Uruguay

«Pepe» Mujica

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Mujica offre toutes les garanties au Capital

Ernesto Herrera *

C’est à Punta del Este (Département de Maldonado), station exclusive de la côte atlantique, que s’est déroulé l’événement. La majorité des Uruguayens qui se rendent à Punta del Este pendant les mois d’été le font pour gagner leur vie en accomplissant des tâches précaires comme le nettoyage des crasses d’autrui ou au service des gens riches et célèbres.

Le nettoyage social avait débuté quelques semaines auparavant. Pour éviter de gêner les «opérateurs touristiques», et surtout ne pas risquer d’entacher l’ «image de sécurité» d’un pays que José Mujica – actuel Président de l’Uruguay et ex-Tupamaros – allait essayer de vendre aux enchères publiques, devant l’auditoire sélect d’entrepreneurs locaux et étrangers. D’où l’expulsion policière de dizaines de personnes «miséreuses» qui s’étaient installées dans « notre principale station balnéaire ». Leur délit: une «mendicité abusive». Autrement dit, ces personnes sont coupables non seulement d’être pauvres, mais aussi d’ «abuser» de leurs pénibles conditions de vie.

Le mercredi 10 février 2010, à midi, le rideau s’est levé sur un spectacle largement claironné par les pouvoirs médiatiques. L’hôtel Conrad (appartenant à la chaîne Hilton) a joué le rôle d’hôte de luxe. Dans le Salon Montecarlo s’étaient réunis 1’480 entrepreneurs argentins, brésiliens, vénézuéliens, nord-américains, européens et uruguayens ainsi que des ambassadeurs de plusieurs pays et une centaine de journalistes. Pour mettre en relief le «consensus national», étaient également présents les « leaders de l’opposition », dont deux illustres cadavres politiques, les ex-présidents Julio M. Sanguinetti (président de 1985 à 1990 et de 1995 à 200) de et Luis A. Lacalle (président de 1990 à 1995). Et bien entendu les dirigeants du Secrétariat du PIT-CNT (centrale syndicale) – Castillo, Reed, Castellano – comme pour réaffirmer une fois de plus l’entente entre le syndicalisme gouvernemental et la politique de collaboration de classes du «progressisme».

Tous avaient répondu à l’invitation de la Chambre de Commerce argentino-uruguayenne et de la Chambre de la Construction. Les convives se sont délectés avec du jambon cru, du filet de bœuf, de la sauce au chocolat, des vins et du champagne. Le ticket d’entrée valait dans les 100 dollars. Mais pour que personne ne pense à mal, il n’y a pas eu que consommation luxueuse et frivole. Avec un admirable geste de philanthropie, l’argent versé (moins les «frais de service» du Conrad) a été envoyé aux hôpitaux publics de Maldonado.

Le puissant Juan Carlos Lopez Mena, propriétaire de Buquebus (société de transport terrestre et fluvial) et le principal moteur de l’événement, a assuré lors du programme radiophonique En Perspectiva (Radio El Espectador, 9.2.2010), que l’objectif de ce repas était de «déblayer les doutes» [sur la nature de la présidence de Mujica] et de créer un climat favorable pour les affaires. «Je pense que le gouvernement nouvellement élu donnera des signaux d’une plus grande confiance, et nous aurons de grandes et très bonnes surprises en ce qui concerne les investissements ».

En partie, il ne s’est pas trompé, car s’il n’y a pas eu de surprises (en ce qui concerne l’adhésion sincère de Mujica au capitalisme), la conférence, pompeusement intitulée «Les entrepreneurs dans le Projet National: développement et réduction de la pauvreté » a été un succès. Pour les patrons et leurs profits, bien sûr.

Ni expropriations ni davantage d’impôts prélevés sur le capital

Le futur président (qui débutera son mandat le 1er mars) n’a pas déçu les convives, bien au contraire. D’après le quotidien La Nacion, Buenos Aires du 11.2.2010, il a «ébloui les entrepreneurs » en offrant une stabilité politico-institutionnelle, une prévisibilité économique en ce qui concerne les «règles du jeu» du marché et un climat favorable aux investissements. Il leur a dit qu’on garantirait la sécurité de leurs capitaux, et qu’il n’y aurait ni expropriations, ni d’impôts importants prélevés sur les investissements; au contraire, davantage d’exonérations et de stimulants seraient mis en place pour encourager l’arrivée de nouvelles entreprises.

