Irak-Etats-Unis

Israël et la «lutte contre le terrorisme»
Arik est tombé dans le piège: tête baissée, nous l'y suivons....

par Robert Fisk*

Vous me demandez qui est le scénariste de la guerre contre le terrorisme ? Très simple: c'est Oussama Ben Laden !

Il fut un temps où Bali [l'attentat contre la discothèque] aurait été l'événement de l'année, l'acte le plus cruel de l'année, le genre d'événement à vous remémorer avec effroi, au mois de décembre, comme le plus terrible des crimes commis au cours de l'année. Mais voilà. Bali ne fut que l'événement du mois. Et bientôt, peut-être, les attentats de Karachi, de Bali et de Monbasa [attentat contre l'hôtel de cette ville touristique du Kenya], seront les événements remarquables, mais seulement à l'échelle de la semaine écoulée.

Vous constatez comment nous nous sommes accoutumés à la mort à grande échelle ? Cette semaine, quel sera le cauchemar qui fera la une des journaux ? Combien d'innocents auront-ils été tués au moment où vous ouvrirez l'Independent on Sunday, la semaine prochaine ?

Mais la tuerie de la semaine dernière, au Kenya, et la tentative d'abattre un avion de ligne israélien [tir au Kenya de roquettes contre un avion charter israélien], sont des événements beaucoup plus importants que la plupart des gens ne le pensent.

En effet, en plaçant Israël dans l'úil du cyclone - en faisant qu'Israël devienne un partenaire de la «croisade antiterroriste» de Bush, Al-Qa'ida a acquis la conviction que le monde arabo-musulman va désormais accorder sa sympathie, réelle, même si elle est peu visible, à Oussama Ben Laden.

ien que la plupart des Arabes aient été horrifiés par les crimes contre l'humanité commis le 11 septembre 2001, peu d'entre eux feront une objection contre un attentat visant des Israéliens, aussi cruel soit-il. Et cela, tant que l'assassinat en règle des Palestiniens par Israël se poursuivra. S'il s'avère qu'Al-Qa'ida s'en prend désormais à Israël, les Arabes soutiendront Al-Qa'ida.

Il était plus que prévisible qu'Ariel Sharon tombe dans le piège d'Al-Qa'ida. Il a juré qu'il se «vengerait». Ainsi, toute frappe contre Al-Qa'ida - qu'elle soit lancée par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne ou l'Australie... - sera ressentie comme une riposte israélienne. Désormais, l'Amérique, la Grande-Bretagne et Israël sont du même côté de la barricade.

A court terme - à court terme, seulement - dans sa tentative risquée d'établir un lien entre Yasser Arafat et M. Ben Laden, Ariel Sharon pourrait bien avoir marqué quelque point.

Enfin, la guerre d'Israël contre le «terrorisme» palestinien peut être mise sur le même pied que sa nouvelle guerre contre Al-Qa'ida. Les porte-parole épouvantables d'Ariel Sharon n'auront plus, dès lors, à se battre pour tenter de justifier la brutalité de leur armée contre les Palestiniens. Israël mène, c'est désormais connu, le même combat «du bien contre le mal», celui que nous a préparé le président Bush, voici un peu plus d' un an...

Mais pour les Israéliens, dans toute cette affaire, il y a un gros hic. En répliquant à l'attaque funeste d'Al-Qa'ida contre ses ressortissants, Israël s'en prend à un adversaire gigantesque et très puissant. En effet, les hommes de M. Ben Laden n'ont rien à voir avec ces kamikazes suicidaires que les Palestiniens produisent dans leurs camps de réfugiés délabrés. Les hommes de la légion de M. Ben Laden, entraînés en Afghanistan, ne sortent pas de cette situation de délaissement de la bande Gaza, ni des concentrations de population sous occupation de la Cisjordanie. Ils sont impitoyables, hautement motivés, intelligents - pour une fois, William Safire [un chroniqueur conservateur du International Herald Tribune] a eu les mots qui convenaient en les qualifiant, récemment, de «guerriers rusés» - et ils pourraient bien donner du fil à retordre, précisément, aux hommes d'Israël à l'intelligence plus que discutable.

