Irak-Etats-Unis


Shu'ale, une banlieue de Bagdad
A Bagdad, du sang et des bandages pour les innocents

Robert Fisk*

Le bout de métal mesure seulement 30cm, mais les chiffres qu'il porte fournissent les indices qui mènent à la dernière atrocité commise à Bagdad.

Au moins 62 civils ont été tués hier après-midi [28 mars]. Le numéro de série inscrit sur ce bout de métal identifie les coupables. Les Américains et les Britanniques essayaient hier par tous les moyens de suggérer que c'était un missile sol-air irakien qui avait causé la mort de ces dizaines de victimes, tout en ajoutant qu'ils étaient encore "en train d'enquêter" sur le massacre. Mais le numéro de série n'est pas en style arabe mais occidental.

Hier matin, l'hôpital Al-Nour était le théâtre de scènes épouvantables de douleur et de souffrances. Une enfant de deux ans, Saida Jaffar, était emmitouflée dans des bandages, un tube dans le nez et un autre dans le ventre. Tout ce que je pouvais voir c'était son front, ses yeux minuscules et son menton. A côté d'elle, de vieux bandages et tampons étaient recouverts de sang et de mouches. A quelques pas de son lit se trouvait un bambin de trois ans, Mohamed Amaid, allongé sur un lit sale, son visage, son ventre, ses mains et ses pieds étaient enveloppés dans des bandages serrés. Une masse noire de sang coagulé couvrait le bout du lit.

C'est un hôpital sans ordinateurs, avec des machines de radiologie très primitives. Mais le missile qui avait frappé ces blessés était guidé par des ordinateurs et ce fragment vital du fuselage était encodé par ordinateur. Les Américains peuvent très facilement le vérifier, s'ils ont la volonté de le faire. Un numéro de code était lisible: 30003-704ASB 7492. La lettre "B" est un peu effacée et pourrait être un "H". On pense qu'il s'agit du numéro de série. Il est suivi par un autre code que les industriels de l'armement appellent généralement le numéro du "Lot". C'était le numéro suivant: MFR 96214 09.

Le bout de métal portant les deux codes a été retrouvé, deux minutes après l'explosion du missile vendredi soir [28 mars], par un vieil homme dont la maison se trouve à 100 mètres du cratère de 2 mètres causé par l'explosion. Même les autorités irakiennes n'étaient pas au courant de son existence.

Le missile avait projeté des éclats de métal qui ont touché la foule - surtout des femmes et des enfants - et ces éclats, traversant les murs peu solides des ces habitations en briques, ont amputé des membres et coupé des têtes.

Parmi les victimes figuraient trois frères - l'aîné avait 21 ans et le benjamin en avait 12 - qui ont été déchiquetés à l'intérieur de la chambre commune de leur modeste demeure en briques qui se trouve sur la route principale de l'autre côté du marché. Deux maisons plus loin, deux sœurs ont été tuées de la même manière. "Nous n'avons jamais vu de blessures de ce genre auparavant," m'a dit le docteur Ahmed, un anesthésiste à l'hôpital Al-Nour. "Ces gens ont été traversés par des dizaines d'éclats de métal." Il avait raison. Un vieil homme que j'ai rencontré à l'hôpital avait 24 trous dans la partie arrière de ses jambes et de ses hanches, l'un d'eux aussi gros qu'une pièce d'une Livre Sterling. Une radiographie que m'avait présentée l'un de ses médecins montrait 35 morceaux de métal encore enfouis dans son corps.

Comme la zone du massacre de jeudi sur l'autoroute Sha'ab - au moins 21 civils irakiens ont été tués ou brûlés vifs par l'explosion de deux missiles largués par un avion américain - Shu'ale est une banlieue chiite pauvre, composée d'épiceries en ciment et fer ondulé et de maisons à deux chambres en briques. Ce ces mêmes gens que MM. Bush et Blair espéraient voir s'insurger contre Saddam. Mais hier, dans ce bidonville de Bagdad, la colère était dirigée contre les Américains et les Britanniques. En l'absence des "anges-gardiens" du gouvernement, d'habitude omniprésents, de vieilles femmes et des hommes qui ont perdu des fils, des filles, des frères ou des sœurs, étaient en colère contre les Anglo-Américains et ne mâchaient pas leurs mots.

