Santé-Travail

BusScolaire

 

Version imprimable



Santé mentale et travail.
Quelle pratique clinique pour le médecin du travail ?

Fabienne Bardot et Annie Deveaux *

«C’est la troisième lettre. On est en train de claquer. 
Ses nerfs ont lâché à cause du harcèlement de sa boîte.
La médiatrice a fait une lettre comme quoi il toucherait le cul de toutes les filles. 
La première, c’est parce qu’il avait perdu les clefs, c’était normal.
A la deuxième, ils sont passés à deux devant le patron car un samedi, ils n’avaient pas fait payer deux filles – des élèves –. On a  fait passer l’argent manquant dans une enveloppe. 
Je n’en peux plus, il veut se suicider.
Toutes les semaines, il y a quelque chose. On leur trouve à redire pour des bricoles.»

L’histoire de M. L… débute donc comme cela, dans l’urgence, par un appel téléphonique de son épouse, en larmes, un mercredi matin de février 2003. 

Les affaires dites de «harcèlement», ont souvent ce caractère bruyant. Nous allons nous appuyer sur le cas concret de M. L..., conducteur d’autocar, pour illustrer la complexité de ces situations, analyser les connaissances nécessaires au médecin du travail pour s’y confronter et illustrer les stratégies et les savoir-faire qu’il doit déployer.

Répondre à cet appel demande au médecin de construire une stratégie d’action qui ne s’élabore pas sans un appui sur un solide socle de connaissances théoriques en ergonomie, en psychopathologie et psychodynamique du travail, acquises au fil de ses années de pratique.

Il a fallu se détacher de la conception purement psychologique de la pathologie mentale, donc de l’étiquetage à des catégories ou à des tableaux cliniques. Il a fallu apprendre à ne pas se contenter d’explorer des conditions de travail. Le médecin du travail aborde alors le salarié dans son statut de sujet, avec son histoire singulière, ses désirs, ses espoirs et son rapport au travail. Le médecin du travail essaie d’approcher au plus près de l’activité singulière de l’individu et de sa dynamique subjective d’investissement

Il s’agit d’une vision radicalement différente de l’approche rationnelle, mécanique et a-conflictuelle de l’homme, vu comme rouage d’un système fonctionnel.

L’activité de travail, le rapport au réel du travail, le rapport aux autres dans le travail, les enjeux éthiques qui y sont investis sont révélateurs de l’existence d’une zone de normalité assez imprécise où le sujet a la possibilité de produire ses propres normes. Il suffit que ces possibilités soient entravées pour que des manifestations psychopathologiques apparaissent. En d’autres termes, la psychopathologie du travail correspond, pour le médecin du travail, aux symptômes d’une entrave répétée et durable, à la mobilisation des processus psychiques mis en œuvre pour faire face à la réalité du travail.

Par le récit sur le travail et le conflit que le médecin essaie de faire décrire précisément par le salarié en manifestant une authentique quête de compréhension, il permet à ce dernier de prendre du recul grâce au travail d’expression des faits. 

De son côté, le médecin construit une clinique particulière et spécifique regroupant les éléments de l’activité dans leur dimension d’expérience vécue, les éléments de l’environnement de travail et du conflit et les signes de la souffrance mentale.

Il peut alors construire des stratégies d’action pour aider le salarié à penser sa situation et ainsi à préserver sa santé mentale ; l’analyse compréhensive et la relation de confiance qu’elle établit, permettant  d’explorer l’éventail des possibles.

Signalons, au passage, que le code du Travail [en France], dans l’article L 230-2, fait explicitement référence à la santé mentale au même plan  que la santé physique.

Armés de ces prérequis, dans la pratique, comment s’en débrouille-t-on ?

Revenons à l’appel de Mme L... C’est une urgence et le médecin du travail va donc recevoir l’intéressé dans les plus brefs délais, non sans avoir préalablement mis en place les premières mesures de sauvegarde:
• rassurer Mme L…,
• conseiller de voir le médecin de famille le jour même,
• alerter immédiatement ce dernier en lui demandant de prescrire un arrêt de travail pour mise à distance de la situation,
• lui suggérer de faire une déclaration d'accident de travail. 

