjoncturelle», les projets de développement de l’énergie nucléaire, la redéfinition des tâches de l’Etat fédéral, les rapports avec le Conseil de l’Europe et avec l’ONU, le développement des Universités et des Ecoles polytechniques, le cadre à donner à la «formule magique» (la collaboration des trois partis bourgeois avec le Parti socialiste), la 7e révision de l’AVS, la défense nationale «totale», l’émergence d’un courant politique s’appuyant sur la xénophobie, «l’avenir» (déjà, alors) du mouvement syndical… Une liste qui la saveur du déjà goûté.

Une mini-crise gouvernementale éclata en 1966. Révélatrice de ce qui, à l’époque, est qualifié de «malaise Helvétique». Le radical, avant tout vigneron vaudois, Paul Chaudet, fut politiquement invité par son parti à donner son congé. Il était au centre du «scandale des Mirages», cet avion de combat dont le prix prévu s’avéra plus proche de son nom que de la facture finale. Le Parti radical se refusa à présenter Chaudet à la vice-présidence de la Confédération, comme le «tournus» des charges le prévoyait. Chaudet comprit enfin, il démissionna. Georges-André Chevallaz, radical vaudois, syndic de Lausanne – mais pas vigneron – s’aligna. Faux départ. Nello Celio [1966-1973], radical du Tessin, fut élu. L’homme aux 65 conseils d’administration entre au Conseil fédéral. Un symbole. La rocade entre ce représentant de l’industrie et de la finance – qui retrouvera vite ses conseils à sa sortie du Conseil (fédéral) – et le conservateur catholique valaisan Roger Bonvin, ingénieur de formation, se fera rapidement. Celio, en 1967, se chargea du Département des finances. Bonvin prit celui de l’énergie et des transports. Rudolf Gnägi, UDC [1965-1979] parlera la langue, au département militaire, de la caste des colonels et autres divisionnaires. Tout allait bien.

Pour compléter le dispositif politique, les partis bourgeois – entre autres les conservateurs catholiques qui appréciaient à leur juste valeur les ambitions des radicaux – proposèrent de cimenter la collégialité avec un programme minimum de gouvernement. Une motion en faveur d’un tel programme fut, initialement, présentée par Léo Schürmann (alors conseiller national soleurois).

En mai 1968, ce sera le socialiste zurichois Willy Spühler [1959-1970], alors président de la Confédération, qui défendra devant les Chambres les «Grandes lignes de la politique gouvernementale». Une façon de dire aux socialistes, par la voix d’un socialiste: «Vous avez deux représentants dans ce Conseil fédéral, il ne suffit pas de collaborer loyalement avec une majorité bourgeoise, il faut aussi savoir fermer sa gueule.»

Les socialistes suisses, évidemment, n’adoptèrent pas le principe: «Se taire ou alors se démettre». Ils restèrent et susurrèrent leurs objections sur de l’annexe, de l’accessoire. Pierre Graber [socialiste neuchâtelois, avocat, établi à Lausanne, qui deviendra Conseiller fédéral de 1969 à 1978] au nom du groupe socialiste des Chambres, expliqua, en ce mois de mai 1968, que la collégialité et les «grandes lignes du programme commun» n’impliquaient pas qu’ils renonçassent à leurs idées.

Ce n’était pas ce que la majorité bourgeoise réclamait ! Elle savait parfaitement que ces idées étaient encore plus flexibles que ceux qui les défendaient. Son exigence était autre: qu’aucune opposition ne s’organise activement. Du moins, sur ce qui est important. Les socialistes, peintres professionnels en fausses fenêtres, acceptèrent.

Ainsi, les bourgeois se sentirent autorisés – quelque quinze ans plus tard – à leur fermer la porte au nez… lors de la tentative, en 1983, d’élection au Conseil fédéral de la social-démocrate de Zurich Lilian Uchtenhagen, une confidente du directeur de la Banque nationale (BNS) Fritz Leutwiler. Ce dernier était membre de la direction générale de la BNS depuis 1968, puis administrateur et président ; en 1982, il présida la BRI (la Banque des règlements internationaux: la banque des banques centrales). Il fut un proche du très puissant clan capitaliste helvétique Schmidheiny [Otto Stich, social-démocrate soleurois, choisi en 1983 par la droite fut certainement moins flexible que l’aurait été L. Uchtenhagen].

