Mexique

 

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De la seconde bataille d’Oaxaca au congrès de l’APPO

 

Du 10 au 12 novembre 2006 s’est tenu le congrès constitutif de l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca (APPO). Un millier de délégués des communautés indigènes, des quartiers, des syndicats, des collectifs villageois, des milieux étudiants, etc. se sont réunis dans l’auditoire de l’Hôtel du syndicat des enseignants. Il y avait des représentants des 7 régions qui forment l’Etat d’Oaxaca: Valles Centrales, Costa, Canada, Sierra, Istmo, Tuxtepec et Mixteca. Les débats se sont articulés autour de trois axes de travail collectif: l’analyse du contexte international, national et de l’Etat d’Oaxaca ; la crise des institutions ; et la situation de l’APPO. Le tout sous un mot d’ordre: «Tout le pouvoir au peuple». Un regret s’est exprimé au début: le manque de représentation des couches les plus jeunes et activistes qui avaient monté les barricades de la résistance.

Ce congrès s’inscrivait dans la continuité de la première Assemblée étatique des peuples d’Oaxaca, qui s’était tenue du 27 au 29 septembre 2006. Cette assemblée constitutive, au-delà des discussions, devait élaborer une déclaration de principe, se doter de statuts et d’une direction élue.

Un membre de la coordination collective provisoire de l’assemblée a exprimé lors de l’ouverture des débats le sens de cette réunion constitutive: «Aujourd’hui, le peuple d’Oaxaca nous a démontré qu’il est non seulement capable de lutter sur les barricades contre les forces fédérales. Il nous a enseigné qu’il pouvait aussi lutter avec sa pensée, ses propositions et un projet politique. Et ce congrès est la meilleure démonstration de cela: aujourd’hui, le peuple d’Oaxaca démontre sa capacité non seulement dans le domaine de la résistance, mais aussi dans celui de la création d’un monde différent.»

Une première partie du congrès a été consacrée, une fois de très nombreux saluts et déclarations d’appui faits, à un bilan politique autocritique de la coordination provisoire.

Durant le deuxième jour, des discussions prolongées ont été menées sur les thèmes précités. Le troisième jour s’est concentré sur certains points qui faisaient débat et qui traduisent l’hétérogénéité de la composition de l’APPO. Un de ces points avait trait à une proposition de la deuxième table ronde qui indiquait que l’APPO devait négocier, occuper des espaces de décision et de pouvoir dans les actuelles institutions, y compris à l’échelle de l’Etat. Cette proposition a été rejetée. Et le départ du gouverneur Ulises Ruiz Ortiz réaffirmé comme précondition à toute négociation.Un consensus sur les documents fondamentaux s’est manifesté. Puis la discussion s’est concentrée sur les formes d’élection et de composition du Conseil étatique des peuples d’Oaxaca, avec le problème de l’élection par région, par secteur, le problème de la révocabilité de celles et ceux qui n’accomplissent pas les tâches décidées. Puis le débat a porté sur l’acceptation ou non de partis politiques dans l’APPO. La tendance majoritaire a été de reprendre l’expérience ancestrale des peuples indigènes basée sur des assemblées communautaires. L’articulation organisation-assemblée-partis reste un problème ouvert.

Enfin, une grande manifestation s’est déroulée le lundi 13 novembre, manifestation qui est partie du Palais de justice jusqu’à la place Santo Domingo, où existe un campement permanent de l’APPO. Sur cette place, un représentant du nouveau Conseil étatique a indiqué que 260 hommes et femmes représentaient toutes les régions dans le nouveau Conseil étatique. Puis il mit l’accent sur l’objectif d’un fonctionnement démocratique et d’une direction collective.

Pour terminer, parallèlement à ce congrès, s’est tenue, les 11 et 12 novembre, une réunion nationale étudiante pour débattre de la situation de la jeunesse étudiante au Mexique. 

Nous publions ci-dessous une analyse de la sociologue Ana Esther Ceceña, qui a été publiée dans la publication brésilienne Carta Maior le 5 novembre 2006. Cette analyse permet à nos lectrices et lecteurs de compléter les informations qui sont déjà à disposition sur notre site. – Réd.