Le médecin du travail  reçoit M. L... et Mme L... quelques jours plus tard pour commencer à repérer les grandes lignes du conflit. Au cours de cette première consultation prolongée, sont envisagées les principales difficultés à anticiper:

• Première interrogation: faut-il prendre l’avis d’un expert psychiatre ? A quel titre, souhaitons-nous l’avis d’un soignant expert face à cette crise identitaire majeure, sachant que cette crise d’identité trouve son origine dans le travail et que le psychiatre ne connaît rien des enjeux, des tensions, du réel auquel se confronte M. L... ?. Souhaitons-nous plutôt disposer dans le dossier médical d’un avis d’expert pour le dossier du CRRMP [Comité Régional de Reconnaissance des Maladies Professionnelles] ou pour un éventuel dossier prud’homal ? Il n’y a pas d’urgence. M. L… va réfléchir. 

• Deuxième interrogation: le refus de l’accident de travail par la CPAM [Caisse Primaire d’Assurance Maladie] étant vraisemblable, ne faudra-t-il pas alors réorienter le statut médico-légal de l’arrêt de travail vers la maladie professionnelle, via le passage en CRRMP ? Dans cette hypothèse, il faudra donc préparer un argumentaire clinique précis. Ce sera donc un des objectifs d’une nouvelle consultation médicale prolongée: investiguer le contenu du travail en y intégrant sa dimension historique. D’ici là M. L... devra essayer de retrouver les dates et les faits précis des six derniers mois et les noter. 

A l’issue de ce premier entretien le médecin du travail rédige un courrier pour l’employeur et l’envoie en lettre recommandée avec accusé de réception pour rappeler l’article L 230-2 du code du Travail et pour attester que les problèmes de santé actuels de M. L.... sont bien liés à la situation de travail.

Durant la deuxième consultation prolongée, le médecin fait raconter le déroulement des événements à un moment critique, conflictuel, de l’histoire professionnelle. Il prend la posture de celui qui cherche à comprendre, de celui à qui il faut détailler l’enchaînement et les mobiles des façons de faire ou de ne pas faire, tels qu’ils sont expliqués par l’acteur. Et, au fur et à mesure de ses questions, surgissent des détails oubliés. 

Le médecin essaie de voir M. L... travailler devant lui en s’appuyant sur la technique du sosie. 

Le médecin écoute et écrit

En même temps qu’il écoute, le médecin écrit.  Il écrit ce récit dans lequel alternent le «je», le «on» et le «tu». Dans le texte dactylographié, qui sera conservé dans le dossier médical, mais également remis à M. L..., n’apparaîtront que le «je» et le «on». Voici donc comment M. L... raconte son travail et les conflits auxquels il se heurte.

«Je suis chauffeur-receveur d’autocars. J’assure des services spéciaux de transports scolaires, la ligne régulière, et parfois des services dits «à la demande». Pour les services «à la demande», on reçoit des fax au jour le jour à notre dépôt de Dèpe. Pour les autres services, on reçoit le planning toutes les semaines. En principe, les mêmes horaires reviennent toutes les cinq semaines. En cas d’absence, on se réorganise entre nous.

On change d’autocar en fonction des circuits.

Je délivre des titres de transport, j’encaisse les paiements correspondants et je contrôle la validité en date et en circuit des cartes d’abonnement qui devraient être présentées spontanément par chaque élève montant dans le car. Pour les billets, on a une machine sur la ligne ; les autres circuits, c’est à la main.

Il faut que les élèves arrivent à l’heure dans les établissements scolaires. On fait 200 à 250 kilomètres par jour en moyenne, mais il y a beaucoup d’arrêts. Par exemple, entre Thiau et Aplet, sur sept kilomètres et sur un temps de trajet prévu de quinze minutes, on aura six arrêts. A chaque arrêt, il faut manœuvrer les systèmes d’ouverture et de fermeture de porte, contrôler ou délivrer les titres de transport et attendre que tout le monde soit assis pour redémarrer.

Je suis dans l’entreprise depuis  novembre 1992. Jusqu’à présent je n’ai jamais eu d’incidents majeurs dans l’entreprise excepté avec les lycéens du LEP de Thiau qui empruntent régulièrement la ligne régulière. Ca m’est difficile de rapporter cela, mais voilà ce qu’on entend.

Par exemple, si je menace d’empêcher de monter un élève qui n’a pas de carte et qui ne veut pas payer, c’est: “Vas te faire enculer”, “On va niquer ta mère”, “Un jour, il y aura un guet-apens dans ton car”.

Une fois, à une dame ayant refusé de prêter un briquet dans le car c’était: “Viens me sucer, va te faire enculer”.