Concessions ? Connaît pas

La récession en RFA [République fédérale allemande], en 1967, suscita quelques inquiétudes. Mais, au plan économique, deux interrogations dominaient dans les «cercles dirigeants».

Tout d’abord, il y avait la concurrence plus vive à l’échelle européenne et la perspective de l’Union douanière européenne (CEE). Dès lors, limiter les coûts unitaires salariaux – en combinant hausse de la productivité, maintien du temps de travail effectif et limitation des hausses salariales – restait, plus que jamais, le credo de la messe «paix du travail»… qui permet, aussi d’assurer les délais de livraison. La résistance patronale à tout accroissement des «charges sociales et fiscales» se ravivait, d’autant plus qu’augmentaient les besoins d’investissements en infrastructures liés à la croissance capitaliste. Ensuite, le doute perçait dans les milieux bancaires et la grande industrie sur les conséquences futures de la «surchauffe», sur l’après-surchauffe en quelque sorte.

La droite et les milieux patronaux renforçaient leur campagne contre l’indexation des salaires. L’inflation grimpait: 3,1% en 1964, 3,4% en 1965, 4,7% en 1966, 4% en 1967 et 2,4% en 1968 ; le taux le plus bas depuis 1961. Le principe de l’indexation des salaires, qui existait dans diverses conventions collectives, était remis plus ou moins en cause. Le nouvel indice des prix (en vigueur depuis 1966) reflétait, entre autres, la hausse des loyers, étant donné la suppression du contrôle de prix sur les logements anciens et l’ascension des loyers des nouveaux appartements.

Le débat autour de la 7e révision de l’AVS fit sortir de sa boîte, comme un épouvantail à ressort, la droite conservatrice. Pour elle, l’AVS devait rester un système d’assistance de base et non pas un élément effectif d’une sécurité sociale [ce qui fut l’option, puis la réalité dès les premiers débats des années 1920]. Le patron de Landis & Gyr, Andreas C. Brunner [1967-1975], conseiller national radical de Zoug, fut l’un des hérauts d’une campagne qui s’amplifiera. La poussée vers l’établissement généralisé et obligatoire du IIème pilier (des caisses de pensions) de 1985 s’étayait. Au nom des restrictions budgétaires, les subventions fédérales aux assurances-maladie et accidents furent réduites.

Evidemment, tout ce dispositif de freinage des réformes ne pouvait empêcher une série de gains salariaux que la «tension» du marché du travail stimulait plus, dans divers secteurs, que l’activité syndicale. Sans même parler de la mobilité sociale verticale qui permit à un nombre croissant de Suisses, prenant en quelque sorte appui sur le «coussin» des travailleurs et travailleuses immigré·e·s, d’accéder à des postes de travail considérés comme plus valorisants (et plus payants) que ceux de leurs pères et mères.

L’anachronisme réactionnaire s’afficha dans l’opposition du Vorort (Union des associations patronales) et de l’Union suisse des arts et métiers (USAM) à la loi d’aide aux universités. Ce patronat n’hésitait pas à y voir un danger: les universités dérouteraient une partie de la main-d’œuvre dont il avait si besoin dans les ateliers. Et, il paraît (toujours) que ces entrepreneurs préparaient l’avenir du pays.

Par contre, l’amnistie fiscale de 1967 fut généreusement acceptée par ces défenseurs de la morale et de l’ordre. Il va sans dire que les Chambres balayèrent les quelques maigres propositions de l’Exécutif visant à «lutter contre la fraude fiscale». Pas de surprise.