L'armée dépenaillée d'Israël peut tuer sans problème des enfants qui lancent des cailloux... Al-Qa'ida, comme adversaire, c'est tout à fait autre chose. Et si M. Sharon veut se mesurer à M. Ben Laden, il peut avoir la certitude qu'il commence une guerre avec son ennemi le plus dangereux en cinquante-quatre ans. Il ferait bien mieux de laisser les Américains pourchasser Al-Qa'ida - d'ailleurs, ces derniers ne donnent pas l'impression de connaître tant de succès que ça - que de lancer Israël dans ce genre de bataille.

Désormais, cependant, MM. Bush et Blair n'auront plus qu'à regarder - en se taisant - M. Sharon amener les Palestiniens sous occupation à encore un degré supplémentaire de soumission.

Israël est désormais engagé dans «notre guerre», de «notre côté», et quoi qu'il fasse, il aura dorénavant l'imprimatur de la «guerre contre le terrorisme». Israël est désormais du côté des bons. Et s'il assassine neuf enfants parce que son aviation aura voulu assassiner un dirigeant du Hamas, la Maison Blanche ne pourra même plus lui reprocher d'avoir «eu la main un peu trop lourde...» ( Au passage, il est très instructif de noter que tandis que la tuerie d'enfants, à Gaza, était un peu trop «appuyée», d'après le porte-parole de M. Bush, Ari Fleischer, l'opération qui a abouti récemment à tuer douze soldats et policiers israéliens fut qualifiée - par le même gentleman Fleischer - de «crime haineux».)

Mais occupons-nous de notre côté de la barricade, pour l'heure. Quelqu'un a-t-il remarqué que quelque chose clochait, dans le dernier épisode en date de la «guerre contre le terrorisme» ?

L'un quelconque des poussins de balbuzard [oiseau rapace diurne] de l'administration américaine ou de Downing Street [gouvernement britannique] s'est-il seulement aperçu qu'il a perdu la main ? Y a-t-il eu un seul pékin pour remarquer que c'est M. Ben Laden, qui écrit le scénario de ce film de guerre ? Al-Qa'ida attaque New York: nous attaquons l'Afghanistan... Al-Qa'ida attaque à Bali: le gouvernement australien réaffirme son soutien aux Etats-Unis... Al-Qa'ida menace l'Amérique: nous assassinons quatre de ses membres au Yémen [liquidation avec un avion sans-pilote, Predator, de dirigeants supposés d'Al-Qa'ida]...

Et nos gouvernements - jusqu'au gouvernement irlandais, la semaine dernière ! - répondent non pas en nous protégeant, non pas en s'unissant afin de former un nouveau système, fiable, de justice internationale... Non: ils répliquent en multipliant les lois qui réduisent nos droits et notre liberté. Nous sommes attaqués par Al-Qa'ida: mettons sur écoute les téléphones et les messageries électroniques de nos citoyens innocents ! Importunons tous les musulmans qui osent encore utiliser nos aéroports ! Espionnons notre propre peuple !

Comme M. Ben Laden - qui n'a pourtant guère le sens de l'humour, je puis personnellement en attester [Fisk a été l'un des premiers journaliste à s'entretenir avec Ben Laden] - doit bien rire!

Désormais, les Américains doivent vivre avec le Department of Homeland Security [Département de la sécurité intérieure, qui aura un budget de dizaine de milliards de dollars]. Les racines allemandes de cet intitulé - Homeland, cela se disait Heimat, sous le Troisième Reich - sont aujourd'hui oubliées! C'est peut-être tant mieux. Mais d'ores et déjà, les gens qui vont visiter les Etats-Unis se font repérer, dans les aéroports, en raison de la couleur de leur peau, de leur religion, voire de leur profession...