Toutes ces nuisances, ont provoqué une importante révolte chez tous les chauffeurs. On a signalé, verbalement et par écrit, les agissements de ces lycéens à notre direction. Ca n’a rien changé. Des plaintes ont été déposées en gendarmerie, dont, de ma part, une  à Aplet et au moins deux à Thiau.

Le grave conflit qui m’oppose à ma direction a commencé comme cela.

Je partais du LEP. Quand j’ai voulu me déporter à gauche pour prendre le virage sur la droite en direction de Aplet, devant la gendarmerie de Thiau, un automobiliste venant en sens inverse m’a fait des appels de phare. J’ai entrouvert ma vitre et il m’a signalé que des élèves jouaient à ouvrir la porte de secours arrière. Je me suis garé immédiatement à droite, je suis descendu du car par l’extérieur car je ne pouvais pas me rendre à l’arrière par le couloir central qui était bloqué par des élèves qui avaient peur. Je suis monté dans le car par la porte arrière pour demander ce qui se passait. Les élèves m’ont insulté et m’ont dit de retourner à mon volant, ce qui se passait à l’arrière du car ne me regardait pas !!. Avec le conducteur de la voiture, j’ai donc choisi d’aller directement à la gendarmerie, en face, et j’ai demandé de l’aide aux gendarmes. C’est ce conducteur qui a dit aux gendarmes: “Allez avec ce chauffeur sinon, il aura des problèmes avant Aplet”.

J’étais dans une situation impossible ;
• si je verrouillais la porte de secours, j’étais en infraction, 
• si je la laissais ouverte  je prenais le risque de voir un élève tomber sur la route. 

Depuis plusieurs années, ma femme est inquiète, elle pense que je risque de prendre un coup de couteau ou de cutter. 

A plusieurs reprises j’ai signalé ces faits à la direction.

Finalement, en mai 2002, la totalité des chauffeurs de notre dépôt a rencontré la direction, ainsi qu’un représentant du Conseil Général. Nous leur avons confirmé la gravité des faits et leur avons clairement exprimé la nécessité de la présence d’une personne physiquement et moralement très imposante pour maintenir l’ordre dans les cars lors du transport de ces “délinquants”».

À l’issue de cette intervention, des médiateurs ont été mis en place par le Conseil Général, à la rentrée de septembre 2002

«Et c’est suite à ces différentes démarches que j’ai commencé à être harcelé par des lettres recommandées accompagnées de menace de licenciement. 

J’ai reçu ma première lettre le 17 septembre 2002. J’ai comparu devant le directeur, M. H… le 27 septembre 2002 au siège social de Thiau. J’étais convoqué pour avoir égaré mes clefs. Je les avais effectivement perdues lors d’une coupure de trois heures, sur la ligne régulière, à Dahu. 

J’avais paniqué. J’avais averti le responsable du dépôt qui m’avait apporté le double. En fait, j’avais oublié de les reprendre en repartant après avoir bu un café. Je les ai retrouvés deux jours après. 

Ces coupures sont trop longues, on pourrait les éviter simplement en organisant un changement de chauffeur quand les deux cars de l’entreprise se croisent à mi-chemin.

 Pour cet entretien, je m’étais fait assister par Christian, un collègue de mon dépôt. A la fin de l’entretien Christian a présenté un disque, montrant qu’il avait roulé huit heures consécutives sans coupure, ce qui est interdit par la loi. M. H… le directeur, lui a dit que ce n’était pas grave. Ce jour-là, Christian avait du aller faire réparer son car à Villebon pendant sa coupure à Dahu, car sa girouette électronique de direction ne fonctionnait plus. On aurait pu lui envoyer un mécanicien pendant sa coupure ; pour une réparation de trois minutes, on a choisi de le faire mettre en infraction par manque d’organisation.»

Finalement, M. L... aura un avertissement et la coupure des trois heures sera supprimée en septembre 2003.

Christian, lui, fera un infarctus au volant de son car deux mois plus tard, en novembre 2002.

«Fin novembre 2002, je reçois, ainsi que mon collègue Yves M…, une deuxième lettre. 

Le 6 décembre, nous nous présentons au dépôt de Dèpe devant le directeur, M. H… Nous devons nous expliquer sur le fait qu’un samedi nous n’avons pas fait payer une élève faisant un stage dans le cadre scolaire. Cette élève avait  un titre de transport pour les autres jours de la semaine. Ce samedi, elle faisait un stage dans le cadre du collège. Avec Yves M…, l’un à l’aller, l’autre au retour, on a fait pareil, on ne l’a pas fait payer.