Face à la «montée des charges publiques», dès 1966, s’accentuait la pression de la droite en faveur d’une réorganisation de la fiscalité indirecte qui touche de façon disproportionnée les revenus dits modestes. Kurt Locher, sous-directeur de l’administration fédérale des contributions, trompetait le thème en 1968.

En réserve: le suffrage féminin

En 1967, la «révision totale de la constitution» est décidée. On attend toujours [et on attendra jusqu’en 1998]. Par contre, une épine commençait à égratigner la plante du pied des diplomates, grands fonctionnaires et des «hommes publics» (car privés…) dont l’horizon dépasse un peu les frontières nationales. Résumons: «L’accession de la Suisse au Conseil de l’Europe a posé le problème de notre souscription à la Convention européenne des droits de l’homme. La législation en vigueur empêche cette souscription sans réserves, car elle ignore encore le suffrage féminin.» Ou encore: «Le Conseil fédéral a reconnu, à cet égard [la «difficulté à faire comprendre la particularité de la position» suisse] que l’image de la Suisse à l’étranger s’était quelque peu ternie. L’absence de suffrage féminin, le secret bancaire, l’attitude d’une bonne partie de la population à l’égard des étrangers ont constitué quelques-unes des critiques enregistrées».[2]

En 1968, à l’occasion du vingtième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme, le socialiste Willy Spühler, dans un message aux Chambres, indiquait que l’adhésion de la Suisse à cette charte nécessitait des réserves… sur le suffrage féminin. Une façon de dire «adhérons… et on verra plus tard». En 1966, les Chambres avaient accepté une motion du conseiller national radical Henri Schmitt [1963-1975], de Genève – un des trois cantons ayant «concédé» le droit de vote aux femmes – en faveur d’une consultation populaire sur le suffrage féminin. Car aucun délai n’était indiqué !

Il est difficile aujourd’hui de croire – ou de se remémorer – que plus d’un canton rejeta dans les années soixante le droit de vote femmes. Ou encore que, dans un geste magnanime, la Landsgemeinde de Glaris, en 1967, attribua le droit de vote aux femmes «en matière ecclésiastique, scolaire et sociale». Il est encore plus pénible de rappeler que lors de consultations populaires (à Zurich, en novembre 1966): «On a noté que les quartiers rejetant de la ville de Zurich étaient ceux qui donnent aux élections des majorités de gauche, malgré les positions sans équivoque prises par les syndicats et le parti socialiste en faveur du suffrage féminin».[3]

Foin d’analyses plus ou moins subtiles – qui couraient encore dans la gauche officielle en 1968 – comme quoi cette opposition du «peuple de gauche» était suscitée par la crainte d’un «vote à droite» des femmes. Même sur ce terrain – piégé et en trompe-l’œil - les faits ont infligé un démenti cinglant à ce chauvinisme masculin déguisé en «savoir politique». L’examen de l’évolution du vote des femmes, sur divers sujets, indique une proportion plus grande de votantes (comparés aux votants) en faveur des «thèmes progressistes».

Ces votes dans diverses circonscriptions de gauche – car les résultats des cantons à dominante conservatrice s’expliquaient plus aisément – traduisaient, en réalité, une forme déviée de conservatisme que la gauche officielle, social-démocrate avant tout, avait insufflé dans les rangs des salarié·e·s.

A force de renoncer à l’action et à l’organisation sociale, à force de placer le consensus au centre de tout projet politique, à force d’exclure du réseau des travailleurs ceux qui par centaines de milliers étaient arrivés en Suisse – les immigré·e·s –, à force d’instiller la différence entre la citoyenneté civique et la citoyenneté sociale, la gauche avait suscité une apathie (pour ne pas dire plus) au sein d’une partie de sa base envers la lutte pour un droit démocratique élémentaire.

En dépit de ses déclarations multiples «de principe» sur le suffrage féminin, elle avait favorisé une indolence conservatrice envers l’ensemble des droits des femmes et des femmes salariées, en particulier. Le bilan ne fut jamais tiré. Il y avait là, pourtant, de quoi la faire réfléchir, par analogie, afin qu’elle abordât avec une autre audace un sujet brûlant: celui des droits des immigré·e·s.