L’ancien guérillero tupamaro, à présent vêtu de son costume d’homme d’Etat, s’est montré convainquant, à tel point que beaucoup l’ont comparé à Lula [président du Brésil et membre du Parti des Travailleurs], cet autre converti à la religion du marché. Mujica a commencé par souligner «la tranquillité qui règne dans ce pays», où même les ministres peuvent se promener dans la rue sans avoir besoin de protection. Il a expliqué que le pays «a beaucoup de problèmes sociaux », raison pour laquelle des investissements sont indispensables: «Nous avons besoin d’un climat qui encourage les investissements. Historiquement nous avons été un désastre, nous avons préféré sortir l’argent, le mettre dans une banque, plutôt que de l’investir ici. Aujourd’hui nous devons convoquer à toutes les ressources nationales, expliquer qu’on peut investir ici, sans qu’elles soient expropriées, sans que les impôts ne soient augmentés ». Et il a encore souligné: « Nous avons besoin d’entreprises que prospèrent, capables de générer de la richesse, sinon il ne nous restera que des rêves et de l’utopie». Ce discours a été salué par des applaudissements nourris du parterre.

Il a rappelé à ceux qui ne l’auraient pas encore compris, que plus l’investissement privé s’accroît, «plus l’économie se développe et plus augmentent les revenus dont nous avons besoin pour les énormes investissements sociaux, mais si nous voulons augmenter les revenus en augmentant les impôts sur ces mêmes richesses, nous sommes fichus, car nous tuons la poule qui pond les oeufs d’or ». Il a également indiqué que «certaines choses doivent être mises sur pied par l’Etat et d’autres doivent appartenir au domaine de l’activité privée». Et il a donné comme exemple les chemins de fer, où c’est l’Etat qui doit poser les rails et encaisser les péages pour leur utilisation, et qu’ensuite «des trains arriveront »... grâce à des capitaux privés. On avait l’impression d’écouter le président Tabaré Vazquez [qui a précédé Mujica et était élu, comme Mujica, en tant que membre du Front Ample], dont la maxime politique était « plus de marché et un meilleur Etat ». Une totale escroquerie.

Et Mujica n’était pas seul. Il avait à ses côtés, pour le soutenir, le vice-président élu, Danilo Astori [économiste qui s’est réclamé du marxisme], qui est le véritable artisan de la politique économique du gouvernement actuel [de Tabaré Vazquez] aussi bien que du prochain. Il a répété ce qu’on savait déjà: qu’au cours de son deuxième mandat le Frente Amplio chercherait un «équilibre entre la continuité et le changement », que l’économie serait toujours «davantage ouverte au monde», que les «niveaux d’incitation » (pour les capitaux privés) seraient augmentés. En matière de rapports de travail «nous devrons continuer à renforcer une structure équilibrée, non pas en partant de l’hypothèse d’un conflit mais en partant de l’hypothèse de la justice, la confiance, l’accord, la stabilité (... ), de nouvelles relations équilibrées du point de vue des rapports de travail, avec une vision positive, en sachant qu’il n’existera pas de stabilité économique et sociale dans le pays tant que nous ne réussirons pas à consolider cette même stabilité sur le plan des rapports de travail ». Autrement dit, il s’agira de continuer à chercher la «paix sociale» au moyen de l’entente entre les corporations patronales et des directions syndicales collaborationnistes, comme cela s’est fait jusqu’à maintenant.

Ce que tout entrepreneur souhaitait entendre

A la fin des discours, alors que le café était déjà servi, les uns et les autres se sont répandus en remarques élogieuses: L’Uruguay resterait dans la voie de la « fiabilité », de la «sécurité juridique» et de la «transparence». Les congratulations patronales étaient exubérantes.

Pour le chef de Petrobras [l’imposant groupe brésilien] en Uruguay, Irani Varela, le discours du président élu a été «tout ce qu’un entrepreneur pouvait souhaiter entendre»: « un discours moderne, sobre et misant sur l’avenir », reconnaissant que les entrepreneurs sont un moteur important pour le pays. (El Pais, Montevideo, 11.2.2010). L’entrepreneur argentin Carlos Avila (propriétaire de médias et patron de Torneos y Competencias) a été plus loin: pour lui, le discours de Mujica «ressemblait à un poème ». (La Nacion, Buenos Aires, 11.2.2010). Eduardo Eurnekian, propriétaire de Aeropuertos Argentinos 2000 et «concessionnaire» pour 30 ans du nouvel Aéroport International de Carrasco, Montevideo, a qualifié Mujica de « génial »: «C’était vraiment un discours prometteur (...) il est clair qu’il va respecter les normes et que les portes sont ouvertes aux investisseurs». (El Pais, Montevideo, 11.2.2010). Alors que le titulaire de l’Union Industrielle Argentine, Héctor Méndez, a souligné le discours de Mujica en notant: «Si nous perdions espoir en Argentine, nous devrions venir vivre en Uruguay ». (Clarin, Buenos Aires, 11.2.2010).

