Venezuela

Chavez

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Dix thèses sur la nouvelle classe politique

Heinz Dieterich *

1. Toute nouvelle révolution engendre inévitablement trois conséquences:
a) la destruction partielle ou complète de la classe politique de l'ancien régime ;
b) la constitution d'une nouvelle classe politique ;
c) l'attaque de la contre-révolution.

Si le processus survit aux coups de boutoir de la contre-révolution, le principal danger qui le menace émane de la nouvelle classe politique: des secteurs dominants de cette nouvelle classe peuvent dévoyer le projet politique originel. C'est d'ailleurs ce qui s'est passé habituellement, depuis les Guerres d'Indépendance latino-américaines jusqu'aux processus de décolonisation de l'Afrique après la deuxième Guerre Mondiale, en passant par la Révolution soviétique sous Staline.

2. La Révolution Bolivarienne n'est pas quelque chose d'"inédit", comme le prétend toute une armée de théologiens politiques, adeptes du romantisme et mal intentionnés. Elle fait partie intégrante du processus des révolutions historiques bourgeoises et socialistes de l'époque moderne qui a débuté avec la Révolution Anglaise d'Olivier Cromwell (1599-1658). Son évolution participe donc aussi à problématique mentionné ci-dessus.

3. Au Venezuela, aussi bien le broyage de la vieille classe politique que la constitution d'une nouvelle classe politique sont plus qu'évidents. L'effondrement des deux partis politiques de l'oligarchie, les socio-démocrates de Acción Democrática (AD) et les démocrates chrétien du parti COPEI, reflète le premier aspect, qui a déjà été largement commenté.

Par contre, le deuxième aspect, l'émergence de la nouvelle classe politique qui dirige l'Etat et la Révolution Bolivarienne, n'a pas fait l'objet d'un débat public sérieux. Tout se passe comme si cette nouvelle classe politique n'existait pas en tant que phénomène politique. L'homme de la rue au Venezuela, qui perçoit la réalité beaucoup plus clairement que les classes moyennes, a pris conscience du problème, mais le conceptualise comme de la "bureaucratie", autrement dit, il le comprend non pas comme une structure de pouvoir de classe, mais plutôt comme une conséquence de l'inefficience de l'Etat.

4. Le manque de discussion et d'analyse concernant la nouvelle classe politique est dommageable non seulement pour la santé de la Révolution et pour les buts révolutionnaires de son plus haut dirigeant, Hugo Chavez, mais également pour les intérêts du peuple. Historiquement, la mise en œuvre des mesures révolutionnaires se fait sous l'aiguillon soit de la contre-révolution, soit de la radicalisation des forces populaires révolutionnaires, et la Révolution Bolivarienne n'a pas été une exception à cette règle.

Avec l'absence de l'antithèse de la Révolution représentée par la contre-révolution "escualida" (littéralement sale: désigne l'opposition à Chavez), le processus bolivarien est entré dans une phase de normalisation des rapports sociaux avec tous les secteurs de la société, laissant ainsi les forces populaires comme unique source de sa radicalisation.

Mais les forces populaires ne sont pas organisées, et n'ont pas d'organes autonomes pour faire pression sur l'Etat. Dans ces conditions, le poids des secteurs bourgeois dans les rangs de l'officialisme (les secteurs aux commandes) augmente, et l'occupation des postes au sein de l'Etat et des appareils des partis se poursuit.

5. La déroute des Adecos (socio-démocrates) et des Copeyanos (démocrates-chrétiens) est presque totale. Tant que Chavez sera là, ils mettront beaucoup de temps avant de pouvoir se présenter comme des alternatives au pouvoir, à supposer qu'ils y parviennent un jour.

Ceci tient à deux facteurs. D'une part, ils n'ont pas un Projet Historique, parce que Chavez a occupé la seule voie de développement possible dans le Tiers-monde, celle du keynesianisme (par référence à l’économiste anglais Keynes). Il ne leur reste donc que le néolibéralisme, qui n'est attractif pour personne.

Le deuxième facteur qui contribue au k.-o. des anciens patrons politiques du pays est que le Venezuela vit son deuxième boom pétrolier en trente ans; mais contrairement à ce qui s'est passé pour le premier, le prix du pétrole ne retombera plus sous le prix de 60 dollars le baril. Et cela signifie que Chavez aura suffisamment d'argent pour financer l'Etat de bien-être pour les majorités exclues pendant aussi longtemps qu'il le voudra, en les transformant du coup en une solide base d'appui social.