Défense psychologiquement totale

L’armée et la défense nationale vont occuper le devant de la scène politique en 1968. Rien de très étonnant. Les 9 et 10 mai, s’ouvrent à Lausanne le procès des membres du «Mouvement des résistants à la guerre». En juin 1967, quatre d’entre eux avaient tenté de distribuer un tract à des officiers réunis au Palais de Beaulieu. Ils y dénonçaient le «Rapport de défense spirituelle» concocté par la Société suisse des officiers. La police les brutalisa et… ils furent accusés de violence ! A Genève, du 9 au 19 mai, devaient se tenir des «Journées genevoises de la défense nationale»: Elles suscitèrent de vastes contre-manifestations. Nous y reviendrons.

L’apaisement du climat de guerre froide n’avait pas été bien capté par les têtes cerclées de l’Etat-major. Le rapport de Conseil fédéral, de juin 1966, sur la conception de la défense nationale militaire, indique que «l’armement atomique tout en restant possible n’est pas probable». Depuis des années, les marches antiatomiques de Pâques avaient rythmé l’opposition à l’armement atomique de la Suisse. A la charnière 1967-1968, la «marche pour la paix» avait donné l’occasion d’une manifestation contre la guerre du Vietnam.

Dans ce nouveau contexte national et international, l’Etat-major commença à mettre l’accent sur la défense totale de la Suisse: militaire, civile et psychologique. Nouveau conseiller fédéral, Celio discourait sur la «défense totale» (en 1966). Le Conseil de défense nationale prévoyait, pour janvier 1968, une vaste mobilisation pour une «Conférence nationale pour la défense spirituelle du pays». L’enthousiasme n’était pas délirant. Néanmoins, ce cirque mit bas le Forum Helveticum qui réunissait tout l’éventail «patriote», de la Société suisse des officiers à l’Union syndicale suisse. Oui !

Mais l’effort de ces fous du dieu «ordre militaire» n’avait pas l’audience espérée. Le climat avait un peu changé ; même si les dépenses militaires pour 1965-1969 s’élevaient à 8,3 milliards (30% du budget). L’Année politique suisse 1968 note, avec justesse, que l’«intervention soviétique (en Tchécoslovaquie) n’a pas entraîné en Suisse une vague de fond tendant à prendre des mesures spéciales de défense, comme cela avait été le cas en 1956 lors du soulèvement de la Hongrie ; l’attitude tchécoslovaque a cependant fourni aux antimilitaristes l’argument de la résistance passive». [4] Belle ironie de l’histoire. Un exemple de la mutation de l’air du temps.

En effet, depuis le milieu des années soixante le courant pacifiste – entre autres d’origine chrétienne ou socialiste-chrétien, mais avec l’appui de forces de gauche – s’était renforcé. Objection de conscience et service civil devenaient des sujets permanents du débat politique. Le Code pénal militaire était mis, partiellement, en question. Ce courant va converger avec un courant plus directement antimilitariste en 1968. La répression policière contre les activités pacifistes avait aussi stimulé une radicalisation dans la jeunesse contre les méthodes de la police. Ses têtes bien-pensantes étudiaient, depuis 1964, la mise en place d’une Police mobile intercantonale (PMI).

Ainsi, le mercredi 8 mai, à Genève, la manifestation populaire contre les «Journées militaires» reçut l’appui de larges forces allant du Mouvement populaire des familles (MPF) au Parti du travail (PdT). Quelque 600 enseignants signèrent une déclaration contre le projet d’apprendre à des écoliers à «tirer au fusil d’assaut». Un groupe de 25 théologiens déclarait que «si l’en veut parler «spirituellement» des valeurs que le système dans lequel nous vivons prétend défendre, il convient alors d’employer un langage qui les remette radicalement en question au nom de l’espérance».

