Etats-Unis

Howard Zinn

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Les Etats-Unis et leurs œillères

Howard Zinn *

Cette brève synthèse historique de l'impérialisme américain écrite par Howard Zinn permet de replacer dans sa vraie perspective la guerre menée en Irak ainsi que les nombreuses manœuvres déployées, aujourd'hui, par l'administration Bush junior en Amérique latine, en Asie centrale ou en direction de l'Iran.

En outre, diverses réflexions sur la façon de forger une «histoire nationale officielle» des Etats-Unis, entre autres une histoire sans classes sociales et conflits de classes, ne peuvent manquer de renvoyer à la manière si répandue d'étamper les esprits en Helvétie. réd.


Maintenant que la majorité des Américains ne croient plus dans la guerre, maintenant qu’ils ne font plus confiance à Bush et à son administration, maintenant que les preuves de la tromperie sont devenues accablantes (si accablantes que même les principaux médias, toujours en retard, ont commencé à prendre en compte l’indignation), on doit s’interroger: comment est-il possible qu’autant de personnes furent si facilement dupées ? La question est importante parce qu’elle peut nous aider à comprendre pourquoi les Américains, les acteurs des médias aussi bien que les citoyens, se sont précipités en déclarant leur soutien lorsque le président envoya les troupes en Irak, en leur faisant faire la moitié du tour de la terre.

Un petit exemple de l’innocence ou, pour être plus exact, de la servilité de la presse réside dans la façon dont elle a réagi à la présentation faite par Colin Powell, en février 2003, devant le Conseil de sécurité de l’ONU, cela un mois avant l’invasion; un discours qui a peut-être établi un nouveau record dans le nombre de mensonges émis au cours d’une seule prise de parole. Dans son discours, Powell, avec confiance, a débité à toute allure ses «preuves»: des photographies de satellite, des enregistrements, des rapports fournis par des informateurs, avec des statistiques précises sur le nombre de litres de ce produit ou d’un autre qui existait pour mener une guerre chimique. Le quotidien The New York Times en avait le souffle coupé d’admiration. L’éditorial du Washington Post était intitulé: «Irréfutable». Et il déclara que, après le discours de Powell , «il est difficile d’imaginer comment une personne pourrait douter que l’Irak possède des armes de destruction massive».

Il m’apparaît qu’il y a deux raisons qui plongent profondément dans notre culture nationale et qui peuvent expliquer la vulnérabilité de la presse et des citoyens face à des mensonges monstrueux dont les conséquences aboutissent à infliger la mort à des dizaines de milliers de personnes. Si nous sommes capables de comprendre ces raisons, nous pouvons mieux nous protéger nous-mêmes contre ces tromperies. L’une a une dimension temporelle ou, dit autrement, c’est l’inexistence d’une perspective historique. L’autre a une dimension spatiale, c’est-à-dire l’incapacité à penser au-delà des limites imposées par le nationalisme. Nous y sommes enfermés par l’idée arrogante que ce pays est le centre de l’univers, qu’il est exceptionnellement vertueux, admirable et supérieur.

Si nous ignorons l’histoire, alors nous sommes des proies tout offertes aux politiciens, aux intellectuels et aux journalistes qui fournissent les couteaux pour les découper. Je ne fais pas référence ici à l’histoire que nous avons apprise à l’école, une histoire marquée par la servilité face à nos dirigeants politiques, depuis les très admirés Pères fondateurs jusqu’aux présidents des années récentes. Je ne réfère à une histoire qui est honnête pour ce qui a trait au passé. Si nous ne connaissons pas cette histoire, alors tout président peut, face à une batterie de micros, déclarer que nous devons entrer en guerre et nous ne disposerons d’aucune base pour le mettre en question. Il dira que la nation est en danger, que la démocratie et la liberté sont en jeu et que nous devons dès lors envoyer des bateaux et des avions pour détruire nos nouveaux ennemis. Et nous ne disposerons d’aucune raison pour ne pas le croire.

Mais si nous connaissons quelque peu l’histoire, si nous savons combien de fois des présidents ont commis des déclarations similaires devant le pays et comment elles s’avérèrent être des mensonges, nous ne serons pas dupés. Bien que certains parmi nous puissent s’enorgueillir de n’avoir jamais été trompés, nous devrions accepter avec détermination comme notre devoir civique la responsabilité de soutenir nos concitoyens contre la propension au mensonge de nos autorités les plus élevées.