"C'est un crime," m'a dit à haute voix une femme en colère. "Oui, je sais qu'ils disent qu'ils visent les cibles militaires. Mais voyez-vous des soldats ici? Vouez-vous des missiles?" La réponse ne peut être que négative. Quelques journalistes disent avoir vu jeudi un missile Scud sur un camion près de la zone Sha'ab et il y avait des batteries antiaériennes autour de Shu'ale. Une fois, j'ai entendu un avion américain voler au-dessus du lieu du massacre et vu un missile sol-air qui essayait vainement de le poursuivre, avec sa traînée de fumée dans le ciel bleu foncé au-dessus des maisons du bidonville. Une batterie antiaérienne - fabriquée aux alentours de 1942 - a aussi commencé à tirer dans l'air à quelques rues plus loin. Mais même si les Irakiens se positionnent ou déposent leurs munitions près des banlieues, est-ce une raison pour que les Américains frappent ces banlieues surpeuplées de civils et des zones qu'ils savent qu'elles abritent des rues peuplées et de marchés peuplés, surtout durant la journée ?

Le raid de la semaine dernière sur l'autoroute Sha'ab a été mené à midi durant une tempête de sable. Des dizaines de civils ont trouvé la mort; peu importe de savoir la cible que le pilote croyait viser. "J'avais cinq fils et maintenant j'en ai deux. Comment puis-je savoir que ces deux derniers vont survivre?" m'a dit hier un homme portant des lunettes, la cinquantaine, au milieu des décombres de la chambre postérieure de sa maison. "Un de mes fils a été atteint aux reins et au cœur. Sa poitrine était pleine d'éclats d'obus; ces éclats sont arrivés par les fenêtres. Tout ce que je peux dire c'est que je suis triste mais que suis encore vivant." Un voisin l'a interrompu pour dire qu'il avait vu l'avion de ses propres yeux. "Je l'ai vu de profil et j'ai remarqué qu'il a viré après avoir largué son missile."

Repérer des avions est devenu un des aspects communs de la vie à Bagdad. Pour répondre au lecteur qui m'avait demandé la semaine dernière si je pouvais voir de mes propres yeux les avions américains au-dessus de la ville, je dois dire que durant les 65 raids aériens je n'ai réellement vu qu'un seul avion. Je les entends surtout la nuit, mais ils volent à des vitesses supersoniques. Pendant le jour, les avions sont généralement au-dessus de la fumée noire qui enveloppe la ville. J'ai vu une seule fois un missile de croisière - le missile de croisière ou Tomahawk se déplace à une vitesse avoisinant les 700km/h - passer au-dessus d'un boulevard près du Tigre. Mais l'on ne peut se tromper sur la fumée grise qui se dégage du missile et sur son bruit percutant.

En plus, les codes informatisés inscrits sur les fragments de bombes racontent leur propre histoire, comme c'était le cas pour le numéro de série du missile qui avait frappé le quartier de Shu'ale.

Tout au long du matin d'hier, les Américains sont revenus à la charge, frappant des cibles dans la périphérie de Bagdad - où les défenses avancées de la ville sont creusées par des soldats irakiens - et au centre ville. Un missile air-sol a explosé sur le toit du Ministère de l'Information, détruisant une série d'antennes paraboliques. Un immeuble administratif à partir duquel j'étais en train d'observer les bombardements a été littéralement secoué durant quelques secondes pendant un long raid. Même à l'hôpital Al-Nour, les murs tremblaient hier, alors que les survivants du carnage du marché luttaient contre la mort.

Hussein Mnati est âgé de 52. Il me fixait des yeux, son visage transpercé par des fragments de métal, suite aux bombardements subis par la ville. Un jeune homme de 20 ans était assis sur le lit d'à côté, ce qui reste de son bras couvert de bandages remplis de sang. Douze heures auparavant, il possédait un bras droit, une main et des doigts. Maintenant il n'a plus que des souvenirs. "J'étais au marché mais je n'ai rien senti," m'a-t-il dit. "Le missile est arrivé et j'étais à la droite de l'impact. Puis, une ambulance m'a transporté à l'hôpital."

Que son amputation soit apaisée par des sédatifs ou non, il voulait parler. Lorsque je lui ai demandé son nom, il m'a crié au visage: "Je m'appelle Saddam Hussein Jassem."

*Robert Fisk a publié cet article dans The Independent..

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