Irak-Etats-Unis

Après Saddam Hussein, face à l'occupation américaine, quelles perspectives?

Premières réflexions de la part d'exilés irakiens ,21 avril 2003

1.L'Irak «libéré» par les forces armées des Etats-Unis est devenu un Irak occupé par la principale puissance impérialiste. Les lignes de force d'un projet politique et économique de type colonial se mettent en place. D'ailleurs, l'administration Bush ne faisait-elle pas travailler des experts sur la «reconstruction» de l'Irak avant même d'avoir complété sa destruction ?

La population d'Irak est la victime de décennies de politique coloniale et impérialiste. Le régime sanguinaire de Saddam Hussein, aujourd'hui «démantelé» a longtemps reçu l'appui de puissances impérialistes, qui, par la suite, ont imposé un embargo meurtrier. Le programme «Pétrole contre nourriture», décidé et géré par l'ONU, faisait de la population irakienne une «monnaie d'échange» pour des opérations politiques et économiques sous couvert d'actions humanitaires.

Dans cette guerre, la population, dans sa diversité, de manière organisée ou spontanée, d'une part, n'a pas «ouvert les bras» à l'envahisseur et, d'autre part, ne s'est en aucune mesure mobilisée pour défendre le régime: chute militaire rapide du régime de Saddam, refus de l'occupant dont la population réclame incessamment le départ immédiat et prémices d'une résistance sous différentes formes qui commencent à se faire jour.

La victoire écrasante des troupes américaines a fait des milliers de victimes directes et infligé des souffrances terribles parmi la population civile. La destruction et la paralysie des infrastructures - eau, électricité, égouts, système sanitaire, réseau de distribution d'aliments - ont abouti à plonger une population, déjà très affaiblie, dans les affres de la survie.

Autre élément vital pour le pays, l'école. Rien au monde ne justifie que plusieurs classes d'âges - à l'école primaire, au collège, au lycée et à l'université - soient sacrifiées par un redoublement d'une année de leur scolarité sur l'autel de la dite «libération». L'administrateur américain de l'Irak Jay Garner vient de déclarer que les études ne reprendront qu'à la rentrée de septembre prochain. La destruction aussi bien économique, sociale que culturelle infligée par l'embargo se poursuit donc sous l'occupation. Parallèlement, les Américains s'apprêtent à imprimer aux Etats-Unis de nouveaux manuels scolaires conçus par leurs soins !

Le sens effectif de l'opération «Liberté pour l'Irak» a été révélé par un choix déterminé de l'état-major américain: protéger le Ministère du pétrole. Par contre, les ministères du plan, de l'industrie, de l'agriculture, ainsi que le cadastre, les archives de l'état civil ont été pillés et brûlés. Cela donne une indication sur le type de «reconstruction» de la société et de l'économie irakiennes qu'envisagent les occupants et les grandes entreprises multinationales qui se trouvent dans les fourgons de l'armée américaine.

Le chaos et les pillages (dans lesquels il ne faut pas confondre l'action de diverses mafias organisées et la récupération de biens effectuée par les plus déshérités) qui suivirent l'écroulement du régime étaient plus que prévisibles. Ils ont été immédiatement utilisés pour donner l'image d'une population qui doit être «reprise en main» et d'une société où «la loi et l'ordre» vont être assurés par les administrateurs américains et leurs serviteurs locaux. Ici encore ressurgissent les thèmes éculés du colonialisme qui va «civiliser» un peuple de pilleurs, devant être «rééduqué» après la dictature de Saddam Hussein. Les militaires anglais ont tenu le même langage entre 1917 et 1921.

2.La préoccupation majeure des occupants américains consiste à stabiliser au plus vite la situation et pour cela à établir un cadre institutionnel légitimant l'occupation de fait. Les combinaisons peuvent être multiples, mais l'élément d'administration militaire, au premier rang ou en retrait, est clé, quelle que soit l'articulation entre ce pouvoir et des institutions civiles irakiennes intérim. L'objectif central est de permettre que les gigantesques contrats liés à la reconstruction (les estimations les plus basses, à court terme, situent le montant à 25 milliards de dollars) et les investissements pour l'exploitation des ressources pétrolières puissent s'effectuer dans un contexte de stabilité maximale et d'assurance légale. Ce sont les premiers pas vers un vaste mouvement de privatisation par le capital international de l'ensemble de l'économie irakienne, une économie qui dispose d'un potentiel de ressources (rente pétrolière) que les firmes transnationales - en priorité celles liées aux Etats-Unis - veulent s'approprier.

