Irak-Etats-Unis


Fausse information sur l'Irak

Edward SaÔd*

L'avalanche de rapports, de fuites et de fausses informations ý propos de la guerre imminente des Etats-Unis contre Saddam Hussein continue sans rel’che.

Il est toutefois impossible d'Ètablir un distinguo entre ce qui relËve d'une guerre psychologique particuliËrement bien orchestrÈe contre l'Irak et ce qui relËve d'un cafouillage public d'un gouvernement amÈricain indÈcis quant au rythme des pas en avant ý accomplir. [...]

Mais il y a trËs peu de doute sur le fait que le monde entier se sent concernÈ, voire trËs anxieux, ý l'idÈe du dÈsordre catastrophique que provoquera une nouvelle campagne aÈrienne du type de celle d'Afghanistan contre le peuple d'Irak. [...]

S'ajoutent actuellement une masse d'article sur l'Irak d'aprËs Saddam. Je mentionnerai en particulier l'effort manifeste et continu d'un Irakien en exil, Kanam Makiya, qui essaie depuis longtemps de se positionner comme le thÈoricien de ce qu'il nomme une nation ´non arabeª, dÈcentralisÈe et post-Baas [parti au pouvoir en Irak].

Toute personne qui s'intÈresse un tant soit peu ý l'histoire complexe de ce pays, autrefois riche et florissant, comprend que le rÈgime baassiste a provoquÈ un dÈsastre, malgrÈ son programme initial de dÈveloppement et de construction. Il est donc difficile de reprocher ý quiconque d'imaginer ce que serait l'Irak si les AmÈricains ou l'opposition interne renversaient Saddam.

Makiya, pour sa part, s'y emploie avec constance, ý la fois dans les mÈdias Èlectroniques et dans les revues de prestige o˜ on lui fournit un support pour diffuser ses idÈes.

Ce qui paraÓt en revanche moins clair, par contre, c'est qui est Makiya et d'o˜ il vient. Je pense qu'il est important de le savoir. Et cela pour juger de la valeur de sa contribution et pour saisir avec plus de prÈcision le caractËre spÈcifique de ses idÈes et rÈflexions.

Un peu de biographie

Makiya est prÈsentÈ en gÈnÈral comme ayant un rapport avec les recherches menÈes ý Havard et comme enseignant ý l'universitÈ de Brandeis (deux universitÈs de Boston). Lorsque je l'ai rencontrÈ, au dÈbut des annÈes 1970, il Ètait membre du Front dÈmocratique populaire pour la libÈration de la Palestine [FDLP, ý ne pas confondre avec le FPLP]. Pour autant que je m'en souvienne, il Ètait Ètudiant en architecture au MIT. Il ne disait pratiquement rien quand il m'arrivait de le rencontrer. Puis il a disparu, ou, plus prÈcisÈment, disparu de ma vue.

Il a refait surface en 1990 sous le nom de Samir Khalil, auteur d'un livre trËs vantÈ, La RÈpublique de la Peur (The Republic of Fear), dÈcrivant le pouvoir de Saddam de faÁon Èpouvantable et dramatique.

Cet instrument de propagande pour la guerre du Golfe [de 1990-1991] aurait ÈtÈ Ècrit, ý en croire un entretien complaisant paru dans le New Yorker Magazine [hebdomadaire branchÈ de New York], pendant les congÈs de Makiya alors qu'il Ètait employÈ par le cabinet d'architecture de son pËre, en Irak mÍme. Il admet mÍme dans l'entretien qu'en un sens Saddam a financÈ indirectement la rÈdaction du livre, bien que personne ne l'ait accusÈ de collaborer avec un rÈgime qu'il abhorre si visiblement.

Son livre suivant, Silence et CruautÈ (Silence and Cruelty), s'en est pris aux intellectuels arabes. Makiya les accuse de manque de moralitÈ et d'opportunisme pour avoir fait l'Èloge de diffÈrents rÈgimes arabes ou pour s'Ítre tus face aux exactions commises par ces diffÈrents gouvernements ý l'encontre de leurs propres peuples. Il se tait, bien sšr, sur son propre silence et sa propre complicitÈ quant aux bÈnÈfices qu'il a lui-mÍme retirÈs de la gÈnÈrositÈ du rÈgime irakien, bien que, d'Èvidence, il fšt libre de travailler pour qui lui plaisait.