Par contre, spirituellement, les vitrines des grandes banques genevoises saluaient les «Journées militaires». De quoi rapprocher les deux termes de l’équation, armée et capital, d’autant plus dans une ville où la tuerie de novembre 1932 a marqué la mémoire populaire. Le 14 mai, ce furent plus de 1000 personnes qui manifestèrent à la Place Neuve, à l’appel d’un Comité où se retrouvaient les «Jeunesses libres» (liées, mais ayant une certaine indépendance face au PDT), les «Jeunesses socialistes», les «Jeunes du Parti du travail» et l’Organisation des communistes suisses (OCS), groupe maoïste-stalinien ayant scissionné en 1965 du PdT et qui publiait la feuille intitulée Octobre. Le tract d’appel ne laisse aucun doute sur la dynamique antimilitariste de la manifestation: «Notre armée est l’instrument de la classe au pouvoir, c’est-à-dire du grand capital…». Il dénonce la Société suisse des officiers, qui, sous couvert de «défense spirituelle» veut s’en prendre, selon ses propres termes: «aux ennemis actifs à l’intérieur du pays» soit «les communistes, les groupes d’opposition intérêts superfédéralistes (comme les séparatistes – allusion au mouvement jurassien), les courant intellectuels à tendances pacifistes par principe, les adversaires de la guerre atomique et les objecteurs de conscience». Rien que cela !

L’appel à la manifestation revendiquait la «réduction des dépenses militaires» ; «l’élection des officiers et sous-officiers» ; «la réduction de la durée du service militaire», «la neutralité véritable de la Suisse en matière politique et militaire, c’est-à-dire, par exemple, la reconnaissance de la République du Vietnam du Nord». La police intervient avec sa brutalité traditionnelle, après la dispersion de la manifestation. La riposte s’organisera. La jonction était faite avec le développement des mobilisations étudiantes qui, en solidarité avec les étudiants français, commencèrent le lundi 13 mai, à Genève et Lausanne.

Un premier mai révélateur

Le 1er Mai 1968 traduisait, à sa mesure, les changements en cours dans la gauche et laissait augurer du sens des mouvements (fort limités) de mai-juin. A Genève, par exemple, les «Jeunesses libres» revendiquaient: «Une véritable démocratisation des études». Dans le tronçon syndical, pour la première fois, le Syntec (Syndicat des employés techniques) défilait. Il exprimait la volonté d’une fraction réduite de techniciens (de la construction plus particulièrement) de s’organiser syndicalement. C’était un reflet tamisé des modifications dans l’organisation du travail.

A Lausanne, le POP – qui restait exclu du 1er Mai officiel, selon la tradition héritée de la «guerre froide» et cultivée par la social-démocratie, sous l’aiguillon idéologique d’André Gavillet, qui avait lancé en 1965 Domaine public – réunissait au-delà de ses propres forces, de nombreux travailleurs immigrés et un secteur de la jeunesse (Jeunesse progressiste).

A Zurich, la manifestation traditionnelle avait acquis de nouvelles couleurs. La participation de travailleurs immigrés – italiens, grecs, espagnols – était plus marquante. Les slogans antifranquistes plus sonores. Pour la première fois était représenté du Fortschrittliche Studenschaft (FSZ). Rudi Dutschke était venu parler, en avril 1968, à Zurich. L’écrivain Walter Diggelmann marche avec les jeunes. Le député au Grand Conseil du Parti du Travail, Franz Rueb, écrivait: «A cette nouvelle forme de révolte de la jeunesse contre les structures autoritaires, aucun militant engagé dans le combat politique ne peut se soustraire désormais».[5] Il se fera remettre sèchement à l’ordre par la direction de son parti. La solidarité avec la lutte du peuple vietnamien est présente dans tous les cortèges militants.

