Irak-Etats-Unis

La guerre secrète contre l'Irak
par John Pilger

L'attaque des Etats-Unis et du Royaume-Uni contre l'Irak a déjà commencé. Pendant que le gouvernement Blair continue de prétendre au Parlement que' "aucune décision finale n'a encore été prise", les chasseurs-bombardiers de la Royal Air Force (RAF) et ceux des Etats-Unis ont dans le plus grand secret changé de tactique et amplifié leurs "patrouilles" au-dessus de l'Irak. C'est devenu un véritable assaut généralisé contre des cibles qui sont aussi bien civiles que militaires.

Le bombardement de l'Irak par les Etats-Unis et le Royaume-Uni a augmenté de 300%. Selon le Ministère de la Défense de Londres dans ses réponses aux questions posées par des membres du Parlement, la RAF a lâché entre mars et novembre plus de 124 tonnes de bombes sur l'Irak. Entre août et décembre 2002, il y a eu 62 attaques par des avions F-16 des Etats-Unis et des Tornados de la RAF, soit en moyenne un raid de bombardement tous les deux jours. Officiellement, ces raids sont présentés comme prenant pour cibles les "défenses aériennes" de l'Irak, mais beaucoup d'entre eux se sont abattus principalement  sur des endroits habités où des morts civils sont inévitables. Selon la Charte des Nations Unies, selon les coutumes de la guerre et selon le Droit international, de telles attaques équivalent à des actes de piraterie: ils ne sont pas différents en principe des bombardements opérés par la Luftwaffe allemande sur l'Espagne dans les années 1930 comme préparation à son invasion de l'Europe.

Ces bombardements sont une "guerre secrète" dont les médias parlent rarement. Depuis 1991, et spécialement durant les quatre dernières années, ils n'ont pourtant pas cessé et ils sont considérés comme la campagne anglo-américaine de bombardements la plus longue depuis la Deuxième Guerre mondiale.

Les gouvernements des Etats-Unis et du Royaume-Uni les justifient en disant avoir un mandat des Nations Unies pour surveiller les zones dites d'exclusion aérienne qu'ils avaient promulguées à la suite de la guerre du Golfe. Ils disent que ces "zones" qui leur donnent le contrôle de la plus grande partie de l'espace aérien irakien, sont légales et approuvées par la Résolution 688 du Conseil de sécurité de l'ONU.

Cela est faux. Aucune résolution des Nations Unies ne fait référence à aucune zone d'exclusion aérienne. Pour en être sûr, j'ai posé la question au Dr Boutros Boutros-Ghali, qui était Secrétaire général de l'ONU en 1992 quand la résolution 688 a été votée. "La question des zones d'exclusion aérienne n'a pas été soulevée et n'a donc pas été débattue: pas un mot," m'a-t-il répondu. "Elles ne fournissent aucune légitimation à des pays qui envoient leurs avions attaquer l'Irak."

En 1999, Tony Blair avait prétendu que les zones d'exclusion aérienne permettaient aux Etats-Unis et au Royaume-Uni de réaliser une "tâche humanitaire vitale" pour protéger les Kurdes dans le Nord de l'Irak et les Arabes de l'ethnie dite "des marais" dans le Sud. En fait, les avions US et de la RAF fournissent véritablement une couverture aux invasions répétées du Nord kurde de l'Irak par la Turquie voisine.

La Turquie est décisive pour l'"ordre mondial" des Etats-Unis. La Turquie surveille les champs pétroliers du Moyen Orient et de l'Asie centrale. Elle est membre de l'OTAN et reçoit pour des milliards de dollars d'armes et d'équipements militaires des Etats-Unis. C'est en Turquie que les bombardiers britanniques et des Etats-Unis sont basés.

Une insurrection de la population kurde de Turquie, qui a lieu depuis de nombreuses années, est considérée par Washington comme une menace pour la "stabilité" de la "démocratie" en Turquie, "démocratie" qui n'est que le paravent des généraux turcs qui comptent parmi les pires violeurs des Droits humains au monde. Ce sont des centaines de milliers de Kurdes de Turquie qui ont été déplacés et on estime à 30'000 ceux qui ont été tués. La Turquie, à la différence de l'Irak, est "notre ami".

En 1995 et 1997, pas moins de 50'000 soldats turcs, appuyés par des chars et de l'aviation, ont occupé ce que l'Occident appelle les "zones de sécurité pour les Kurdes". Ils ont terrorisé les villages kurdes et massacré des civils. En décembre 2000, ils étaient de retour, commettant les atrocités que les militaires turcs commettent impunément contre leur propre population kurde. Parce qu'il s'est joint à la coalition des Etats-Unis contre l'Irak, le régime turc va recevoir la récompense d'un pot de vin de 6 milliards de dollars.