Il faut savoir que certains élèves ont un titre de transport pour le samedi. Il n’est pas possible matériellement de vérifier chaque carte tous les jours et de tenir les horaires. Nous sommes obligés de travailler avec notre mémoire, des erreurs sont possibles. En plus, les stages en entreprise des élèves de 4e ne sont pas prévus  dans les règlements du Conseil Général.

Lors de cet entretien, M. H… nous a dit “Donc, si c’est une belle blonde qui monte dans le car avec le sourire, vous ne la faites pas payer ?” J’ai réagi vivement et avec animosité à ces insinuations et je lui ai dit: “Ce que vous dites-là est très grave, on parle d’enfants mineurs et on ne plaisante pas avec ça !”. Ma réponse l’a fait rire. Depuis des années on lui signale qu’on transporte des élèves qui ne paient pas et qui nous crachent dessus et ça ne les fait pas réagir. C’est tout de même plus préoccupant qu’un transport gratuit !!

Nous n’avons eu aucune sanction suite à cette deuxième lettre.

De nouveau, le 7 février 2003, je reçois une convocation pour le mardi 18 février. Je me suis présenté à cette convocation,  accompagné de deux délégués syndicaux, devant le directeur, le chef de garage et un contrôleur.

Lors de cette convocation, j’apprends avec stupéfaction que Mme P…, médiatrice, m’accuse mensongèrement, par écrit, dans une lettre adressée à M. H… le directeur, de lui caresser les cheveux et d’avoir un comportement irrespectueux à son égard.

Or, depuis le début de la présence des médiateurs, je suis choqué par le comportement de Mme P…. En effet, elle se permet des familiarités avec les chauffeurs, familiarités qui nous ont surpris et qui sont gênantes en présence des enfants. Dès le premier jour, elle nous fait la bise en montant et en descendant du car. Nous ne comprenons pas non plus quelles sont ses consignes de travail car pendant tous les trajets elle reste debout à côté du chauffeur, gênant même le passage des clients, au lieu d’être à l’arrière. Nous jugeons les propos et le comportement de Mme P… surprenants pour l’encadrement de jeunes. 

Lors de cet entretien, M. H… s’est permis de dire que j’avais un comportement incorrect avec mes collègues femmes, mes clientes et encore une fois avec des élèves.  Suite à cet entretien, j’ai demandé une confrontation avec Mme P… à M. H… par pli recommandé. À ce jour, je n’ai pas eu de réponse.»

Le lien entre l’effondrement anxio-dépressif et le travail, mais l’organisation du travail négligée

Dans cette affaire, effectivement, l’accident de travail n’a pas été reconnu. Un dossier de maladie professionnelle est en cours dans lequel est incorporé le récit dactylographié de M. L....

Le médecin du travail a également donné les coordonnées d’un médiateur prud’homal à M. L... qui n’avait pas réussi à avoir connaissance du contenu de la plainte de Mme P… et qui n’avait plus confiance dans les représentants syndicaux de son entreprise.

Finalement M. L... acceptera de rencontrer le psychiatre. 

Nous choisirons le psychiatre qui intervient à la consultation de pathologies professionnelles. Il n’y aura qu’une seule consultation, deux mois plus tard.

 M. L.... a porté plainte pour diffamation contre Mme P…, et, dans un deuxième temps, il emmène son employeur au tribunal des prud’hommes pour contester la lettre d’avertissement avec sa sanction de mise à pied de quatre jours, lettre reçue, un mois après le troisième entretien, Pour lui, il est indispensable de connaître le contenu de la lettre accusatrice et il ne le connaîtra que six mois plus tard.

Le médecin du travail rédigera et remettra à M. L... un certificat médical décrivant le processus de décompensation psychopathologique 

Le lien entre l’effondrement anxio-dépressif de M. L... et son travail est confirmé par le psychiatre comme suit: «M. L.... décrit très bien l’ensemble des comportements, des attitudes, des propos qui au fil des semaines l’ont amené à être dans cet état. On ne retrouve pas par ailleurs dans ses antécédents personnels d’éléments qui puissent permettre de comprendre cette souffrance autrement qu’en lien direct avec ce qu’il nous décrit de son travail. Cet état de souffrance physique et mentale est tout à fait caractéristique des personnes qui se plaignent d’avoir subi un “harcèlement moral” au travail.» Le psychiatre s’appuie donc sur le caractère dégradé des rapports sociaux comme facteur causal, mais ne mentionne à aucun moment l’organisation du travail.