Au même titre, dans une aile de la gauche «extrême» ou syndicaliste active, se révèle la volonté de renforcer ou de tisser des liens organiques avec les associations et forces politiques – essentiellement les Partis communistes – de l’immigration.[6] Les Colonies libres italiennes se montraient actives pour la défense des travailleurs immigrés (formation professionnelle, assurances sociales). Une pétition réunissant 71'000 signatures avait été diffusée en 1966-1967. Anecdote révélatrice: le 27 avril 1968, l’assemblée annuelle de la FOMH de Lausanne (FTMH en 1988 – puis UNIA lors de sa fusion avec le SIB en 2004), adoptait une motion de solidarité avec les Commissions ouvrières (CCOO) de l’Etat espagnol et «réclamait avec insistance qu’il soit mis fin à l’arrestation et à a persécution des dirigeants ouvriers». Certes, cette solidarité était avant tout l’expression de la présence de travailleurs espagnols dans les rangs de la FOMH. Mais sa simple existence traduisait le lien à très ténu – entre l’activité politique d’une partie de l’immigration et un secteur des organisations du mouvement ouvrier suisse. Ce lien sera méthodiquement coupé par l’écrasante majorité de la bureaucratie syndicale, qui revendiquait avant tout la réduction du nombre d’immigrés (novembre 1967). Elle faisait ainsi obstacle à la rencontre du mouvement de réactivation de la jeunesse avec la vitalité politique d’une couche socialement décisive des travailleurs en Suisse. Elle paraphait un nouvel acte de son long crépuscule. A Genève, le 4 mai, une manifestation de l’immigration espagnole devant le consulat d’Espagne fut réprimée. La police et son cerbère, le radical Schmitt, insisteront, dès lors, sur l’interdiction faite aux «étrangers» de participer aux manifestations.

La pression xénophobe était là… de manière perverse, elle s’insinuait jusque dans les rangs de la gauche, où la revendication des «droits politiques pour les immigrés» était accueillie froidement, glacialement même.

En 1965, à Genève, les Vigilants, sous la houlette de Mario Soldini, ex-collaborateur en 1935 du fasciste Georges Oltramare, avaient conquis dix sièges au Grand Conseil. Le réactionnaire James Schwarzenbach, en 1963, avait lancé à Zurich son «Action nationale contre la surpopulation étrangère». L’initiative du même nom était en voie de préparation. Le combat contre la xénophobie et cette initiative, au nom des «mêmes droits pour tous ceux (aujourd’hui on ajouterait: celles) qui travaillent en Suisse», s’inscrit tout à l’honneur de ceux et celles qui, en 1968, refusaient cet helvétique «apartheid» à l’encontre des immigré·e·s.

Le Mai des étudiants et des jeunes

Dès 1965, dans le milieu étudiant émergèrent de nouvelles forces de gauche politisées, souvent rattachées, par un fil, à la génération précédente. En 1967, l’Année politique suisse soulignait: «Le développement de groupes oppositionnels d’étudiants… (qui) combattent les fondements des structures d’autorités dans la société et dans l’université… ils se solidarisent par leurs démonstrations contre la guerre du Vietnam avec les peuples «opprimés par le capitalisme mondial».[7] En Suisse romande, à Genève, Lausanne et Neuchâtel, l’Association syndicale universitaire (ASU) marquait la rupture avec les organisations étudiantes corporatistes traditionnelles. La présence des Jeunesses libres (GE), des Etudiants progressistes (LS) ou de la FSZ traduisait, elle, la radicalisation politique (marginale) en milieu étudiant.

Dans ce contexte, l’explosion française de Mai 68 fonctionnera comme un catalyseur. Le 13 mai, à Genève, le Comité d’action pour la démocratisation des études (CADE) organise une manifestation de solidarité avec les étudiants français. Les mots d’ordre «Solidarité avec les étudiants français», «Démocratie à l’Université», «Non à l’enseignement matraque». Le même jour, à Lausanne, sous l’impulsion des «Etudiants progressistes», 600 étudiant·e·s se rendent devant le Consulat de France. Le 14 mai, il en va de même à Neuchâtel. Là, la tonalité est un peu différente. Un message est lu par le professeur Jean-Blaise Grize, professeur de logique: «Il est de notre devoir à tous de tout entreprendre pour éviter que des événements semblables à ceux de Paris se produisent ici… Nous avons encore le bonheur de pouvoir engager un dialogue véritable entre tous les professeurs et étudiants» !

