Irak-Etats-Unis


Europe et Amérique

Edward Said*

Bien qu'ayant visité l'Anglerre des douzaines de fois, je n'y ai jamais séjourné plus d'une ou deux semaines d'affilée. Cette année, et pour la première fois, je réside pour près de deux mois à l'Université de Cambridge, où je suis l'invité du collège universitaire et où je donne une série de conférences sur l'humanisme.

La première chose à dire est que la vie est extrêmement moins stressée et agitée qu'à New York, dans mon université de Colombia. Peut-être que ce rythme un peu plus relâché est dû en partie au fait que la Grande Bretagne n'est plus un pouvoir à l'échelle mondiale, mais est dû aussi à l'idée salutaire que les anciennes universités sont avant tout des espaces de réflexion et d'études plutôt que des centres économiques produisant des experts et des technocrates pour le compte des entreprises et de l'Etat.

Ainsi ce lieu post-colonial est un lieu accueillant pour moi, spécialement depuis que les Etats-Unis sont en pleine fièvre guerrière, autant repoussante qu'accablante. Si vous vivez à Washington et si vous êtes tant soit peu lié aux élites du pouvoir en place, le reste du monde est étalé devant vous ainsi qu'une carte invitant à intervenir en tout lieu et à tout moment. Le ton employé en Europe est non seulement plus modéré et plus réfléchi ; il est aussi moins abstrait, plus humain, plus complexe et plus subtil.

Certes, l'Europe en général et la Grande Bretagne en particulier ont une population musulmane plus nombreuse et plus significative d'un point de vue démographique, et dont l'opinion fait partie du débat sur la guerre au Moyen-Orient et contre le terrorisme. Ainsi la discussion sur la guerre à venir contre l'Irak tend à refléter leur point de vue et leurs réserves, bien plus qu'en Amérique où les Musulmans et les Arabes sont déjà considérés comme faisant partie de "l'autre bord", quoi que cela puisse signifier. Et être de l'autre bord ne signifie rien de moins que soutenir Saddam Hussein et être "non-américain" ["un-American", N.d.T.].

Ces deux idées sont insupportables aux Arabes et Musulmans américains, mais l'opinion selon laquelle être Arabe ou Musulman signifie soutenir aveuglément Saddam Hussein et Al Qa'eda, persiste malgré tout. Incidemment, je ne connais aucun autre pays où l'adjectif "non" est utilisé conjointement à la nationalité pour désigner l'ennemi commun. Personne ne dit "non-Espagnol" ou "non-Chinois": c'est une particularité américaine que d'affirmer que nous "aimons" tous notre pays. Comment peut-on réellement "aimer" quelque chose d'aussi abstrait et impondérable qu'un pays quel qu'il soit ?

La seconde grande différence que j'ai pu noter entre l'Amérique et l'Europe, est que la religion et l'idéologie jouent un rôle beaucoup plus grand dans cette première que dans cette dernière. Une consultation récente aux Etats-Unis révèle que 86 % de la population américaine croit que Dieu les aime. Il y a eu grand nombre de débats et récriminations à propos de l'Islam fanatique et des "jihadistes" violents, vus comme un fléau universel. Ce qu'ils sont bien évidemment, comme le sont tous les fanatiques qui proclament réaliser la volonté de Dieu et combattre en Son Nom. Mais ce qui est le plus étrange est le très grand nombre de fanatiques Chrétiens aux Etats-Unis, lesquels forment le noyau des soutiens à Georges Bush et représentent le plus puissant bloc électoral de l'histoire des Etast-Unis. Alors que la fréquentation des églises chute dramatiquement en Angleterre, elle n'a jamais été aussi élevée aux Etas-Unis, dont les étranges sectes fondamentalistes chrétiennes constituent, à mon sens, une menace pour le monde et fournissent au gouvernement Bush son discours sur la «punition du mal» pendant qu'il condamne vertueusement des populations entières à la soumission et à la pauvreté.

Cette coïncidence entre la Droite Chrétienne et les ainsi nommés "néo-conservateurs" en Amérique alimente la tendance à un unilatéralisme brutal et au sentiment d'une mission divine. Ce mouvement néo-conservateur a commencé dans les années 1970 comme formation anticommuniste dont l'idéologie était de développer les hostilités entre le communisme et la suprématie américaine. Le terme de "valeurs américaines", à présent si habituellement débité pour rudoyer le monde, a été inventé par des gens comme Irving Kristoll, Norman Podhoretz, Midge Decter, et d'autres qui ont été marxistes, puis se sont convertis totalement (et religieusement) à l'autre bord. Pour tous ceux-là, la défense inconditionnelle d'Israël en tant que rempart de la démocratie et de la civilisation occidentale contre le communisme et l'Islam est un article de foi central. Tous les "neo-cons" (comme ils sont nommés) ne sont pas Juifs, mais sous la présidence de Bush, ces derniers ont accepté l'appui de la Droite Chrétienne, laquelle, tout en étant pro-israéliennne de façon enragée est en même temps profondément antisémite (par exemple, ces Chrétiens - beaucoup d'entre eux étant Baptistes du Sud - croient que tous les Juifs du monde doivent aller vivre en Israël afin que le Messie puisse y revenir ; les Juifs qui se convertiront alors au Christianisme seront sauvés, tandis que les autres seront voués à la damnation éternelle).

C'est la seconde génération de néo-conservateurs tels Richard Perle, Dick Cheney, Paul Wolfowitz, Condoleeza Rice et Donald Rumsfeld qui ont donné l'impulsion pour faire la guerre à l'Irak, une cause pour laquelle j'ai le plus sérieux doute que Bush puisse en être jamais dissuadé. Colin Powell est trop soucieux de son image, trop préoccupé de sauver sa carrière, et il est un homme de trop peu de principes pour représenter une quelconque menace pour cette bande, laquelle a le soutien des pages éditoriales du Washington Post et de douzaines de journalistes et de commentateurs sur CNN, CBS et NBC, comme des hebdomadaires nationaux qui répètent les mêmes clichés quant à la nécessité d'étendre la démocratie américaine et de mener le juste combat, quel que soit le nombre de guerres qu'il faudra provoquer sur l'ensemble du globe.

En Europe, je ne détecte aucune trace de ce genre de choses. Il n'y a pas non plus cette mortelle combinaison d'argent et de pouvoir à grande échelle qui permet de contrôler à volonté les élections et la politique nationale. Souvenons-nous que George Bush a dépensé quelque 200 millions de dollars pour son élection d'il y a deux ans, et que le maire Michael Bloomberg [de la firme Bloomberg, d'informations boursière] de New-York a lui-même dépensé 60 millions de dollars pour être élu: ceci ressemble difficilement à la démocratie à laquelle d'autres nations aspirent, et cela les inspire encore moins. Mais ce système est accepté sans la moindre critique de la part de ce qui semble être une énorme majorité d'Américains qui identifie cela à la liberté et à la démocratie, malgré ses inconvénients évidents.

Plus que n'importe quel pays aujourd'hui, aux Etats-Unis, les grandes corporations et groupes de pression font ce qu'ils veulent de la souveraineté " populaire " et ne laissant aucune opportunité à un réel désaccord ou changement politique. Démocrates et Républicains, par exemple, ont voté pour donner un chèque en blanc pour faire la guerre avec un tel enthousiasme et un tel aveuglement dans la loyauté que l'on peut douter qu'il y ait eu la moindre réflexion dans cette décision.

La position idéologique la plus commune de quiconque est proche du système est que l'Amérique est la meilleure, ses idéaux parfaits, son histoire irréprochable, ses actes et sa société au plus haut niveau de la réussite et de la grandeur humaines. Contester ce point de vue, pour autant que ce soit possible, c'est être un "non-américain" et coupable du péché cardinal d'antiaméricanisme, lequel ne serait pas le résultat d'une critique honnête mais serait inspiré par la haine du bien et de la pureté.

Il n'est pas étonnant que l'Amérique n'ait jamais eu une Gauche organisée ou un réel parti d'opposition comme cela a été le cas dans tous les pays d'Europe. La substance du discours américain est que tout est divisé entre noir et blanc, diable et dieu, nous et eux. C'est un travail de toute une vie que de faire changer cette vision manichéenne qui paraît se situer pour toujours dans une dimension idéologique inaltérable. Et ainsi pour beaucoup d'Européens qui voient l'Amérique comme ayant été leur sauveur puis leur protecteur, son influence est à présent encombrante et contrariante.

Les positions pro américaines sans réserves de Tony Blair paraissent toujours plus bizarres à quelqu'un d'extérieur comme moi. Je suis rassuré par le fait que même pour son propre pays cela semble être une triste aberration que de voir un Européen ayant décidé, dans les faits, de supprimer sa propre identité en faveur d'une autre, représentée par le lamentable M. Bush. Je dispose encore de temps pour apprendre à quel moment l'Europe reviendra à elle et assumera le rôle de contrepoids vis-à-vis de l'Amérique, que sa dimension et son histoire devraient lui faire jouer. En attendant, la guerre s'approche de façon inexorable.

* Ce texte d'Edward Said a été publié dans Palestine Times (mensuel palestinien paraissant à Londres), décembre 2002 (traduit de l'anglais par CCIPPP)

 


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