Il affirmait toutefois les pires choses sur Mahmoud Darwish [Ècrivain palestinien] et moi-mÍme. Nous aurions ÈtÈ des strics nationalistes. Il affirmait que nous soutenions l'extrÈmisme. Et, dans le cas de Darwish, ce dernier aurait Ècrit une ode ý Saddam. Presque tout ce que contient ce livre de Makiya est ý mon sens rÈvoltant, parce que fondÈ sur des insinuations l’ches et des interprÈtations erronÈes. Mais ce livre a bien Èvidemment obtenu un certain succËs, car il confortait la conception occidentale selon laquelle les Arabes sont d'inf’mes et mesquins conformistes. Cela n'avait, semble-t-il, aucune importance que Makiya ait lui-mÍme travaillÈ pour Saddam, ou qu'il n'ait pas critiquÈ les rÈgimes arabes avant d'avoir publiÈ The Republic of Fear, autrement dit avant d'avoir quittÈ l'Irak et l'emploi qu'il avait dans ce pays.

On l'encensa ici et lý aux Etats-Unis pour son courage d'homme d'honneur, ayant dÈfiÈ la pratique d'autocensure des intellectuels arabes. Ceux qui chantaient ses louanges ignoraient d'ailleurs complËtement que Makiya lui-mÍme n'avait rien publiÈ dans un pays arabe. Le peu qu'il avait produit avait ÈtÈ Ècrit sous pseudonyme, dans le confort d'une vie sans risque en Occident.

Le retour de Makiya

AprËs ces deux ouvrages et un ou deux articles appelant le gouvernement amÈricain ý occuper Bagdad pendant la premiËre guerre du Golfe, on n'a plus entendu parler de Makiya. Puis, en 2001, il a signÈ une sorte de roman illisible visant ý prouver que le DÙme du Rocher serait l'úuvre d'un juif. Son Èditeur me l'ayant envoyÈ, je l'ai feuilletÈ avant sa parution, horrifiÈ qu'il soit si mal Ècrit et que l'auteur n'ait pu s'empÍcher d'Ètaler ses lectures, en truffant le texte de notes en bas de page ñ ce qui est inhabituel pour une fiction. Heureusement, ce livre connu une mort rapide, et Makiya retomba dans le silence.

Et cela jusqu'au dÈmarrage de la campagne inspirÈe par le gouvernement amÈricain contre l'Irak. Makiya n'avait rien eu ý dire sur le terrorisme, sur le 11 septembre ou sur la guerre en Afghanistan.

Il est vrai qu'il a commentÈ pour un journal bihebdomadaire populaire amÈricain le supposÈ manuel de terrorisme islamique de Mohamed Atta [accusÈ d'avoir prÈparÈ l'attentat du 11 septembre]. Mais c'Ètait lÈger ñ mÍme selon ses propres critËres. Je me souviens pourtant parfaitement l'avoir entendu, cet ÈtÈ 2002, un soir ý la radio, interrogÈ en tant que chef d'une commission du DÈpartement d'Etat amÈricain, chargÈe de faÁonner l'Irak de l'aprËsguerre et de l'aprËs-Saddam.

Son nom n'Ètait pas apparu parmi les opposants irakiens financÈs par les Etats-Unis. Il n'a du reste rien publiÈ, pour le grand public, sur le conflit palestino-israÈlien et autres questions du Moyen-Orient, bien que l'on m'ait assurÈ qu'il avait visitÈ IsraÎl plusieurs fois.

Makiya et l'Irak de demain

La version la plus complËte de ses plans pour l'Irak aprËs l'invasion amÈricaine, rÈdigÈe en tant qu'Ètranger employÈ du DÈpartement d'Etat des Etats-Unis, est parue en novembre 2002 dans Prospect [revue qui se veut porte-parole de la gauche dÈmocrate, dirigÈe par Kuttner], un mensuel auquel je suis abonnÈ.