Nous rappellerons à tous ceux à qui nous le pouvons que le président James Knox Polk [élu en 1845] a menti à la nation sur les raisons de la guerre avec le Mexique en 1846. Cela n’avait rien à voir avec le fait que le Mexique «répandait du sang américain sur le sol américain» mais avec une autre réalité: Polk et l’aristocratie propriétaire d’esclaves [esclavagistes] convoitaient la moitié du Mexique.

Nous indiquerons que le président William McKinley [élu en 1897, Theodore Roosevelt lui succédera en 1901] a menti en 1898 sur les raisons de l'invasion de Cuba en disant qu’il voulait libérer les Cubains de l’emprise espagnole. Toutefois, la vérité est qu’il voulait effectivement chasser l’Espagne de Cuba afin que l’île puisse s’ouvrir à [la grande firme] United Fruit et à d’autres grandes firmes des Etats-Unis. Il a aussi menti sur les raisons de notre guerre aux Philippines en prétendant qu’il voulait seulement «civiliser» les Philippins, alors que la véritable raison n’était autre que de s’emparer d’une vaste portion de territoire de grande valeur au loin dans le Pacifique, même si nous dûmes tuer des centaines de milliers de Philippins pour y parvenir.

Le président Thomas Woodrow Wilson [élu en 1913] – si souvent caractérisé dans nos livres d’histoire comme un idéaliste – a menti sur les raisons de notre entrée dans la Première Guerre mondiale, en disant que c’était une guerre visant à «construire un monde plus  sûr pour la démocratie», alors qu’en réalité il s’agissait d’une guerre pour construire un monde plus sûr en faveur de la puissance impériale occidentale [référence aux Etats-Unis].

Le président Harry Truman [élu en 1945] a menti lorsqu’il a affirmé que la bombe atomique avait été lancée sur Hiroshima parce que c’était «une cible militaire».

Tous ont menti sur le Vietnam: le président John Fitzgerald Kennedy [élu en 1961] sur l’étendue de notre engagement; le président Lydon B. Johnson [élu en 1963] sur l’affaire du golfe du Tonkin [en août 1964, les Etats-Unis annoncent que deux de leurs bateaux de guerre ont été attaqués, alors qu’ils avaient pénétré dans les eaux territoriales du Nord-Vietnam; ceci permettra au président d’avoir l’appui du Sénat pour commencer à bombarder le Nord-Vietnam; cette duperie est aujourd’hui officiellement démontrée et démontée]; le président Richard Nixon [élu en 1969] sur les bombardements secrets [et massifs] sur le Cambodge. Chacun d’entre eux invoquait une raison: c’était pour préserver le Sud-Vietnam du communisme. Mais, en fait, ils voulaient conserver le Sud-Vietnam comme avant-poste américain sur le flanc du continent asiatique.

Ronald Reagan [élu en 1981] a menti sur l’invasion de la [petite île] Grenade [en 1983 avec l’opératio qualifiée d’ «Urgent Fury»] en affirmant faussement qu’il y avait une menace pour les Etats-Unis.

George Bush Senior [élu en 1989] a menti pour ce qui a trait à l’invasion du Panama [en décembre 1989, intervention portant le titre de «Juste cause»], opération qui a provoqué la mort de milliers de simples citoyens de ce pays.

Et il a menti à nouveau sur les raisons de l’attaque contre l’Irak en 1991. Il ne s’agissait guère de défendre l’intégrité du Koweït (quelqu’un peut-il imaginer Bush Senior touché au cœur par la prise en main du Koweït par l’Irak ?), mais bien plutôt de réaffirmer le pouvoir des Etats-Unis sur un Moyen-Orient riche en pétrole.

Etant donné le bilan accablant de mensonges émis afin de justifier des guerres, comment est-il possible que quelqu’un qui écoute Bush Junior puisse le croire lorsqu’il étale les raisons d’envahir l’Irak ? Ne devrions-nous pas instinctivement nous rebeller contre le sacrifice de vies pour du pétrole ?

Une lecture attentive de l’histoire peut nous donner un autre garde-fou contre le fait d’être trompés. Elle mettrait en lumière qu’il y a toujours eu, comme c’est le cas aujourd’hui, un profond conflit d’intérêts entre le gouvernement et le peuple des Etats-Unis. Cette idée fait sursauter la plupart des gens parce qu’elle va à l’encontre de tout ce qui nous a été enseigné.