A Genève, le mouvement étudiant se fondit avec les mobilisations antimilitaristes. Le vendredi 17 mai, après la répression brutale du 14 mai, une manifestation commune – jeunes, étudiants, antimilitaristes – est convoquée. Elle sera, in extremis, décommandée, en prévention des provocations policières. Depuis là, les thématiques se mêlent: antimilitaristes, étudiantes et apprenties.

Les «Jeunesses libres» avaient lancé, depuis des mois, une pétition en faveur des quatre semaines de vacances pour les apprenti·e·s. Le meeting du 17 mai (contre les Journées militaires) à la Salle centrale, organisé par des courants pacifistes, fit salle comble.

Parallèlement va se créer «Le Mouvement de l’assemblée du 17 mai». Le 21 mai, dans l’Aula, une assemblée de près de 1500 étudiants et jeunes, se donne comme tâche de se «réunir sur les lieux de travail… afin d’étudier les moyens de lutter contre l’oppression dont nous sommes victimes, oppression de l’enseignement ou des milieux professionnels, afin d’élargir la base du mouvement». La volonté d’une confluence entre les étudiants et apprentis – comme forme de rencontre biaisée entre étudiants et travailleurs – était manifeste. A Lausanne le 23 mai, une assemblée de quelque 700 étudiants revendiquait le «droit d’affichage» et décidait la mise en place de «groupe de travail interfaculté», instrument de mise en cause du type d’un enseignement fragmenté. Les Etudiants progressistes prétendaient envisager: «la question de la formation professionnelle aussi bien dans le domaine de l’apprentissage, de l’école secondaire que de l’université».[8] Le projet d’une fraction de gauche, radicale, des étudiants de ne pas s’enfermer dans la tour d’ivoire étudiante s’exprimait aussi à Zurich où va s’affirmer la Fortschrittliche Arbeiter Studenten und Schüler (FASS).

Sous l’impact du mouvement étudiant, les structures associatives officielles étudiantes éclatent – à Genève et Lausanne – ou sont mises en cause à Neuchâtel, par le Comité d’action pour la réforme universitaire (CARU).

Le 29 mai, à l’appel du «mouvement du 17 mai», plus de 2000 jeunes descendaient dans les rues de Genève avec comme mots d’ordre: «Travailleurs, étudiants, situation semblable, Action commune», «Droit d’expression aux étrangers», «A travail égal, salaire égal», «Non à l’école des patrons», «Apprentis, quatre semaines de vacances». Il est éloquent que le groupe d’apprentis de la FOMH, réuni le 28 mai, adressa au CADE un message déclarant sa «solidarité envers votre action».

Le 6 juin, le rectorat de l’Université de Genève organisait son Dies academicus. Invités emblématiques: Gérard Bauer de la Fédération horlogère suisse de 1958 à 1977 et président de Suchard Holding ainsi qu’Ernest Schmidheiny, tête de proue du capital helvétique.

En opposition, le mouvement décide un Dies criticus. Il devait permettre de «plancher» sur le «cloisonnement de l’enseignement», «la critique de la formation», «le futur des étudiants dans la société». Les mêmes thèmes sont abordés par l’«Assemblée libre des étudiants» à Lausanne. Les facultés d’architecture, de théologie, de sciences sociales, de lettres de l’éducation et de médecine (Lausanne) étaient au centre du mouvement. Le 11 juin, à Genève, les cours sont suspendus. Le recteur voulait organiser un débat pour instaurer dans chaque faculté des «commissions paritaires». Le projet fut défait. Le CADE gagna la majorité, parmi les 1500 étudiants, sur l’idée: «l’assemblée ouverte est la seule instance de décision». Mais le mouvement s’essoufflait. Le 14 juin, 250 étudiants seulement se réunirent. Il en allait de même à Lausanne. Les vacances et les examens approchaient !