Ces invasions turques sont rarement rapportées dans les médias ici en Grande-Bretagne. La collusion du gouvernement Blair est si grande que dans le dos du Parlement et du public britanniques qui n'en savent quasiment rien, la RAF et l'aviation des Etats-Unis ont de temps en temps suspendu délibérément leurs patrouilles "humanitaires" afin de permettre aux Turcs de continuer à tuer des Kurdes en Irak.

En mars 2001, des pilotes de la RAF qui patrouillent la "zone d'exclusion aérienne" ont protesté pour la première fois publiquement contre leur complicité forcée avec l'offensive turque. Les pilotes se sont plaint qu'ils recevaient fréquemment l'ordre de rentrer à leur base en Turquie afin de permettre à l'aviation turque de bombarder les populations mêmes qu'ils sont censés "protéger".

Tout en refusant d'être cités, les pilotes de la RAF ont raconté au Dr Eric Herring, professeur de sciences politiques à l'Université de Bristol et spécialiste des sanctions contre l'Irak, que chaque fois que les Turcs veulent attaquer les Kurdes en Irak, les patrouilles de la RAF sont rappelées à leur base et les équipes au sol reçoivent l'ordre d'éteindre leurs radars afin que les cibles des Turcs ne soient pas visibles. Un pilote britannique a raconté avoir vu, en reprenant sa patrouille, la dévastation causée dans des villages kurdes par ces attaques.

Les pilotes américains, qui volent en tandem avec les Britanniques, reçoivent également l'ordre de faire demi-tour et de retourner en Turquie afin de laisser le champ libre aux Turcs pour dévaster les "zones de sécurité pour les Kurdes".

Le Washington Post a rapporté les paroles d'un pilote: "Vous pouviez voir décoller vers l'Irak des F-14 et des F-16 turcs chargés à craquer de munitions et rentrer à la base une demi-heure plus tard en les ayant tirées toutes." Quand les pilotes américains survolaient à nouveau l'Irak, raconte-t-il, ils pouvaient apercevoir "des villages en flammes, beaucoup de fumée et de feu." Les Turcs ne font rien d'autre que ce que font les avions des Etats-Unis et du Royaume-Uni en guise d'intervention humanitaire. Les dimensions du bombardement anglo-américain sont véritablement renversantes et le Royaume-Uni en prend une très petite part. Durant les 18 mois qui se sont écoulés jusqu'en janvier 1999, quand j'ai pu pour la dernière fois vérifier les chiffres officiels de l'administration des Etats-Unis, l'aviation des Etats-Unis a réalisé 36'000 sorties au-dessus de l'Irak, dont 24'000 missions dites de combat.

Le terme de "combat" est hautement trompeur. L'Irak ne possède quasiment pas de forces aériennes ni de défenses antiaériennes modernes. Par conséquent le terme de "combat" veut dire lâcher des bombes ou tirer des missiles contre une infrastructure dévastée par un embargo qui dure depuis 12 ans.

Le Wall Street Journal, qui est la voix authentique des milieux dirigeants des Etats-Unis, a décrit cela de manière très éloquente en écrivant que les Etats-Unis affrontaient en Irak un "véritable dilemme". Depuis huit ans que sont en vigueur les zones d'exclusion aérienne sur le Nord de l'Irak (ainsi que sur le Sud), il reste très peu de cibles potentielles. "Nous en sommes à la dernière bicoque", protestait un responsable de l'administration des Etats-Unis.

J'ai vu les résultats de ces attaques. Il y a trois ans quand j'étais parti en voiture de la ville de Mossoul au Nord de l'Irak, j'avais vu les restes d'un camion-citerne agricole qui transportait de l'eau. Il était criblé d'obus et gisait au milieu des éclats d'un missile. A côté de lui, une chaussure et les squelettes d'environ 150 moutons. Là, une famille de six personnes, un berger avec son père et sa femme et quatre enfants avaient été pulvérisés. L'endroit était totalement dégagé, sans arbres, un vrai paysage lunaire. Le berger, sa famille et son troupeau avaient dû être clairement visibles depuis les avions.

Le frère du berger, Hussein Jarsis, accepta de me rencontrer dans le cimetière où sa famille est enterrée. Il est arrivé dans une vieille Toyota avec la veuve courbée par la douleur et le visage voilé. Elle tenait la main du dernier enfant survivant et ils étaient assis à côté des monticules de terre qui sont les tombes des quatre enfants.

"Je veux voir le pilote qui a tué mes enfants", nous cria-t-elle. Le frère du berger me raconta: "J'ai entendu des explosions et quand j'ai accouru vers mon frère et sa famille, les avions tournaient au-dessus d'eux. Je n'avais pas atteint la route quand a eu lieu le quatrième bombardement . Les deux derniers missiles les ont touchés. Je n'arrivais pas à comprendre ce qui se passait. Le camion brûlait. C'était un grand camion mais il a été réduit en morceaux. Il n'est resté que les pneus et la plaque d'immatriculation. Nous avons vu trois cadavres, mais le reste n'était que des morceaux de corps. Quand le dernier missile a touché, j'ai vu les moutons être pulvérisés."