6. Le principal danger pour le bolivarianisme ne vient donc pas d'une opposition interne, mais bien plutôt de la répétition de la trajectoire des deux partis oligarchiques. Le premier boom pétrolier a engendré les conditions qui ont corrompu, et en fin de compte détruit, le modèle de domination du puntofijismo. (référence au Pacte de Punto Fijo passé, en octobre 1958. entre les principaux partis: COPEI, Action démocratique et l’Union démocratique républicaine visant à stabiliser la situation politique en établissant un «front civil»).

Le risque existe qu'à moyen terme le deuxième boom pétrolier produise une érosion analogue sur les forces de l'officialisme actuel, en les conduisant finalement vers le délitement, comme cela est arrivé au Mexique avec le Partido de la Revolucion Institucionalizada (PRI).

7.Les classes dominantes de la société moderne se composent de quatre segments principaux de pouvoir: a) l'élite économique; b) l'élite militaire; c) la classe politique et d) l'élite culturelle. Chacun de ces cercles est affecté de manière très différente par chaque processus révolutionnaire.

Au Venezuela, l'effet transformateur de la Révolution Bolivarienne s'est fait sentir surtout dans la classe politique de la Quatrième République, qui a pratiquement disparu dans ses formes organisées. L'élite culturelle, par contre, reste fondamentalement intacte. Dont notamment le sommet de la hiérarchie catholique et celui des universités, qui pour 70 à 80% ne sont pas identifiés avec le processus révolutionnaire. De même, les rapports de production de l'élite économique n'ont pas connu de bouleversement, et dans les Forces Armées il faudra encore un lustre avant que les officiers supérieurs endoctrinés dans les schémas de l'anticommunisme et de l'antichavisme - particulièrement importants entre 1992 et1999 - ne partent à la retraite. Le curriculum de la nouvelle doctrine militaire et du bolivarianisme moderne ne commencera à être enseigné qu'à partir de janvier 2006.

Ce scénario pousse à poser une question évidente: Quelle évolution peut connaître le système lorsque trois des quatre segments de la classe dominante agissent poussés par l'inertie du passé, et le quatrième ne laisse pas précisément présager d'une hégémonie révolutionnaire?

8. La raison d'être de chaque segment d'une classe dominante est différente. Celle des militaires consiste à garantir les rapports de production et l'ordre public qui s'y construit, au moyen de la menace de la destruction physique, aussi bien vers l'extérieur que vers l'intérieur. La raison d'être de l'élite culturelle consiste à contrôler les têtes des majorités, celle de l'élite économique consiste dans l'accumulation du capital, et celle de la classe politique dans la gestion de l'Etat et de ses ramifications secondaires, telles que les partis politiques. A court terme, c'est la classe politique qui donne son orientation de l'Etat; à moyen et à long terme, c'est l'élite économique qui le fait.

9. La classe politique se reproduit de deux manières différentes. Le premier filon est constitué par les fonctionnaires nommés et cooptés par les centres de pouvoir du système, c’est-à-dire le pouvoir exécutif, les hautes sphères judiciaires, les hautes sphères parlementaires et les coupoles des partis, entre autres. La deuxième source, ce sont les fonctionnaires élus, comme les députés, les gouverneurs, les maires et les conseillers.

10. Au Venezuela, la nouvelle classe politique est composée essentiellement par des cadres militaires, des cadres de l'ancienne gauche et des secteurs "néochavistes" provenant du vieil establishment. Cette nouvelle classe exerce, avec le Président Chavez, le pouvoir institutionnel du pays.

A l'intérieur de la nouvelle classe on peut observer deux groupes dominants, appelons-les "segment S" et "segment T". Si pour une raison quelconque il y avait des élections anticipées sans le Président Chavez, le "segment S" établirait probablement le nouveau gouvernement. Et ce serait la fin du projet originel du Bolivarianisme.

* Sociologue d’origine allemande, H. Dieterich  est un spécialiste de l’Amérique latine. Il a enseigné au Mexique et est en contact étroit avec le Venezuela.

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