Bolivie


Mesa déclare la guerre au peuple,
ce dernier se prépare à riposter

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L'article que nous publions ci-dessous date du début de l'année 2004. Il annonçait le tournant devenu évident depuis le 25 janvier: c'est-à-dire l'appel à une grève générale et à un blocage des routes du pays pour la mi-février. Appel lancé par la COB (Centrale ouvrière bolivienne) et qui a reçu l'appui de l'organisation des paysans de Al Alto, ville-bidonville surplombant La Paz, dont le dirigeant aymara reconnu est le "mallku" Felipe Quispe, et le soutien de la COB de El Alto, dirigée par Roberto de la Cruz.

Ces derniers avaient déjà critiqué le discours programmatique présidentiel de Carlos Mesa-Gisbert fait le 4 janvier 2004. Le nouveau président annonçait la continuation du programme néolibéral de son prédécesseur Gonzalo Sanchez de Lozada. C. Mesa reçoit l'appui déterminé de l'ambassade américaine à La Paz et des présidents réactionnaires ou dits progressistes de l'Amérique latine.

Dès le 15 janvier, les critiques du mouvement ouvrier et paysan se sont radicalisées et dirigées dans le sens d'une mobilisation contre le gouvernement. Ainsi, dans la ville de Potosi, le secrétaire exécutif de la Centrale ouvrière bolivienne, lors du 8e Congrès ordinaires de la Centrale ouvrière départementale, a lancé quasiment une déclaration de guerre. Rappelant que, lors du soulèvement de février 2003, le peuple avait payé très cher sa riposte pour survivre: 33 morts et 200 blessés par balles. Lors de la seconde insurrection populaire d'octobre 2003, l'armée et la police au service de la minorité blanche dirigeant le pays ont assassiné par balles 70 ouvriers et paysans, jeunes et femmes, et en ont blessé gravement plus de 500. La réaction des responsables ouvriers et paysans correspond à la brutalité d'un plan économique dont le ministre du Développement économique (sic), Xavier Nogales, affirmait qu'il coûterait au peuple "du sang, de la sueur et des larmes". Dès le 15 janvier se dessinait donc l'appel à la grève générale, et au "soulèvement civique", à "l'insurrection", tel qu'il se concrétise depuis le 25 janvier 2004 (voir à ce sujet l'article "Appel à la grève générale").

Une convergence tend à exister entre la COB, la Confédération paysanne et le Mouvement sans terre. Des occupations de propriétés appartenant à des ex-fonctionnaires de l'administration de Sanchez de Lozada ont commencé dès la deuxième semaine de janvier.

Face au projet d'une nouvelle Constitution, Felipe Quispe a appelé à une véritable Constituante, fondée sur les délégués des organisations sociales. Dans la tradition aymara, il a insisté sur ce que devraient être les trois principes d'une nouvelle Constitution: Ama Lulla (ne pas être lâche), Ama Qella (ne pas être menteur) et Ama Sua (ne pas être voleur). A contrario, il décrivait le statut et la pratique des élites dirigeantes de la Bolivie. cau

Les syndicats et les organisations sociales et populaires de Bolivie sont en train de perdre patience avec le [nouveau] président Carlos Mesa-Gisbert [ancien vice-président ayant remplacé Gonzalo Sanchez de Lozada, contraint de fuir la Bolivie suite aux soulèvements populaires].

Le message présidentiel du 4 janvier 2004, annonçant de nouveaux sacrifices et de nouveaux fardeaux économiques que le peuple devra supporter, a suscité colère et malaise dans les secteurs populaires. Ceux-ci sont en train de conclure que la trêve qu'ils ont accordée au nouveau président, il y a deux mois, n'a servi ni à lui faire abandonner le néolibéralisme, ni à le convaincre de re-nationaliser le gaz et le pétrole [voir sur ce site articles sur le thème de la réappropriation sociale du gaz et du pétrole aux mains de sociétés américaines et espagnoles, rubrique Dossier].

Selon le dirigeant de la Centrale ouvrière bolivienne (COB), le mineur Jaime Solares, l'un des principaux leaders de la révolte sociale d'octobre 2003: "Durant ce laps de temps, Mesa n'a tiré aucun enseignement de ce qui s'est passé en octobre. Mesa continue à soutenir le modèle économique qui a appauvri la Bolivie et crée des niveaux élevés de corruption."

"Le peuple s'est battu pour l'abrogation de la Loi sur les hydrocarbures, du Décret 21060 (qui favorise le libre marché) et de la Loi sur les retraites, mais Mesa s'acharne à les maintenir", a-t-il ajouté, lorsqu'il a convoqué les différents secteurs syndicaux pour qu'ils s'organisent en vue des futures luttes pour leurs revendications sociales.

"Nous, les travailleurs, nous devons rester en alerte, et organiser une protestation sociale contre un gouvernement qui ne fait que se lamenter sur ce qui se passe dans le pays", dit encore Jaime Solares, en commentant le contenu du message présidentiel.

Dans ce message, il est question d'imposer de nouveaux sacrifices au peuple, de continuer la lutte frontale contre la culture de la coca [la coca, plante traditionnelle de la région andine, permet aux paysans de diverses régions - des Yungas pas très éloignée de La Paz, et du Chapare près de Cochamba - d'obtenir des revenus minimaux pour survivre; son arrachage et la destruction des cultures, sans remplacement fiable au plan des gains, aboutissent à l'élimination de secteurs entiers de paysans, déracinés, et qui grossissent les rangs des habitants très paupérisés des zones périurbaines, voir l'article sur notre site "La coca et la souveraineté nationale, 8.11.2003]. En outre, est mis en avant un accord de libre commerce avec les Etats-Unis. Toutes ces politiques sont considérées comme contraires aux exigences populaires.