Nous avons été conduits à croire, depuis le début, comme nos Pères fondateurs [de la Constitution américaine, depuis George Washington] l’ont inscrit dans le préambule de la Constitution: c’était «nous», le peuple, qui avait établi le nouveau gouvernement après la Révolution. Lorsque l’éminent historien Charles Beard [né en 1874, connu surtout pour deux de ses ouvrages: An Economic Interpretation of the Constitution of the United States (1913) et The Economic Origins of Jeffersonian Democracy (1915), Beard décède en 1948] a suggéré il y a près d’un siècle que la Constitution ne représentait pas le peuple travailleur, les esclaves, mais représentait les propriétaires d’esclaves, les marchands, les rentiers [les détenteurs d’obligations], il a été l’objet d’un éditorial indigné du New York Times.

Notre culture exige, dans sa véritable acception, que l’on accepte une communauté d’intérêts qui nous lie les uns les autres. Nous ne devons pas parler des classes. Seuls les marxistes le font, bien que James Madison, l’un des Pères fondateurs [avec Adams et Jefferson, au pouvoir dès 1809], ait dit, trente ans avant que Marx soit né qu’existait un conflit inévitable dans la société entre ceux qui disposaient de la propriété et ceux qui n’en avaient pas.

Nos dirigeants actuels ne sont pas si candides. Ils nous bombardent avec des phrases telles que «l’intérêt national», «la sécurité nationale» et «la défense nationale», comme si toutes ces idées s’appliquaient de manière identique à nous tous, gens de couleur ou blancs, riches ou pauvres, comme si General Motors et Halliburton [grande firme du secteur pétrolier dont le vice-président Dick Chesney était membre du conseil d’administration] avaient les mêmes intérêts que nous tous; comme si George Bush avait le même intérêt que le jeune homme ou la jeune femme qu’il envoie à la guerre.

Certainement, dans l’histoire des mensonges répandus auprès de la population, ces idées représentent le plus grand mensonge. Dans l’histoire des secrets cachés au peuple américain, celui-ci constitue le plus grand secret: il existe des classes sociales avec des intérêts différents dans ce pays. L’ignorer – ne pas savoir que l’histoire de notre pays est l’histoire des propriétaires d’esclaves contre les esclaves, des grands propriétaires contre les fermiers, des firmes contre les travailleurs, des riches contre les pauvres – revient à nous désarmer face à tous les mensonges moins importants qui nous sont répétés par les gens au pouvoir.

Si, nous, en tant que citoyens et citoyennes, commençons par comprendre que ces gens qui se trouvent là-haut – le président, le Congrès, la Cour suprême et toutes ces institutions qui prétendent «se contrôler et s’équilibrer» – n’ont pas nos intérêts au centre de leurs préoccupations, alors nous nous engageons sur une voie vers la vérité. Ne pas le savoir revient à nous transformer en personnes impuissantes face à des menteurs tout à fait déterminés.

La croyance profondément assimilée – non  pas à partir de notre naissance, mais comme produit du système éducatif et de «notre culture en général» – que les Etats-Unis représentent une nation particulièrement vertueuse nous rend particulièrement vulnérables face aux duperies du gouvernement. Et cela commence tôt, dès les premières années scolaires lorsque nous sommes contraints de faire le serment d’allégeance (avant même que nous en comprenions le sens), lorsque nous sommes forcés de dire que nous sommes une nation connaissant la «liberté et justice pour tous».

Puis se déverse un nombre incalculable de cérémonies, que ce soit dans la cour d’école ou ailleurs, où nous devons nous tenir debout et saluer le «star-spangled banner» [le drapeau étoilé américain], en disant que nous sommes «le pays de l’homme libre et la maison du brave». Il existe aussi un motet [allusion aux chants d’église] national non officiel: «God bless America» [Dieu bénisse l’Amérique]. Et vous êtes regardés avec suspicion si vous demandez pourquoi l’on devrait s’attendre à ce que Dieu choisisse seulement cette nation – seulement 5% de la population mondiale – pour la bénir. Si votre point de départ pour avoir un jugement sur le monde qui vous entoure réside dans la croyance solide que cette nation est en quelque sorte dotée par la Providence de qualités uniques qui en font une nation moralement supérieure à toutes les autres sur terre, alors vous n’êtes pas enclins à mettre en question le président lorsqu’il affirme que nous envoyons nos troupes ici ou là, ou que nous bombardons ceci ou cela afin de répandre nos valeurs – la démocratie, la liberté et n’oublions pas la libre entreprise – dans n’importe quel point perdu du monde [H. Zinn utilise le jeu de mots: God-forsaken, God: Dieu, et forsaken: abandonné, délaissé].