Les premières données concernant les contrats du géant mondial de la construction, le groupe Bechtel - à la tête duquel l'on trouve, entre autres, George Shultz, l'ancien secrétaire

d'Etat de Reagan; groupe dont les liens historiques avec les administrations en ont fait un acteur de la politique extérieure des Etats-Unis -, permettent d'appréhender les contours de la domination impérialiste. Dans le cadre de la division internationale du travail, une grande partie des sommes servira à payer les travaux d'ingénierie directement contrôlés par le groupe. Puis, dans une cascade de sous-traitances, Bechtel pourra distribuer des contrats, organiser des allégeances et capter une part de la richesse produite. Enfin, certaines entreprises irakiennes pourront émarger aux millions de dollars distribués, ce qui permettra de remodeler les classes sociales et de consolider la base sociale d'un pouvoir dépendant du système de commandement impérialiste. Par ailleurs cette base sociale naîtra-t-elle du néant ou bien y retrouvera-t-on des secteurs de couches dominantes du régime de Saddam, sorte de «bureaucratie entrepreneuriale» dont la fonction essentielle était de gérer les dividendes de la rente pétrolière ? Il y aura unanimité entre toutes ces fractions du capital pour exploiter au maximum la main-d'™uvre irakienne qui constitue une armée de réserve «disponible» à bas prix pour ladite reconstruction de leur pays. Le salaire «offert» pour la travailler à la rénovation du port d'Oum Qasr: 10 dollars par mois pour les ouvriers non qualifiés, 15 dollars pour les ouvriers qualifiés (Le Monde, 20-21 avril 2003).

L'administration Bush a présenté ouvertement l'invasion de l'Irak comme un élément d'une politique de «remodelage» de toute la région. Il est trop tôt pour spéculer sur les formes et l'ampleur que pourrait prendre ce projet et sur la façon dont les Etats-Unis vont réactualiser la soumission des classes dominantes des pays arabes.

Ce qui est certain, c'est qu'une emprise stabilisée sur l'Irak permettrait aux Etats-Unis d'affirmer à un niveau encore supérieur leur hégémonie sur toute la région et de consolider les positions de leur allié historique, l'Etat sioniste d'Israël. La guerre n'était pas terminée que le ministre des infrastructures nationales d'Israël demandait de réexaminer la remise en marche d'un oléoduc allant de Mossoul à Haïfa. A lui seul, ce projet montre un des appuis nouveaux que peut recevoir Israël, dont l'économie traverse une crise très profonde, alors que tout le pays est mobilisé pour mener la guerre contre le peuple palestinien.

3. Contrairement à la campagne médiatique qui annonçait l'accueil à bras ouverts par les Irakiens des troupes anglo-américaines, très vite ont éclaté des mouvements populaires de protestation contre ce qui a été perçu et caractérisé comme une occupation.

Dans diverses villes, les mobilisations de protestation associent différents facteurs. Partout se sont affirmées des revendications portant sur des besoins élémentaires: approvisionnement en eau potable, le rétablissement de l'électricité, l'accès à la nourriture, la distribution de médicaments et la possibilité pour le système sanitaire de fonctionner, alors que la population est plus fragilisée que jamais. Simultanément, suite à l'implosion du système de contrôle policier et répressif de l'ancien régime, s'est manifestée la capacité de mobilisation de structures communautaires et confessionnelles de l'ensemble du pays. Seul, l'instauration d'un état laïque, pourra garantir un fonctionnement respectueux de chaque citoyen et faire barrage, d'une manière claire, à toute tentation communautaire, religieuse ou confessionnelle... Ainsi, la communauté chiite, longtemps et violemment réprimée, a exprimé en masse des revendications identitaires (par exemple, le droit de pratiquer certains rituels, des pèlerinages, etc.) qui se combinaient avec diverses revendications matérielles. Des tentatives se manifestent déjà de la part de diverses tendances et de leurs chefs de récupérer et structurer ce mouvement dont une très forte composante est paupérisée. Selon la dynamique politique et les leaderships qui se forgeront, peut éclater un climat dangereux de tensions intercommunautaires chiites, sunnites, chrétiens, etc.