L’analyse du réel du travail

Au travers du récit de M. L..., le médecin du travail s’engage lui dans l’analyse du réel du travail. Il a noté la dégradation des conditions de travail liée à une réglementation contraignante, la montée en puissance des incivilités,  l’isolement des conducteurs. Il repère également les dysfonctionnements organisationnels avec leurs injonctions paradoxales telles que, par exemple, «tout le monde doit être assis mais le car à disposition est trop petit ; tout le monde doit avoir un titre de transport, mais le soir vous êtes obligés de ramener tous les élèves»…etc. De toute façon, on ne laisse pas un enfant au bord de la route

Grâce aux entretiens antérieurs avec M. L... et avec d’autres conducteurs-receveurs, le médecin du travail connaît les dilemmes auxquels ils sont confrontés: Les hommes évitent de rester dans un car à l’arrêt avec un seul élève. La lourde plaisanterie tenue par le directeur de l’entreprise, «Une jolie fille, vous ne la faites pas payer ?», plaisanterie qui caricature la difficulté du travail de receveur en le mettant en lien avec le tabou du sexuel, ébranle l’identité professionnelle de M. L... à deux niveaux.

• Exiger et obtenir l’acquittement des titres des transports est un critère essentiel d’un travail de qualité. Voilà ce que disait M. L... un an plus tôt à ce propos au cours d’une consultation médicale «Il y a des jours, on n’a pas le choix, ils sont trop nombreux, on est seuls, on peut pas faire autrement que les laisser monter, on laisse faire. Laisser faire, c’est ce qui est le plus dur dans ce travail. Les insultes, les grossièretés, c’est pas bien agréable, mais c’est pas le problème parce que ça, on n’y peut rien. De toute façon, qu’on laisse faire ou pas, on a des dégâts au fond du car, des crachats, des sièges découpés.» Donc malgré les procédures et les efforts pour s’y conformer, les receveurs vivent douloureusement leurs échecs. Dire à M. L... qu’il ne fait pas payer sciemment est une première attaque à son identité professionnelle.

• Dans les transports scolaires la question du sexuel est omniprésente, symboliquement et réellement. Avoir une attitude inconvenante, voire des gestes déplacés à l’égard d’enfants est un interdit puissant qui touche au sens moral du sujet. En faire apparaître la possibilité est la deuxième atteinte à l’identité professionnelle. Elle est d’autant plus insupportable que ce risque est subverti en tentative de rôle éducatif, rôle qui, par ailleurs, comme le décrit M. L..., est très souvent mis en échec.. 

Bien sûr, le médecin du travail souhaiterait savoir ce qui s’est effectivement passé avec la médiatrice. Il s’agit d’une salariée du Conseil Général sous contrat précaire, et de fait, elle échappe à tout suivi médical du travail. Le médecin du travail n’est ni juge, ni enquêteur de police. Il travaille avec la parole du salarié et va s’interdire toute question sur ce qui a pu effectivement se passer avec la médiatrice. Ce qui, à l’évidence, affecte M. L, ce sont les propos tenus par son supérieur hiérarchique concernant sa conduite à l’égard des enfants. Les témoins de cet entretien, les représentants syndicaux, confirment, dans leur attestation à produire devant le tribunal, que ces propos ont été tenus. L’affaire de «la médiatrice» n’apparaît pas du tout au premier plan lors des entretiens cliniques. Et effectivement, dès que M. L...., aura en main une copie de cette lettre accusatrice, 6 mois après le début de l’histoire, il en apportera une copie au médecin du travail. Et cette lettre ne contient rien concernant les enfants. 

Il faut également faire avec la détresse de l’épouse inquiète des périodes d’abattement de son mari, qui passe la journée à «ruminer», qui est inquiet au point de se cacher quand une voiture arrive dans la cour de la ferme, qui est agressif avec ses propres enfants. Elle a peur car son mari a parfois un comportement qui l’inquiète comme, par exemple, confier à son plus jeune fils des manœuvres dangereuses au volant du tracteur, faire des erreurs importantes mettant en jeu la production de la ferme devenue pourtant vitale pour eux. 

Les rapports sociaux de sexe

L’exemple de M. L... montre également l’attention qu’il faut porter aux rapports sociaux de sexe dans leur dimension subjective et non de genre. Ils compliquent les rapports sociaux et les rapports de genre et peuvent égarer tout le monde vers une impasse car ils peuvent servir de prétexte à détourner l’attention des problèmes organisationnels tout en les compliquant. 