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Vendredi 2 novembre, pendant les fêtes de la Toussaint, des forces fédérales mexicaines ont tenté de prendre d’assaut l’Université Autonome Benito Juarez à Oaxaca, afin de réduire au silence la radio de l’Assemblée populaire. Mais le peuple a résisté, faisant ainsi reculer les assaillants.

Pendant que les habitants d’Oaxaca, fidèles à leurs traditions perpétuées chaque année, se préparaient à passer la journée dans les cimetières, en partageant avec ses morts nourriture, fleurs, douleurs et joies, l’«Opération Juarez 2006» faisait entendre ses premiers pas autour de l’Université Autonome Benito Juarez.

C’est à l’occasion du jour des morts et de la démobilisation générale qui a lieu durant ce congé prolongé de cinq jours que les commandos militaires ont voulu s’emparer de ce qu’ils croyaient être le bastion central des activités de l’Assemblée populaire des peuples d’Oaxaca (APPO) ; les  forces de police avaient déjà occupé le «zócalo» (la place centrale où se trouvent des bâtiments officiels).

Le conflit à Oaxaca (entre le gouverneur du PRI Ulises Ruiz et les mouvements populaires) s’est limité à un conflit d’ordre politique jusqu’au 28 octobre passé. Mais depuis ce jour, on a assisté à un déplacement vertigineux du conflit vers le champ militaire, suite à une sinistre journée au cours de laquelle des forces irrégulières, probablement liées au gouverneur, se sont mobilisées pour construire un scénario de violence désordonnée et incontrôlée. Cela a rendu possible l’intervention de la Police fédérale préventive (PFP), une corporation militaro-policière créée à des fins de sécurité intérieure et qui ne possède pas de légitimité constitutionnelle.

Les services secrets  de l’armée, sous le commandement direct des membres du Centre d’investigation et de sécurité nationale qui forment l’état-major, ont pris le contrôle de la province d’Oaxaca après les évènements qui, entre autres conséquences, ont provoqué la mort du photographe nord-américain Brad Will. Ainsi un conflit  politique s’est transformé en un enjeu de sécurité nationale.

Le ministre de l’Intérieur mexicain a défini l’opération comme une «occupation» et dans cette opération travaillent conjointement la PFP et l’Agence fédérale d’investigations (AFI), l’équivalent du FBI américain. La marine et l’armée se sont mises en position d’attaque, avec des troupes dans la région et sur le littoral. Prendre le «zócalo» a constitué le premier pas d’une stratégie «en étoile»: on s’empare d’abord du centre et ensuite les troupes avancent jusque vers la périphérie et même jusque vers l’extérieur de la capitale où se trouvent les racines et les bases plus profondes du mouvement né parmi les peuples d’Oaxaca.

Paradoxalement, l’opération n’a pas visé à démobiliser les deux groupes irréguliers responsables de la confusion et des morts du 29 octobre ; elle s’est dirigée seulement contre les lieux où l’APPO avait une présence publique.

Le premier objectif a  donc été de démanteler les positions sur le «zócalo» et de rendre inutilisables les moyens de communication par lesquels les peuples d’Oaxaca communiquent avec le monde. Mais, comme en Irak, la «chirurgie» planifiée par le Pentagone a été un échec, et sur le «zócalo», la prise de la place centrale n’a fait que provoquer le déplacement de ceux qui ne constituent pas un groupe de dirigeants mais tout un peuple mobilisé. La première erreur de l’opération a été de se concevoir en termes militaires, en caractérisant l’ennemi comme un être fixe et délimité alors que cet «ennemi» a en réalité un caractère diffus, étendu, entrelacé et impersonnel, parce qu’il jouit d’une personnalité collective et non individuelle. Les bases de l’APPO se sont donc déplacées, créant une sorte de frange autour du «zócalo», ce qui a laissé entrevoir l’image d’une place assiégée. Mais en réalité, ces bases se sont répandues dans toute la ville, recréant leur territorialité en s’adaptant aux nouvelles circonstances.