Makiya y avance sa ´propositionª en argumentant sur la base d'hypothËses extraordinaires, dont deux au moins par dÈfinition sont inimaginables.

La premiËre est que le ´renversementª de Saddam ne dÈcoulera pas d'une campagne de bombardements. Makiya doit avoir vÈcu sur la planËte Mars pour imaginer qu'en cas de guerre il n'y aura pas de bombardements massifs, alors que tous les plans officiels pour le changement du rÈgime irakien prÈvoient explicitement de bombarder sans aucune pitiÈ [fin janvier 2003, des rapports publiÈs par la presse amÈricaine indiquent que, les deux premiËres semaines de guerre, 200 ý 300 missiles de croisiËre seraient, quotidiennement, dirigÈs sur l'Irak; plus que le total de la premiËre guerre du Golfe ñ RÈd.].

La deuxiËme hypothËse est tout aussi extravagante, puisque Makiya semble convaincu que les Etats-Unis veulent construire en Irak une nation et une dÈmocratie.

Qu'il puisse assimiler l'Irak au Japon et ý l'Allemagne d'aprËs-guerre (tous deux reconstruits du fait de la guerre froide) me dÈpasse. Il ne mentionne en outre pas une seule fois que les Etats-Unis veulent abattre le pouvoir irakien ý cause de la richesse en pÈtrole du pays et parce que l'Irak est considÈrÈ comme un ennemi d'IsraÎl. C'est ainsi qu'il commence par deux suppositions absurdes contredisant des faits Ètablis.

EncouragÈ par d'aussi insignifiantes considÈrations, il poursuit. Les Irakiens veulent le fÈdÈralisme, dit-il, plutÙt qu'un gouvernement centralisÈ.

La preuve qu'il en donne est ridicule. Toutes ses tentatives pour convaincre s'effondrent par la faiblesse d'un raisonnement fondÈ sur des hypothËses fictives et ses propres affirmations, non moins douteuses.

Le peuple irakien veut le fÈdÈralisme, dit-il, ainsi que les Kurdes. D'o˜ ce systËme fÈdÈraliste sortira (si ce n'est de son bureau du DÈpartement d'Etat)? Mais de cela il ne prend pas la peine de nous entretenir. Il faut donc qu'on l'impose de l'extÈrieur le ´fÈdÈralismeª, bien qu'il assure, sans preuve, que ´tout le mondeª s'accorde ý vouloir le fÈdÈralisme.

Ce fÈdÈralisme signifie ´la dÈvolution du pouvoir de Bagdad aux provincesª, probablement par un trait de plume du gÈnÈral Tommy Frank [chargÈ de l'opÈration militaire]. [...]

Mais Makiya, prisonnier de sa pratique de thÈoricien quasi royal du gouvernement ignore ý la fois complËtement les consÈquences, l'histoire, le peuple, les communautÈs et la rÈalitÈ pour soutenir ses vues ridicules.

Cela Èvidemment fait parfaitement l'affaire du gouvernement des Etats-Unis. Ce dernier dispose, pour sa propagande rÈgionale, d'intellectuels arabes, responsables devant personne et incitant l'armÈe des Etats-Unis ý la guerre, sous prÈtexte que Washington introduirait dans la rÈgion la ´dÈmocratieª. Cela est en totale contradiction avec les buts rÈels et les pratiques habituelles des Etats-Unis. Makiya ne semble pas avoir entendu parler d'interventions dÈvastatrices des Etats-Unis en Indochine, en Afghanistan, en AmÈrique Centrale, en Somalie, au Soudan, au Liban et aux Philippines; ni savoir que les Etats-Unis sont impliquÈs, ý l'heure actuelle, militairement, dans 80 pays.

Un Irak ´non arabeª

La justification par Makiya d'une invasion de l'Irak atteint un point culminant avec sa proposition que le nouvel Irak ne soit pas arabe. Au passage, il parle avec mÈpris de l'opinion arabe qui, selon lui, ne vaudra jamais grand-chose ñ ce qui clairement permet toutes les spÈculations fumeuses sur l'avenir et le passÈ.