C’est bien le récit qui a permis l’accès à la compréhension, compréhension facilitée par la qualité de la relation établie au fil des années sur le réel du travail, par la connaissance que le médecin du travail tient aussi de ses rapports avec d’autres salariés de la même entreprise. Le récit permet aussi de repérer le soutien social existant dans l’entreprise, les rapports entre collègues hommes et femmes, les rapports avec la hiérarchie, les rapports avec les représentants du personnel.

Le médecin du travail établira, à la demande de M. L..., pour le jugement prud’homal un certificat médical ainsi libellé:

«Je, soussignée, Dr X, médecin du travail, certifie suivre en médecine du travail M. L... depuis 1992.

J’ai été amenée à constater et j’en ai informé par courrier recommandé avec accusé de réception en date du 24 février 2003 son entreprise que les problèmes de santé de M. L... étaient directement liés à l’organisation du travail.

En effet, il m’apparaît que l’effondrement dépressif de M. L.... est lié à des propos réitérés de sa direction, laissant sous entendre «un comportement irrespectueux à l’égard d’enfants transportés que l’on ne ferait pas payer s’il s’agit d’une jolie blonde qui sourit». Ces propos, s’ils ont été tenus, constituent effectivement une atteinte grave à l’identité professionnelle, car ce type d’accusation atteint les règles du métier de conducteur receveu:r
- respecter le code de la route ;
- veiller au bon état des véhicules ;
- assurer la billetterie ;
- respecter les clients et les clientes. Quand il s’agit d’enfants, il est évident que les conducteurs de sexe masculin sont sur leurs gardes, comme dans tous les métiers mettant un adulte de sexe masculin isolé en présence d’enfants. 

Etre accusé, sans savoir précisément de quoi il était accusé mais en laissant entendre qu’il y avait des plaintes concernant les enfants a déstabilisé M. L... qui n’a pas eu d’autre choix que de porter plainte pour connaître le contenu de la lettre accusatrice. Cette période d’incertitude a duré presque six mois.

A ce jour l’état de santé de M. L... ne lui permet pas d’envisager de conduire un véhicule transportant des enfants puisqu’on peut être mis en cause par sa hiérarchie sans qu’il y ait aucune plainte. Il n’est pas du tout sûr à ce jour qu’il puisse reprendre ce type d’activité professionnelle.

Certificat médical établi à la demande de l’intéressé et remis en mains propres pour faire valoir ce que de droit.»

Le jugement prud’homal interviendra quatorze mois après le début de l’histoire ; il rendra justice à M. L.... La présence de quelques collègues de travail lors de ce jugement, collègues qui témoigneront auprès des autres constituera un moment important dans la reconstruction de M. L.... 

Désormais, M. L... est sorti de son statut de victime et de son isolement. Il va changer de métier car il pense qu’il ne pourra plus jamais reconduire un car scolaire. Ce sera donc une décision d’inaptitude médicale faisant référence aux injonctions paradoxales de l’organisation du travail, comme cause d’atteinte à la santé, qui conduira au licenciement, seize mois après l’appel téléphonique de l’épouse de M. L.... Il cessera très rapidement tout traitement médical. 

En conclusion, il nous semble fondamental de rappeler que tant l’abord des manifestations psychopathologiques liées au travail que le soutien à la construction de la santé mentale relèvent d’une approche clinique particulière. Cette clinique médicale du travail, spécifique du métier de médecin du travail, aide indiscutablement autant le salarié dans le processus de reconstruction que son médecin généraliste dans la prise en charge de son patient, et cela, y compris pendant l’arrêt de travail. C’est très naturellement que salarié et médecin traitant se tournent vers le médecin du travail pour tout problème de santé lié au travail pour peu que des rapports confiants se soient construits. Cette intervention du médecin du travail qui va bien au-delà du soutien médico-légal, nécessite du temps, donne un sens au métier de médecin du travail mais s’accommode mal du rythme des «consultations d’aptitude», base de fonctionnement de l’institution «Médecine du Travail».

* La Dresse Fabienne BARDOT et la Dresse Annie DEVEAUX sont médecins du travail et membres  de l’Association Santé et Médecines du travail – S.M.T. Ce texte est le fruit d’une intervention, complétée, faite lors d’un  Congrès à Bordeaux de la Fédération Française de Santé au Travail (FFST).

(7 mai 2007)

Haut de page
Retour


case postale 120, 1000 Lausanne 20
Pour commander des exemplaires d'archive:

Soutien: ccp 10-25669-5

Si vous avez des commentaires, des réactions,
des sujets ou des articles à proposer: