Palestine

 

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Eviter les pièges de «l’antisémitisme»
afin de renforcer la lutte pour la Justice en Palestine

Ramzi Baroud *

Comme j’ai grandi dans un camp de réfugiés palestiniens dans la Bande de Gaza, les rencontres avec les soldats israéliens m’étaient habituelles, quand ils mettaient notre maison à sac, accompagnés de cris de terreur et de tirades d’insultes. Ces souvenirs me font encore frémir aujourd’hui.

Le  simple rappel de ces souvenirs de mon enfance dans le camp de Nuseirat qui ont hanté non seulement mes jeunes années, mais aussi celles de ma maturité. Cela m’accompagneront probablement jusqu’à la fin de mes jours. Ils me forcent en un instant à revivre: les cris de douleur de ma mère ; les suppliques de mon père pour ses enfants ; mes frères et moi accrochés les uns aux autres tandis que les soldats tentaient de nous séparer ; la dégradation physique ; la violence verbale, et puis le silence absolu quand les soldats partent enfin ; le bruit de leurs moteurs qui s’éloignent dans les ruelles obscurcies du camp, suivi par les cris, beaucoup plus loin, d’une autre famille dans un autre endroit. Le tragique scénario se répétant exactement.

La maison familiale était située dans un endroit qui était un véritable cauchemar, puisqu’elle se trouvait à l’entrée de la place principale du camp, parfois appelée la Place rouge par les gens du coin, en référence aux nombreux Palestiniens qui ont été tués sur la place ou à proximité en manifestant contre l’occupation pendant le soulèvement, la première Intifada, en 1987.

Les soldats israéliens commençaient leur chasse nocturne aux terroristes – c’est-à-dire des gamins qui lançaient des pierres – à partir de ce point central: c’était là qu’ils commençaient leur extraordinaire mission. Aussi horrifiant que cela ait été, la routine était quasi prévisible: on éteignait toutes les lumières à l’avance et mes parents prenaient leurs places afin d’ouvrir la porte le plus vite possible dès qu’on entendrait les coups violents qui y étaient frappés. Dès que les moteurs des jeeps étaient éteints, c’était une question de minutes avant que ça ne commence: un tonnerre de coups frappés à la porte. «Qui est-ce ?», demandait mon père comme s’il s’attendait à ce que ce soit quelqu’un d’autre que les soldats qui nous tourmentaient ; leur réponse, toujours la même, était aussi assurée que terrifiante: «Yahoud, les Juifs», disaient-ils.

J’ai grandi en associant le mot «Yahoud», le terme arabe pour «Juif», et l’horreur que ma famille et moi avons subie. Quand mon cousin Waël, encore adolescent, a été abattu d’une balle un jour qu’il venait me retrouver pour étudier avec moi, c’est les «Yahoud» qui l’ont tué. Quand mon ami d’enfance, Raed Munis, a été criblé de balles alors qu’il creusait une tombe pour un voisin abattu une heure plus tôt, ce sont les «Yahoud» qui l’ont tué. Quand ma mère a été frappée à la poitrine, de façon répétée, par d’un soldat israélien avec le canon de son fusil-mitrailleur, coups qui ont entraîné sa mort – tellement trop tôt – 50 jours plus tard, c’est encore les «Yahood» qui ont fait ça.

Les Palestiniens des territoires occupés accusent de tous ces maux les «Yahoud», tout simplement parce que c’est ainsi qu’Israël veut se définir, un Etat juif. Enfant, lors de ces nombreuses rencontres terrifiantes avec l’armée, c’est ainsi qu’ils choisissaient , sans exception, de se présenter à nous.

Aussi chaque centimètre carré de cette terre qui a été volée aux Palestiniens pendant les quarante dernières années d’occupation, l’a été au nom des «Yahoud» et de leur sécurité. Chaque colonie construite sur le verger d’un pauvre paysan palestinien, chaque vie qui a été volée, chaque pierre de chaque mur qui a été construit en violation du droit international, l’a aussi été au nom des «Yahoud».

Alors les Palestiniens – et nombre d’Arabes, de musulmans et d’autres encore avec eux – tiennent les «Yahoud» pour responsables de leur calvaire, non pas par antisémitisme bien ancré et inhérent, comme certains feignent de le croire, avec malignité ou naïveté, mais parce que c’est sur la base de sa judaïté qu’Israël a excusé toutes ses actions inexcusables. S’il faut faire porter la responsabilité pour cela, c’est à Israël, pas à ses détracteurs. C’est aussi simple que ça.

Mais bien entendu, ce n’est pas toujours aussi simple que ça. Quand je suis parti aux Etats-Unis, j’ai compris que le terme «Yahoud» ne convient pas, parce que les connotations anciennes ne peuvent pas être acceptées dans les sociétés occidentales où historiquement les Juifs ont été des victimes de façon récurrente et où de nombreux militants, des écrivains  – dont beaucoup sont devenus des amis proches – sont eux aussi des juifs.

Faire la distinction entre un Juif et un sioniste fut alors un impératif, pas toujours facile à réaliser, car Israël extorque beaucoup du soutien politique, financier, moral – et sous d’autres formes – dont il a besoin, des citoyens juifs d’Amérique du Nord et d’Europe occidentale, sur lesquels il s’appuie.

Nombre de ces derniers ont manifesté leur allégeance à Israël d’innombrables façons. Malheureusement, aux yeux de certains, être juif implique que l’on soutienne inconditionnellement l’«Etat juif».