Comment cette dÈsarabisation magique peut-elle survenir ? Makiya ne le rÈvËle pas; ni d'ailleurs comment le pays abandonnerait son hirstoire musulmane et sa tradition de l'art militaire. Il se rÈfËre ý une qualitÈ alchimique mystÈrieuse qu'il nomme la ´territorialitȪ. Et sur cette base, il commence ý Èdifier un autre ch’teau de sable, fondement du futur Ètat d'Irak. A la fin, nÈanmoins, il concËde que tout cela sera imposÈ ´de l'extÈrieurª par les Etats-Unis. Qu'une chose semblable ne se soit jamais produite ne trouble guËre Makiya, pas plus que l'unilatÈralisme amÈricain et ses tendances destructrices.

Les nouveaux laquais

On ne sait plus s'il faut rire ou pleurer des pauses qu'il prend. Voici un homme visiblement sans expÈrience de gouvernement ni de citoyennetÈ. Pris entre deux pays, deux cultures, sans engagement (si ce n'est dans sa course vers le sommet), il a trouvÈ un refuge au sein du gouvernement amÈricain dont il se sert pour se lancer dans ses dÈlires. Lui qui donne ý ses pairs des leÁons de responsabilitÈ intellectuelle et d'indÈpendance de jugement n'offre d'exemple ni de l'une ni de l'autre, bien au contraire.

LibÈrÈ de l'obligation d'avoir ý rÈpondre de ses actes il prÍche dÈsormais pour un maÓtre qui semble bien payer ses services ñ comme jadis Saddam ñ et sa conscience ý gÈomÈtrie variable.

On a peine ý croire que Makiya affecte de tels airs de saintetÈ et avec une telle vanitÈ, mais au fond pourquoi pas? Il n'a jamais dÈbattu en public avec un de ses frËres irakiens, il n'a jamais Ècrit pour un public arabe, jamais assumÈ de charge publique ou de mandat exigeant du courage et de l'engagement. Il a Ècrit sous pseudonyme et a attaquÈ des gens qui n'avaient aucune chance de pouvoir rÈpondre ý ses diffamations.

Il est triste que Makiya laisse entendre qu'il reprÈsente la voix et le modËle du futur Irak. Et pÈnible de penser que des milliers de vies ont ÈtÈ perdues du fait des sanctions imposÈes par son cruel employeur, les Etats-Unis, et que d'autres nombreuses vies et zones peuplÈes seront dÈtruites par la guerre Èlectronique que le gouvernement Bush entend livrer en Irak. Mais rien de cela ne prÈoccupe notre homme. DÈpourvu de compassion et de comprÈhension, il parade pour les audiences anglo-amÈricaines qui paraissent satisfaites qu'un Arabe montre enfin le respect dš ý leur civilisation et ý leur domination, quel que soit le rÙle qu'ait jouÈ l'Angleterre dans la partition du monde arabe, et quels que soient les dommages qu'aient infligÈs les Etats-Unis en soutenant IsraÎl et l'ensemble des dictatures arabes.

En lui-mÍme Makiya est un phÈnomËne passager. Il est cependant un symptÙme de plusieurs choses ý la fois. Il reprÈsente l'intellectuel qui sert le pouvoir sans poser de questions; plus le pouvoir est grand, plus faible est le doute. C'est un homme vaniteux sans compassion, ni conscience de la souffrance humaine. DÈpourvu de principes et de valeurs, il est pareil aux va-t-en-guerre anti-Arabes ñ tels Richard Perle [conseiller clÈ de l'administration Bush, ex-rÈdacteur du Jerusalem Post], Paul Wolfowitz et Donald Rumsfeld ñ qui volent autour de l'administration Bush comme des mouches autour d'un g’teau.

L'impÈrialisme britannique, la politique israÈlienne d'occupation brutale ou l'arrogance amÈricaine ne l'arrÍtent pas une minute. Pire, ce prÈtentieux irresponsable se flatte d'Ítre raisonnable alors mÍme qu'il condamne son peuple ý de nouvelles Èpreuves et destructions. Pauvre Irak !

* Edward SaÔd est professeur de littÈrature comparÈe ý l'UniversitÈ de Columbia (Etats-Unis). Cet article a ÈtÈ publiÈ dans l'hebdomadaire publiÈ Al-Ahram Weekly.


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