Pour sa part, Alexander Vik, l’un des 150 patrons les plus riches du monde d’après les revues étatsuniennes Forbes et Fortune, a considéré que l’événement avait été «très bon»: « Les discours, aussi bien celui d’ Astori que celui de Mujica, m’ont beaucoup plu, car il s’agit d’une philosophie qui vise à s’ouvrir au monde, à tout fonder sur le travail, sur la vie, sur la prise de risque, sur la production de richesses pour tous (...) c’est une manière d’aller de l’avant et pouvoir s’occuper des pauvres dans un pays libre et riche » (El Pais, Montevideo 11.2.2010).

Si le climat provoquait de l’allégresse chez les gérants du capital, il en allait de même pour les fonctionnaires du «progressisme» qui voyaient récompensée leur conversion à l’ordre capitaliste. Selon le ministre de l’Industrie, Raul Sendic (fils de Raul « Bebe » Sendic, légendaire et incorruptible combattant social et fondateur du Mouvement de Libération National Tupamaros): «Il n’existe pas d’antécédents en Uruguay d’un gouvernement élu qui donne un signal d’appel aussi fort que celui-ci au patronat et aux investissements», ni «une réponse aussi massive de la part des investisseurs et des patrons qui démontrent leur confiance à un nouveau gouvernement, et qui s’alignent devant la porte en attendant d’entrer, comme au stade Centenario». Pour sa part, le Président de la Banque de la République, Fernando Calloia (homme de confiance d’Astori), a souligné le fait qu’on ait fait savoir aux entrepreneurs qu’il « n’y aurait pas d’impôts expropriateurs sur les profits, et que le régime d’encouragements aux investissements serait maintenu». (El Pais, Montevideo, 11.2.2010).

Pas de réaction de la part de la gauche

L’hégémonie politique et socioculturelle du «progressisme» est asphyxiante. Le deuxième mandat du Frente Amplio soulève moins d’attente de changement que lors de l’accession de Tabaré Vazquez en 2005, l’atmosphère de résignation est plus pesante. L’acceptation du «moindre mal» en tant que seule alternative engendre un scénario de démobilisation et d’apathie. Les luttes sociales sont peu significatives et ne visent qu’à obtenir des espaces de négociation, surtout dans le domaine des améliorations salariales. Il ne s’agit en aucun cas de revendications remettant en cause la domination patronale, ni le programme économique du gouvernement.

Le «progressisme» a réussi à neutraliser les mouvements sociaux grâce à de rares concessions et d’une stricte discipline sociale garanties par les directions syndicales bureaucratisées et les partis du Frente Amplio. C’est ainsi qu’il a pu éviter le recours à la répression ouverte contre le mouvement populaire.

Une série de tupamaros et de staliniens, de sociaux-démocrates et de trotskystes, d’indépendants et d’«économistes de gauche», ont été cooptés politiquement et achetés sur le plan matériel. Ils administrent l’appareil d’Etat à partir des Ministères, des municipalités, des banques et des entreprises publiques. D’anciens syndicalistes sont devenus des gérants de «ressources humaines» et des ex-gauchistes distribuent l’ «assistance sociale» aux pauvres en suivant les règles de la Banque Mondiale et de la Banque Américaine de Développement (BID). Depuis le Parlement, des députés et des sénateurs du Frente Amplio pratiquent la «démocratie représentative», autrement dit, la politicaillerie la plus vénale. D’autres, d’un rang inférieur, se sont recyclés dans les ONG fonctionnelles au système et dans les projets bien rémunérés attribués par les fondations et les organismes internationaux. De fait, ils agissent comme de petits éléments d’une architecture institutionnelle qui assure la reproduction de l’ordre capitaliste. Il n’est plus question du tout d’un «gouvernement de contestation».

Même au niveau des traditions anti-impérialistes il n’y a pas la moindre réaction. Le prochain Ministre de la Défense, Luis Rosadilla (ex-dirigeant du MLN-Tupamaros) peut proposer l’envoi de davantage de troupes d’occupation à Haïti, ou dire que les Etats-Unis jouent un «rôle positif» en prenant le contrôle de l’aéroport de Port-au-Prince puisqu’ils rétablissent ainsi «le cordon ombilical de Haïti avec le monde». Et personne dans le parti [Frente Amplio] au gouvernement n’a la décence d’élever la voix pour protester. C’est une honte.