En voici juste un petit exemple. J'ai terminé, récemment, une nouvelle tournée de conférences dans des universités américaines. Les Américains sont un grand peuple ; ce sont des gens brillants. Ils veulent savoir la vérité au sujet du Moyen-Orient. Et leur motivation n'est pas la conscience acérée qu'ils ont acquise que leurs journaux et leurs télévisions leur mentent - délibérément et quotidiennement - lorsqu'ils traitent des problèmes de cette région du monde. Je donne mes conférences gratuitement. The Independent et Independent on Sunday ont des milliers de lecteurs aux Etats-Unis. Donc, nous autres, journalistes, avons le devoir d'aller leur parler. Mais, durant mon dernier voyage, j'ai bien dû subir au moins 20 vérifications de sécurité «aléatoires», au moment de mes divers embarquements [voyage en avion au sein des Etats-Unis]. Chaque fois que je prends un avion américain: le discret petit numéro de code placé sur ma carte d'embarquement fait réagir le système. Mes bagages à main sont tellement fouillés qu'ils en ressortent dans un désordre indescriptible...

Remarquez bien, je m'en fous... Les employés de sécurité sont polis, sous-payés et bien souvent très sympathiques. J'en ai même persuadé un de venir à ma conférence à Manhattan. Toutefois, ma provenance, Beyrouth [Fisk est basé à Beyrouth, depuis des années], ou le nombre de visas de pays parias, apposés dans mon passeport, ou peut-être le simple fait que je sois journaliste, m'ont fait figurer sur la liste des services américains.

Le code de «sécurité» figurant sur une carte d'embarquement est en fait assez facile à déchiffrer. Si un candide comme moi peut le faire, alors les «méchants garçons» le peuvent très certainement. Mais le problème, c'est que, là encore, un citoyen parfaitement respectueux des lois doit payer le prix à la place de M. Ben Laden.

Alors, laissez-moi vous livrer quelques réflexions personnelles. Pourquoi faut-il donc que nous laissions Al-Qa'ida écrire le scénario du film ? Pourquoi ne mettons-nous pas en place la machinerie d'une loi internationale effective ? Pourquoi ne parlons-nous pas plutôt de «justice» que de revanche ? Pourquoi n'avons-nous pas de véritables tribunaux internationaux, afin que ceux qui veulent nous tuer puissent «s'éclater» devant un jury ? Je ne veux pas que les équipes de tueurs de M. Bush pulvérisent des membres d'Al-Qaida au Yémen. Je veux les voir jugés, équitablement, dans le cadre d'un procès dans les règles de l'art.

ien entendu, les Américains vont tiquer et geindre. Ils vont objecter que des Américains risqueraient d'être jugés à des fins politiques, que des troupes américaines pourraient même être passibles de jugements pour crimes de guerre. Etant donné leur comportement en Afghanistan, je comprends très bien leur inquiétude. Mais je comprends très bien aussi pourquoi M. Sharon aurait toutes les raisons de craindre de finir, lui aussi, devant un tribunal afin d'y répondre d'accusations de crimes de guerre. Et cela en raison de son active participation aux massacres perpétrés contre des Palestiniens à Sabra et Chatila, en 1982.

Je ne sais pas si M. Sharon est coupable. Mais je maintiens qu'il mérite d'être jugé équitablement. Non. Je n'assimile pas M. Sharon à Al-Qa'ida, pas plus que je ne confonds les innocents avec les coupables. Mais il est grand temps d'écrire nous-mêmes le script de ce terrible conflit. Il est grand temps d'arrêter de piétiner nos propres libertés. Il est plus que temps de parler de loi, d'équité et de justice. Pas seulement pour les criminels. Pour l'ensemble du Moyen-Orient. Et pour tout le monde, au Moyen-Orient.  

* Publié dans The Independent (Grande Bretagne) 1. 12.2002

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