Dans un système de réseau, caractéristique d’une organisation communautaire mûrie de longue date, la distribution des rôles découle des relations quotidiennes, et les dirigeants peuvent compter sur une légitimité qui n’émane pas des circonstances  mais de leur histoire dans la communauté. Les moyens de communication eux aussi sont différents et ils passent par des circuits de famille et de voisinage. Toujours dans le même ordre d’idée, les radios communautaires se sont révélées fondamentales pour l’organisation logistique dans les moments décisifs.

C’est pour cela que le second objectif de l’opération militaire a été le campus universitaire, qui est un espace privilégié de débat d’idées où la radio de l’université a continué à fonctionner comme la radio de l’APPO après les offensives menées contre les autres moyens de communication. La cible était appétissante: d’une pierre on faisait deux coups en attaquant à la fois l’université publique, son régime d’autonomie et la liberté de pensée et en occupant l’un des lieux de refuge de membres de l’APPO, tout en obtenant de surcroît la destruction de la radio APPO !

Mais un gouvernement qui n’écoute plus le peuple et qui le sous-estime est incapable de le comprendre quand celui-ci se dispose à lutter. Ainsi le nouveau coup de la PFP qui avec l’appui de l’AFI et de la police locale s’est tourné contre l’université lors de la journée des morts n’a pas réussi. Au cours d’une longue journée, angoissante et combative, où les autorités universitaires, recteur en tête, sont se sont mises en avant pour défendre la sagesse, la démocratie et l’autonomie universitaire, l’Université Autonome Benito Juarez d’Oaxaca a réussi l’exploit de repousser l’attaque et d’obtenir le retrait des forces de sécurité d’Etat.

Traqués qu’ils étaient par des gaz lacrymogènes et du piment, des chars de combat et des balles «perdues», les gens d’Oaxaca ont surpris les assaillants dans et hors de l’université par une lutte non prévue par les stratèges de l’état-major. La radio APPO a maintenu tout le monde informé du déroulement des événements, dans un effort de coordination qui a permis non seulement d’orienter les combattants du peuple mais également d’articuler un soutien national et international qui a propulsé Oaxaca sur la scène internationale.

Des voisins, beaucoup de voisins ont apporté du vinaigre pour combattre l’effet des gaz, et ils ont lancé de l’essence et  des excréments sur les chars de combat. Ils ont apporté des lanternes et des aliments, ont donné des informations sur les mouvements de la PFP et des autres participants à l’opération, ils ont érigé des barricades avec des débris trouvés sur place… C’est le peuple d’Oaxaca, anonyme et humble, mais investi aux côtés de l’APPO, qui, en défendant son université et sa dignité, a mis en déroute les forces répressives de l’élite.

En même temps que des cocktails Molotov ou des bombes de fabrication artisanale volaient, la radio APPO, depuis le cœur de l’université, n’a cessé d’émettre.

Nous nous trouvons dans un  moment difficile de transmission du pouvoir au Mexique (de Vicente Fox à Felipe Calderón). La lutte du peuple d’Oaxaca va s’étendre au reste du pays, parce qu’il n’est pas de lieu qui n’ait de cause à défendre. L’expérience communautaire se reproduit dans chaque région avec ses styles propres. Le président sortant a cessé de gouverner ; le président élu manque de légitimité parce que son mandat est le produit d’une fraude qui n’a pas été démentie.

D’un autre côté, il y a les réformes structurelles qui ne sont pas encore faites, parmi lesquelles la dérégulation qui permettra l’intégration énergétique de l’Amérique du Nord (Canada, Etats-Unis, Mexique) et qui ne pourra passer devant le Congrès mexicain qu’avec une majorité que le Parti d’action nationale (le PAN de Fox et Calderon) n’a pas et qu’il ne parvient pas actuellement à construire. Les pressions exercées par les Etats-Unis et par des organismes internationaux sur un président émanant du processus électoral le plus controversé depuis que l’on a expulsé du pays Porfirio Diaz en 1910 ont apparemment provoqué une grande nervosité jusque dans les plus hautes sphères politiques du pays, ce qui se traduit en chantages, transactions obscures et divers coups bas. La date du 10 décembre prochain, date de la transmission du mandat présidentiel, est suspendue comme une épée de Damoclès. (Traduction  A l’encontre)

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