On trouve le même ton critique chez un autre des leaders de l'insurrection populaire d'octobre, le dirigeant de la Centrale ouvrière de El Alto [ville entre 600'000 et 800'000 habitants, sur les hauts plateaux qui surplombent La Paz], Roberto de la Cruz. Ce dernier a affirmé que le message du chef de l'Etat était démagogique, puisqu'il n'a pas abordé les thèmes vitaux comme l'abrogation de la Loi sur les hydrocarbures et autres: "Les mobilisations d'octobre visaient à changer le modèle économique et à abroger la Loi sur les hydrocarbures, et non pas à la modifier. Malheureusement, la politique de Carlos Mesa-Gisbert est dans la continuité de celle de Sanchez de Lozada", dit-il. Roberto de la Cruz a expliqué que dans les heures à venir il convoquerait une réunion élargie des dirigeants pour évaluer la situation politique et sociale du pays et adopter des mesures contre le gouvernement.

Des réactions similaires se sont produites dans les autres organisations sociales et syndicales. A Potosi [ville historique des mines d'argent et d'étain, aujourd'hui en déclin total], le dirigeant paysan Teodoro Mamani [de la direction de la Federación Sindical Unica de Trabajadores Campesinos de Potosí] a critiqué la proposition de Mesa de convoquer en mars un référendum pour décider si oui ou non on va exporter le gaz en tant que matière première. "Il n'est plus besoin d'organiser un référendum, car le peuple s'est déjà exprimé là-dessus en octobre, lorsqu'il a demandé que la propriété du gaz revienne aux Boliviens et non pas aux transnationales."

Le dirigeant paysan ajouta que le message était un signe d'arrogance de la part du président. Le représentant ouvrier de la même région, Freddy Gutierrez, dirigeant de la Centrale ouvrière de Potosi, a un discours analogue: "Le message présidentiel a permis de démasquer Carlos Mesa et de démontrer qu'il ne fait qu'obéir aux ordres du Fonds monétaire international (FMI)."

À Cochabamba, au centre du pays, le dirigeant de la Coordination pour la défense du gaz, Oscar Olivera, a estimé que Mesa ne donne pas de signe de vouloir changer la politique économique: "Ce message n'est pas destiné à résoudre les problèmes politiques et économiques."

À La Paz, le dirigeant des enseignants travaillant dans les villes, José Luis Alvarez, a estimé que le message présidentiel était démagogique puisqu'il continue à demander des sacrifices au peuple au profit des transnationales. "En Bolivie, c'est l'ambassadeur nord-américain qui gouverne, nous n'avons pas de gouvernement souverain capable de s'atteler à nos problèmes. Mesa a poursuivi la politique et les messages des présidents précédents dans la mesure où il continue à exiger des sacrifices aux travailleurs afin que les transnationales puissent s'enrichir aux dépens de notre misère. Carlos Mesa n'a pas tout à fait tort lorsqu'il dit que l'Etat capitaliste s'est écoulé. En effet, si nous ne changeons pas la politique néolibérale, nous allons avoir faim." Avant d'expliquer que la solution à la crise budgétaire et fiscale dont souffre la Bolivie ne passe pas par une augmentation des sacrifices demandés au peuple [un impôt dit indirect sur le salaire qui s'ajoute aux autres impôts type TVA] mais plutôt par l'expropriation des entreprises transnationales implantées dans le pays.

Depuis la campagne, le chef de la Confédération syndicale unique des travailleurs paysans de Bolivie (CSUTCB), le "mallku" Felipe Quispe, dirigeant aymara, a annoncé des mobilisations à partir du 20 janvier 2004 si Mesa ne répondait pas aux revendications sectorielles. "Le Président exige des sacrifices aux travailleurs, à l'exclusion des grands entrepreneurs et aux surintendants qui gagnent parfois davantage que le Président lui-même. [...] Il devra apporter des solutions aux 72 points soulevés par la CSUTCB, sinon il y aura plusieurs mobilisations."

Parmi les cultivateurs de coca (cocaleros), la réaction ne s'est pas non plus fait attendre. À La Paz, le député représentant les cocaleros et dirigeant du Mouvement vers le Socialisme (MAS), Evo Morales, a affirmé que le président Mesa réfléchissait de manière similaire à Sanchez de Lozada. "En ce qui concerne la culture de la coca, il continue à dire les mêmes choses que Sanchez de Lozada, et il se trompe totalement [...] Nous avons pu constater que le gouvernement n'a ni la personnalité ni la dignité requises pour agir contre ce que dicte l'ambassade des Etats-Unis", a-t-il ajouté. Il nota que Mesa ne montrait aucun intérêt à changer le modèle économique.

La distance qui se creuse entre les cultivateurs de coca et le gouvernement apparaît avec de plus en plus d'évidence, mais cela n'est pas le cas en ce qui concerne le MAS. Dans la délégation parlementaire, ils assuraient que le MAS ne s'opposait pas à Mesa. "Nous nous opposons au modèle néolibéral, mais pas au gouvernement de Mesa. Nous ne sommes pas les ennemis de Mesa." (La Paz, 5 janvier 2004)

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