Venezuela

 

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L'ombre de l'improvisation plane sur les régions rurales

Humberto Márquez *

Au cours des trois dernières années, le gouvernement du Venezuela a attribué plus de deux millions d'hectares à 160'000 familles paysannes, dans un effort de réforme agraire sur lequel pèse, aux dires des experts, le fantôme de l'improvisation.

Dans la région d'Aragua, au nord des plaines centrales, des terres et des hangars ont été attribués à des groupes de paysans pour l’élevage de porcs et de poulets. Mais plusieurs de ces éleveurs ont déclaré au journaliste de l’Inter Press Service (IPS):"Mais les autorités ne livrent pas des animaux pour la reproduction, et l'argent pour nous financer tarde à venir, raison pour laquelle nous allons nous arranger avec une entreprise privée pour la livraison d'animaux à engraisser".

Des témoignages recueillis dans cette région rendent compte de diverses difficultés: crédits qui n'arrivent pas, manque de formation pour entretenir et conduire les machines agricoles, quantité insuffisante de semences. Plus au sud, dans les plaines du centre, des coopératives qui ont reçu des crédits achètent des camionnettes pour le transport, et cela bien avant que ne pousse la première plante semée sur les nouvelles terres.

Dans son rapport portant sur l'année 2005, le Ministre de l'Agriculture du Venezuela a affirmé, en mars 2006, devant le Parlement, que l'Etat a injecté 2,9 milliards de dollars pour financer la production agricole, et que le produit brut de ce secteur a augmenté de 2,6%. L'agronome Jesus Salazar, enseignant à l'Université Centrale du Venezuela, la principale université du pays, nous a expliqué: "Des terres ont été assignées et des ressources ont été distribuées, mais dans un climat d'improvisation, sans compréhension des dimensions techniques des décisions, sans intégrer l'investissement économique aux besoins des marchés".

Selon le doyen de la Faculté d'Agronomie de cette même Université, Franklin Chacin, le nouveau processus de réforme agraire: "s'est déroulé en l'absence d'une information de base, d'un cadastre, d'études du sol, de projets socio-économiques et de plans de développement susceptibles de permettre une coordination entre le secteur public, le secteur privé et le secteur universitaire (agronomie)".

C'est la Loi des Terres que le président Hugo Chavez a décrétée en 2001 qui a donné l'impulsion pour les changements qui ont lieu sur les terres agricoles vénézuéliennes. Mais en réalité cette loi n'est appliquée que depuis 2003, avec l'attribution de parcelles à des coopératives, à des groupes de producteurs et à des familles. Depuis l'année dernière, cette distribution a touché partiellement quelques dizaines de grandes propriétés rurales.

Chavez a répété à maintes reprises en 2005 "Soit j'en finis avec le latifundium, soit je mourrai en essayant de le faire". Fidèle à son style, il a dirigé en personne la division d'une propriété rurale privée de 8'490 hectares: il a laissé 1'500 hectares au propriétaire, il a conservé 2'700 hectares comme zone de protection d'un barrage et a attribué le reste à une coopérative agro-alimentaire récemment créée.

Les terres ne sont pas attribuées aux agriculteurs ou aux producteurs ruraux en tant que propriété individuelle ou collective, mais plutôt selon une "carte agraire" qui leur donne le droit - et le devoir - de les travailler, mais sans pouvoir ni les vendre ni les transmettre par héritage.

Les retards dans le financement des producteurs agro-alimentaires et des éleveurs sont attribués aux lenteurs habituelles de la bureaucratie étatique.

Mais, comme le relève l'économiste Daniel Anido, du Centre de Recherches Agroalimentaires dans la ville de Mérida, au sud-ouest du pays, la notion de développement rural "dépasse de loin les aspects agraires ou la disponibilité ainsi que la distribution de terres, même s'il s'agit d'un aspect très important. En effet, on a aussi besoin de crédits, d'accès à des services de qualité en matière d'éducation, de logement ou la proximité de routes pour apporter des fertilisants, des engrais et pour transporter les produits.

Cette problématique a été à l'ordre du début mars, au Brésil, au cours de la deuxième Conférence Internationale sur la Réforme Agraire et le Développement Rural de l'Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture (FAO).

Selon Chacin, le Venezuela bénéficie d'une situation privilégiée, puisqu'elle possède les compétences, les ressources financières et les ressources physiques, à savoir quelque 36 millions d'hectares de terres labourables, y compris quelque 15 millions d'hectares de forêts dont on peut tirer du bois.

Pour cet académicien, coordinateur des doyens de l'agronomie du pays, "il est indispensable de récolter au préalable des informations de base sur la situation cadastrale et son diagnostic, un inventaire des propriétés, un recensement juridique des terres, un inventaire de la qualité des sols, des eaux et des infrastructures, de l'utilisation et de la production des terres".

L'université Centrale a effectué une étude de ce type sur un échantillon de 7'000 Km2 (700'000 hectares, représentant 0,5% des terres exploitables) dans la région d'Aragua, durant une année, avec plus de 100 professionnels.