On ne savait pas si c'étaient des avions des Etats-Unis ou britanniques qui avaient fait cela. Quand les détails de l'attaque ont été présentés au Ministère de la Défense à Londres pour avoir une explication, un responsable déclara: "Nous nous réservons le droit de réagir de manière robuste quand nous sommes menacés." L'attaque était significative car elle a été examinée et vérifiée par celui qui était alors le principal responsable des Nations Unies en Irak, Hans von Sponeck. Il s'est déplacé spécialement à l'endroit depuis Bagdad. Il a pu confirmer que rien dans les alentours ne ressemblait à une installation militaire.

Hans von Sponeck a réuni les résultats de son enquête dans un document confidentiel interne intitulé "Frappes aériennes en Irak" préparé par la Section de Sécurité de l'ONU (UNOHCI). Il a confirmé également des douzaines d'attaques similaires dont les preuves ont été réunies: des attaques de villages, un port de pêcheurs, près d'un dépôt d'aliments des Nations Unies. Les attaques étaient si fréquentes et si régulières que von Sponeck donna l'ordre de suspendre les convois de nourriture des Nations Unies chaque après-midi.

Ce faisant, von Sponeck, qui était un fonctionnaire des Nations Unies de haut rang avec derrière lui une carrière distinguée dans le monde entier, s'est fait des ennemis puissants à Washington et à Londres. Les Etats-Unis exigèrent sa mise à pied par Kofi Annan, le Secrétaire général des Nations Unies, et furent tout surpris quand Kofi Annan soutint son représentant en Irak. Mais après quelques mois, von Sponeck devait conclure qu'il ne pouvait plus diriger un programme humanitaire en Irak qui était menacé tant par les bombardements illégaux que par une politique délibérée de la part des Etats-Unis visant à bloquer les secours humanitaires.

Von Sponeck démissionna en protestation comme l'avait fait son prédécesseur, Denis Halliday, un vice-secrétaire de l'ONU qui avait qualifié l'embargo dirigé par les Etats-Unis et le Royaume-Uni de "génocidaire". Il est désormais clair, comme le montrent les documents officiels, que les Etats-Unis préparent un possible massacre en Irak.

Le document du Pentagone intitulé "Doctrine pour des opérations urbaines combinées" affirme que si Bagdad ne tombe pas rapidement, elle devra être la cible d'un "feu écrasant". Le document cite comme "leçon" la résistance de Stalingrad durant la Deuxième Guerre mondiale. Il sera certainement fait usage de bombes à fragmentation, de bombes à pénétration profonde pour bunkers et d'uranium appauvri. L'uranium appauvri est une arme de destruction massive. Utilisé pour revêtir des missiles et des obus de chars, sa force explosive disperse des radiations sur une grande surface, tout particulièrement dans la poussière du désert.

Le professeur Doug Rokke est le physicien de l'armée des Etats-Unis chargé de l'élimination des résidus d'uranium appauvri au Koweït. Il m'avait déclaré: "Je suis comme la plupart des habitants du Sud de l'Irak. J'ai dans mon corps 5000 fois la dose recommandée de radiations. Ce à quoi nous assistons aujourd'hui, les problèmes respiratoires, les problèmes rénaux, les cancers, en sont le résultat direct. La controverse pour savoir si c'est ou non la cause de ces problèmes est une pure fabrication. Ma propre mauvaise santé en témoigne."

L'arme de destruction massive la plus dévastatrice a brièvement été évoquée par les médias la semaine passée quand l'UNICEF, le fonds des Nations Unies pour les enfants, a publié son rapport annuel sur l'Etat des enfants du monde.

Le coût humain de l'embargo imposé à l'Irak par les Etats-Unis est exprimé en statistiques qui se passent de commentaires. Le rapport déclare que "Le taux de mortalité infantile de l'Irak a triplé depuis 1990 jusqu'à atteindre les niveaux observés dans certains des pays les moins développés du monde."

Pour l'UNICEF, "la régression de l'Irak durant la dernière décennie est de loin la plus sévère observée dans les 193 pays étudiés." Selon l'UNICEF, un quart des nouveaux nés irakiens sont en déficit de poids et plus d'un cinquième sont ralentis dans leur croissance par la malnutrition.

Selon les normes de l'embargo, les Irakiens ont droit à moins de 100 Livres-sterling par personne pour vivre durant toute l'année. A ce jour, le coût des bombardements "secrets" et illégaux opérés par le Royaume-Uni sur l'Irak s'élève à un milliard de Livres-sterling.

*John Pilger est une journaliste qui a reçu un grand nombre de prix internationaux pour ses enquêtes et reportages. Cet article a été publié dans le quotidien anglais The Mirror, 19 décembre 2002.


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