Cette capitulation de milliers de cadres et de militants de la gauche a toute la signification d’une défaite politique, dans le sens d’une déroute stratégique du paysage démocratique radical populaire anti-impérialiste révolutionnaire surgi au cours des luttes sociales et politiques des années 1960.

Cette défaite a également un impact sur les forces de la gauche anticapitaliste qui se trouvent en dehors du Frente Amplio et qui ne se sont pas assimilées au régime bourgeois de domination. Leur faiblesse et leur fragmentation ne sont pas seulement dues à des «carences méthodologiques», des «sectarismes» ou des «confusions idéologiques». D’autres facteurs entrent aussi en ligne de compte: des facteurs générationnels, programmatiques, et enfin le rapport de forces largement défavorable au camp populaire.

Ce rapport de forces défavorable s’est approfondi à partir de la crise de 2002-2003, lorsque Tabaré Vazquez a réussi à imposer sa politique de «loyauté institutionnelle» à la gauche et aux mouvements sociaux, permettant ainsi à l’Etat capitaliste de surmonter sa situation d’agonie. A l’époque où même les classes dominantes reconnaissaient qu’ «il ne restait que des jours comptés» à leur gouvernement (présidé par Jorge Batlle de 2000 à 2005), la gauche anticapitaliste est restée «orpheline» du point de vue stratégique. Le régime de domination a réussi à se remettre sur pied, cette fois sans recourir à la violence répressive, grâce à la main tendue par la direction du Frente Amplio. Si nous étudions le paysage régional de cette époque, marquée au feu par les insurrections populaires en Argentine, en Bolivie, en Equateur, nous constatons que l’Uruguay constitue un cas exceptionnel d’issue négociée.

Comme cela s’est passé tout au long de l’Histoire, les rapports de force entre le Travail et le Capital continueront à se forger dans la confrontation. Les salarié·e·s – le prolétariat au sens large que lui attribuait Marx – ­ continueront à lutter et à résister. Ce sont là des constatations presque banales, comme il est également banal de dire qu’il y aura des victoires et des défaites, des avancées et des replis. Néanmoins ce cours «naturel» de la lutte des classes ne garantit ni l’accumulation (une continuité des expériences de lutte), ni l’avancée vers une perspective révolutionnaire et socialiste. C’est la raison pour laquelle, comme cela a été répété sans relâche, il est indispensable de travailler à la construction d’une proposition unitaire, qui laisse de côté les petits noyaux d’ « autoconstruction » (il y en aura toujours deux de plus ou trois de moins) pour répondre de manière organisée, ­à partir d’une implantation sociale réelle, ­ aux revendications qui, encore sous une forme dispersée et contradictoire, proviennent des couches sociales les plus exploitées. Et cela même si ces couches ont encore des illusions en ce qui concerne le «progressisme». Cela exige que nous (re)pensions de manière critique notre pratique militante.

La légitimité du gouvernement ne peut être occultée. Personne ayant un sens des réalités ne peut la remettre en question. Néanmoins on peut valablement dire que cette légitimité est également issue de l’absence d’une alternative à la gauche. Ou plutôt, à la carence d’une réaction de la part de la gauche anticapitaliste. Et cela est vrai y compris dans ces questions qui faisaient partie de l’accumulation et la conscience politique. Il suffit de constater la réponse presque inexistante face à la tragédie de Haïti, non seulement en terme d’aide matérielle, mais aussi en ce qui concerne la solidarité politique et la dénonciation anti-impérialiste.

(Ré)orienter les efforts, aujourd’hui dispersés, qui obstruent l’accumulation politique et organisationnelle, est un défi. En apparence, le défi est relevé par une grande partie des forces militantes de la gauche anticapitaliste. Le dilemme continue à être de savoir si «l’esprit de cercle» (que Lénine critiquait tellement) continuera à s’imposer sur la nécessité de «faire la révolution». Par exemple, si la nécessité d’organiser un 1er mai de classe et combatif de tous les courants radicaux, pourra rompre avec la fragmentation et établir un espace d’unité privilégiant la lutte sociale et la construction d’une alternative de classe l’emportera sur les boniments électoraux (cette fois à niveau municipal) qui se préparent. C’est de la résolution de ce vieux dilemme que dépend ce que pourront apporter de nouveau les forces socialistes révolutionnaires durant la prochaine période. Un échec signifiera une perte de temps supplémentaire. (Traduction A l’Encontre)

* Ernesto Herrera est responsable de bulletin solidaire d’informations « Correspondencia de Prensa» et membre du Collectif Militant en Uruguay. Cet article a été publié, en langue espagnole, sur de nombreux sites. Il date du 12 février 2010.

(21 février 2010)

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