La plupart des publications qui se définissent comme juives dans le monde occidental semblent plus centrées sur la politique israélienne, la sécurité israélienne etc., qu’engagées dans leurs propres domaines culturels et politiques. La relation est en fait devenue si peu claire qu’il leur est presque impossible et très déconcertant de faire la distinction entre les militants contre l’occupation, les antisionistes et les antisémites.

Naturellement, Israël et ses amis participent de cette confusion, voire y contribuent, par des pratiques sournoises: taxant d’antisémitisme,selon leur gré, quiconque critique l’occupation israélienne, qu’il s’agisse d’un professeur respecté de Harvard ou d’un ancien président. La clique au pouvoir en Israël assène de tels qualificatifs si souvent que beaucoup de gens préfèrent se tenir à l’écart de tout cela, renonçant ainsi à prendre une position morale sur un sujet qui agace, depuis longtemps, la conscience de l’humanité et qui a contribué de multiples façons à l’instabilité globale.

Cependant, au lieu d’une opposition au projet sioniste qui a causé tant de tort à l’image de l’une des plus grandes et des plus anciennes religions monothéistes, en faisant qu’Israël et ses associés doivent rendre des comptes, on constate qu’une tendance alarmante se développe. Et même des membres du Mouvement pour la Justice et pour la Paix sont tombés dans ce piège inquiétant: ils se sont lancés dans des empoignades ruineuses et épuisantes, isolant des individus et des groupes entiers soupçonnés d’antisémitisme.

Tandis qu’une position morale contre le racisme sous toutes ses formes est un pré-requis pour tout véritable militant pour la Justice et la Paix, cet intense débat atteint dans certains cas un point si douloureux qu’il menace de déchirer le mouvement pour la justice et pour la paix.

Un exemple notable est la querelle qui oppose au Royaume-uni les membres de «Juifs contre le sionisme» à ceux de «Souvenez - vous de Deir Yassin». Les premiers, accusant les seconds d’antisémitisme, soutiennent une motion qui sera présentée à une prochaine assemblée de la Campagne de Solidarité avec la Palestine (PSC, Palestine Solidarity Campaign ) et qui exclurait le groupe Deir Yassin du mouvement pour la paix et la justice.

Les membres des deux groupes se sont exprimés avec force, dans le passé, contre le traitement infligé aux Palestiniens et tous deux ont beaucoup à offrir au PSC et à ses diverses activités. Néanmoins, la motion et aussi tout cet épisode constituent la poursuite d’une tendance alarmante qui a commencé aux Etats-unis il y a quelques années et qui a usé les militants, les détournant du véritable combat.

De plus cela compromet gravement le dialogue constructif et la liberté de parole dont l’absence, historiquement, a marginalisé la voix pro-palestinienne depuis des décennies. Si les membres des deux groupes n’arrivent pas à travailler ensemble et à régler leurs différends par le dialogue, qu’au moins ils ne rendent pas leur conflit public, comme cela a été le cas en Grande-Bretagne, ce qui a démoralisé le mouvement tout entier.

N’oublions pas non plus que pour Israël, toute critique, aussi polie et subtile soit-elle, de l’occupation imposée à la Cisjordanie est une forme impardonnable d’antisémitisme: il n’est donc pas nécessaire que les membres du Mouvement pour la Justice et pour la Paix exacerbent la chasse aux sorcières que mène Israël. Israël est à vrai dire parfaitement capable de prolonger lui-même de telles campagnes.

Il y a encore plein d’enfants palestiniens qui se terrent dans leurs maisons, effrayés par les chars de l’usurpateur et les hordes de soldats impitoyables qui continuent à commettre des atrocités au nom de l’ «Etat juif» ; ce sont ces individus sans morale et le gouvernement qui leur a assigné leur infâme mission qui doivent être isolés et stigmatisés. C’est à Israël que des personnes ou des groupes, juifs ou pas, doivent demander des comptes pour qu’il mette fin à l’exploitation des juifs et de leur religion.

Je crois qu’un véritable militant pour la Justice et pour la Paix doit fonder son action sur son intérêt pour l’humanité et non sur le racisme et les préjugés. Cependant, supprimer la liberté d’expression et régler ses comptes personnels aux dépens d’un mouvement qui est des plus pluriel et diversifié idéologiquement, et donc de la cause honorable qu’il défend, c’est causer un tort immense à tous ceux qui veulent arrêter le conflit sanglant qui fait rage au Moyen-Orient.

Selon le Programme alimentaire mondial (World Food Program ,WFP) 46 % des Palestiniens des Territoires occupés n’ont pas de sécurité alimentaire. Le mur israélien s’avance autour de la Cisjordanie à une vitesse stupéfiante. Des violations des droits humains sont perpétrées en toute impunité et en plein jour contre des Palestiniens vulnérables, avec le soutien tacite ou explicite de plusieurs pays occidentaux, menés par les Etats-unis.

Il ne faut plus perdre une minute. Il faut avec prudence canaliser toutes les énergies pour mettre un terme au traitement inhumain des Palestiniens par Israël et en finir avec l’occupation.

Je vous demande à tous de travailler pour la paix, de réparer l’injustice ou au moins de ne rien faire qui puisse mettre en danger le travail du mouvement pour la Justice et la Paix, que ce soit en Grande-Bretagne ou n’importe où ailleurs.

* Palestinien américain, Ramzy Baroud est un écrivain, un journaliste et un défenseur des droits humains. On peut le contacter sur son site: www.ramzybaroud.net

(12 mars 2007)

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