Par contre, à Zurich, le mouvement de la jeunesse se donna comme objectif d’occuper, le 16 juin, un grand magasin délaissé, près de la gare, le Globus. Déjà l’idée du centre autonome. La police interviendra avec violence le 29 juin: 169 arrestations. Le 30 juin, le Conseil de la ville interdit toute manifestation. Des intellectuels, des personnalités des milieux chrétiens et socialistes-chrétiens créèrent le Manifeste zurichois. Il prétendit ouvrir un dialogue avec les autorités, ce qui s’avéra impossible. Il prendra alors en charge la défense des jeunes, accusés par la justice.

En octobre 1968, une nouvelle éclate dans la presse: le 30 juillet 1968, le DMF (Département militaire fédéral) avait projeté de mobiliser la troupe «sous la forme de service de police» dans le Jura. Réprimer le mouvement séparatiste, se radicalisant, s’inscrivait parfaitement dans le programme de «défense spirituelle».

Après 68 ? … 1969

Ce survol de l’année 1968 indique comment la contestation jeune répond, comme par effet de gémellité à la pesante force d’un consensus que la droite veut musclé et la social-démocratie veut solide. Pas de syntonie entre le mouvement jeune et le gros (le très gros et petit) du mouvement ouvrier organisé. La nomination d’Ernest Wuthrich de la FOMH à la tête de l’USS (en novembre) illustre la césure.

Cependant, en 1968, des virtualités se dessinaient: le barrage réactionnaire fait au suffrage féminin ne pouvait que céder et le mouvement féministe émergera, en 1969, englobant des revendications allant bien au-delà de la thématique du suffrage ; le mouvement pacifiste se verra prolongé (et non pas remplacé) par une sensibilisation antimilitariste plus radicale et antimilitariste ; un dialogue nouveau s’établit entre une aile socialiste révolutionnaire et un secteur politisé de l’immigration influencé par l’automne chaud italien (1969) et la lutte antifranquiste ; le mouvement de solidarité avec la lutte du peuple vietnamien s’élargit ; un mouvement étudiant politisé conquit une place, minoritaire mais pas marginale, dans l’université, il se prolongera dans les lycées ; des noyaux apprentis, très petits (plus importants à Zurich) commencèrent à faire entendre leurs revendications. Ces divers points constituent un fragment des lignes de forces qui aboutiront à quelques transformations socioculturelles plus répandues de l’après soixante-huit.

Enfin, 1968 débouchera sur un débat politique dans des partis de gauche donnant naissance, dès 1968-1970, à des forces politiques telles que le Parti socialiste autonome (PSA) au Tessin ; les POCH (Organisations progressistes de Suisses) très liée au «camp socialiste», en particulier la Corée du Nord, Cuba, le Vietnam, prend son essor à Bâle, puis à Zurich. Les POCH soutiennent l’intervention soviétique en Tchécoslovaquie. Rita Schiavi, actuelle dirigeante d’UNIA en sera membre ; Anita Fetz, qui siège en 2008 au Conseil des Etats comme social-libérale de Bâle-Ville, en sera une des égéries. La Ligue marxiste révolutionnaire (puis dénommé PSO) sera, de même, issue de cette période, avec une oirentation politique dessinée antérieurement. Ces organisations, avec des différences marquées, reprendront, dans leur activité, les grands thèmes surgis alors.

Rien à renier, moins d’illusions peut-être, moins de certitudes certainement, mais des convictions plus raisonnées. Dans ce sens, il n’y a pas de génération de 68.

(5 mai 2008)

1. Année politique suisse, 1968, p. 7.

2.Année politique suisse, 1966, pp. 13 et 14.

3. Ibid. p. 15.

4. Ibid. 1968, p. 44.

5. Voix ouvrière, 10 mai 1968. Voir sur la Tchécoslovaquie l’article qui va suivre.

6. Il y a alors 440'000 travailleurs non saisonniers et 165'000 saisonniers.

7. Année politique suisse, 1967, p. 14.

8. Conférence de presse du 23 mai.

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