Les résultats de la recherche, réalisée avec l'appui des autorités régionales, seront disponibles cette année afin d’établir un plan de développement agraire dans cette zone.

Le gouvernement central dit avoir un projet de développement agraire, mais il ne l'a pas divulgué. Certains chercheurs consultés ont assuré qu'ils en ont discuté divers aspects avec les autorités.

Chacin explique: "en l'absence d'une bonne information de base on peut prendre des décisions erronées, surtout si les ministres (sept depuis l'arrivée au pouvoir de Chavez en 1999) changent souvent. Je ne vois encore aucun vrai changement productif dans les campagnes".

Selon le Ministre de l'Agriculture, la production agricole végétale de 2004, dernière année où les chiffres sont disponibles, a été analogue à celle de 1998, avant l'arrivée au pouvoir de Chavez, à l'exception des céréales et de la canne à sucre, qui sont des cultures à grande échelle ou mécanisées.

La récolte de légumes en 2004 s'est élevée à 997'000 tonnes (984'000 en 1998), celle du café à 65'000 tonnes (66'000), celle du cacao à 16'000 (18'000), celle de fruits à 2'7 millions de tonnes (2,9 millions), celle de tubercules à 991’000 tonnes (1'053'000), celle des plantes textiles et d'oléagineux à 528'000 (569'000).

La récolte de maïs, de deux millions de tonnes, a été multipliée par deux par rapport à celle de 1998, et l'ensemble des céréales a atteint 3,7 millions de tonnes, alors que six ans plus tôt elle était de 2,1 millions. Presque 10 millions de tonnes de canne à sucre ont été récoltés (contre huit millions en 1998), avec une production de sucre raffiné d'entre 500'000 et 600'000 tonnes par année.

En outre, remarque Chacin: "Nous pourrions produire davantage de lait, de viande et de soja. L'exportation agro-alimentaire vénézuélienne est timide, en dépit de notre potentiel dans toutes les cultures tropicales comme le café et le cacao, et nouvelles, comme les fruits et le riz".

Selon Chacin, d'après l'Institut étatique de statistiques, le Venezuela, avec ses 28,8 millions d'habitants, importe chaque année pour 4 milliards de dollars de produits alimentaires, sur un total d’importations s’élevant à 17 milliards de dollars en 2004, et de 23,9 milliards en 2005.

Selon Anido, l'examen de 155 types d'aliments montre qu'entre 40 et 65% de ce que mangent les vénézuéliens est importé. Selon les chiffres officiels, on importe 6'000 tonnes par mois de viande et un tonnage équivalent de produits laitiers.

Ces chiffres font référence à des aspects comme l'approvisionnement, la disponibilité en aliments de base et la sécurité alimentaire, qui accompagnent le binôme de la réforme touchant la propriété de la terre et le développement de la production ; ce qui suscite de la méfiance dans le secteur privé de ce pays marqué par la rente pétrolière.

Des associations d'éleveurs de bétail et de poulets ont critiqué avec virulence les importations étatiques de viande, de produits laitiers et de graisses à destination des réseaux de marchés populaires, qui reçoivent des subsides et dans lesquels trois familles vénézuéliennes sur cinq effectuent leurs achats.

"Nous sommes en train de subventionner l'agriculture de pays comme l'Argentine et le Brésil, et cela peut encore empirer avec notre entrée dans le Mercosur [Marché Commun du Sud]", a averti Genaro Méndez, de la fédération des éleveurs.

Le Venezuela a formalisé l'année dernière son entrée dans le Mercosur, formé par l'Argentine, le Brésil, le Paraguay et l'Uruguay, qui sont des pays essentiellement agro-exportateurs.

Un scandale de corruption a montré que dans sa recherche fiévreuse de justice et de développement de la campagne, le Venezuela ne souffre pas uniquement de l'improvisation due à la faiblesse dans le suivi et le contrôle des projets.

Un des projets les plus promus par Chavez est un complexe sucrier dans son état natal, Barinas, dans les plaines du sud-ouest. Sous la houlette de techniciens cubains, la sucrerie aurait dû être prête en 2006, avec une capacité de traitement de 7'000 tonnes de canne par jour, et la production de 600 tonnes par jour de produit raffiné.

Or, selon une commission de l'Assemblée Nationale, composée exclusivement de députés favorables à Chavez, non seulement la construction a pris du retard, mais en outre, sur les six millions de dollars versés à un régiment d'ingénieurs de l'Armée chargés de l'ouvrage, un million est parti en fumée.

Le 25 février 2006, il y a eu un nouveau changement dans la direction du Ministère de l'Agriculture. Antonio Albarran a été remplacé par Elias Jaua. Il n'y a pas eu d'explications officielles, mais l'opposition et la presse ont mis ce changement en rapport avec le cas de corruption.

Selon Salazar: "On est en train d'injecter à la campagne vénézuélienne une forte dose de populisme accompagné d'improvisation, ce qui condamnera les paysans à être dépendants de l'Etat. (...) Si on leur donne du poisson, ils n'apprendront jamais à pêcher".

* Ecrit pour l’agence de presse IPS. Traduction par le rédaction d'Alencontre

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