Il est nécessaire dès lors, si nous voulons nous protéger ainsi que nos concitoyens contre ces politiques qui sont désastreuses non seulement pour d’autres peuples mais aussi pour les Américains, que nous fassions les comptes avec des faits qui chamboulent l’idée de l’existence d’une nation tout particulièrement vertueuse.

Ces faits sont gênants. Mais nous devons y faire face si nous voulons être honnêtes. Nous devons regarder en face notre longue histoire de nettoyage ethnique, durant laquelle des millions d’Indiens ont été chassés de leur pays par des massacres et des déplacements forcés; au même titre que notre longue histoire, qui n’est pas encore derrière nous, d’esclavage, de ségrégation et de racisme. Nous devons faire face au bilan des conquêtes impériales dans la Caraïbe et le Pacifique; nos guerres honteuses contre des petits pays qui ne représentent pas un dixième de notre superficie: le Vietnam, Grenade, Panama, Afghanistan, Irak. Il en va de même pour notre mémoire retenue à propos de Hiroshima et Nagasaki. Tout cela ne constitue pas une histoire dont nous devons être fiers.

Nos dirigeants tiennent pour certain – et l’ont instillé dans les esprits de nombreuses personnes – que nous sommes autorisés, à cause de notre supériorité morale, à dominer le monde.

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, Henry Luce [un des plus influents éditeurs américains, né 1898, décédé en 1967], avec l’arrogance propre au propriétaire de Time, Life Magazine, Fortune, a caractérisé cela comme «le siècle américain», affirmant que la victoire dans cette guerre donnait aux Etats-Unis le droit «d’exercer sur le monde tous les effets de notre influence, pour des buts que nous considérons adéquats et par des moyens que nous considérons justes».

Aussi bien les partis Républicains que Démocrate ont fait leur cette notion. George Bush, dans son discours à la nation du 20 janvier 2005, a déclaré que répandre la liberté à travers le monde était «la vocation de notre époque». Des années avant, en 1993, le président Bill Clinton, parlant à West Point [l'académie militaire de prestige aux Etats-Unis] à l'occasion de la remise des diplômes, avait affirmé. «les valeurs que vous avez apprises ici... feront qu'elles pourront être diffusées dans tout le pays et partout dans le monde et donneront à d'autres peuple la possibilité de vivre comme vous avez vécu, et pourront vous permettre de remplir les fonctions que Dieu vous a offertes».

Sur quoi se fonde cette idée de notre supériorité morale? Certainement pas sur notre attitude envers les peuples dans d'autres parties du monde. Se fonde-t-elle sur la façon si bonne de vivre de la population aux Etats-Unis? L'OMS (Oganisation mondiale de la santé), en l'an 2000, a classé, selon des critères intégrant les différentes facettes de la santé, l'ensemble des pays; les Etats-Unis arrivent au 37e rang sur cette liste, bien qu'ils dépensent plus, per capita [par habitant], que tous les autres pays dans le domaine de la santé. Un enfant sur cinq, aux Etats-Unis, le pays le plus riche au monde, naît dans une famille pauvre. Il y a plus de 40 pays qui ont des résultats meilleurs en ce qui regarde la mortalité infantile. Cuba fait mieux. Et, il y a un signe certain de la maladie d'une société lorsqu'elle se trouve à la tête du monde pour ce qui a trait au nombre de personnes en prison: plus de deux millions.

Un jugement plus honnête posé sur nous-mêmes en tant que nation nous préparerait tous mieux dans le but de faire face au prochain tir de barrage fait de mensonges qui va accompagner l'infliction de notre puissance à une autre partie du monde. Cela permettrait aussi de nous stimuler à créer une autre histoire pour nous-mêmes, en arrachant notre pays des mains de ces menteurs et tueurs qui gouvernent ce pays. Et, en outre,  nous pourrions, de la sorte, rejoindre les rangs du reste de l'humanité dans la perspective d'une bataille commune pour la paix et la justice. (traduction de l'américain par A l'Encontre).

* Howard Zinn est l’auteur de livres traitant de l’histoire des Etats-Unis «depuis en bas». Ses ouvrages sont publiés chez Agone, dont Une histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours. L’article que nous publions est paru dans la revue The Progressive d’avril 2006. Ses mémoires viennent d'être publiées en français chez Agone. Elles sont intitulées L'impossible neutralité. Il est aussi l'auteur, avec Anthony Arnove, de Voices of a People's History of the United States.

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