L'administration américaine va chercher à coopter les représentants de communautés et de tribus dans un jeu de transactions afin de créer des relais pour encadrer les secteurs sociaux les plus larges et obtenir au plus vite une stabilité. Sur le moyen terme, elle va tenter de faire confluer l'ancien (chefs traditionnels, déjà utilisés par le régime de Saddam Hussein, des éléments de l'ancien régime) et le nouveau (les couches sociales urbanisées et de retour d'exil qui participeront au partage socialement sélectif des bénéfices de la reconstruction et de la distribution, directe et indirecte, de la rente pétrolière) pour agréger des élites plus ou moins vassales, sur la base d'un prétendu nouveau modèle démocratique irakien. Les directions du mouvement nationaliste kurde, qui ont fait acte d'allégeance aux forces d'occupation américaines, sont déjà partie prenante de cette redistribution initiale de pouvoir, la formule de «l'Etat fédéral» permettant de négocier, dans la phase actuelle, le statu quo de leurs privilèges locaux. Quels que soient les contours finaux du système de pouvoir mis en place, la domination impérialiste sera confortée au plan économique comme politique et l'indépendance et l'autodétermination du peuple irakien seront déniées.

4.Malgré l'épuisement de la population, suite à des années de dictature et de guerres, très nombreuses ont été les manifestations de rejet conjoint du régime baassiste et de l'occupant américain. Dans de nombreux quartiers et villes, sous diverses formes, afin de remplir le vide laissé par l'effondrement des structures étatiques, la population s'est organisée pour assurer leurs besoins quotidiens et une certaine sécurité. La non-acceptation des policiers de l'ancien régime recrutés par les forces d'occupation traduit ce sentiment et cette double défiance.

Dans les interstices de cette société déchirée et bouleversée ont surgi, comme toujours, des structures d'organisation de la population qui confirment le potentiel de couches sociales populaires de prendre en main leur destin. Contre cette dynamique se dressent aussi bien l'occupant et que celles parmi les élites politiques irakiennes déclarées ou fourriers de l'occupant qui prétendent toutes capter une partie du pouvoir.

En fait, une certaine continuité existe entre la résistance protéiforme au régime de Saddam Hussein - qui s'est manifestée le plus massivement lors de l'intifada de 1991 et reprenait vigueur en 2000-2001 - et la mobilisation contre l'occupant et le pouvoir qu'il veut installer.

C'est en prenant appui sur les revendications sociales les plus élémentaires (nourriture, eau, santé, éducation, emploi, etc.) et sur les éléments d'organisation autonome (par rapport aux structures que veut mettre en place l'occupant) de la population que la résistance à l'occupant peut acquérir un contenu universel qui aille donc au-delà des limites du confessionnalisme et du communautarisme. Il y a là une des conditions pour construire un nouvel Irak effectivement indépendant, dont la population ait la maîtrise sur les ressources multiples ; un Irak démocratique apte à respecter les spécificités des diverses minorités, parce que répondant aux exigences sociales communes de toutes, donc un Irak égalitaire et laïc.

En l'absence d'instruments de changement profond ou de révolution, en possession des Irakiens eux-mêmes, il leur sera peut-être nécessaire d'utiliser un instrument transitoire.

Dans ce sens, tout en gardant un point de vue critique sur l'ONU et sur sa nature, celle-ci pourrait être requise pour aider matériellement à organiser, au plus vite, sous contrôle direct des Irakiens, une instance apte à appeler à la création d'une Assemblée constituante populaire et souveraine, représentant sans exclusive toutes les forces politiques et sociales du pays, pour faire face aux besoins immédiats, battre en brèche le proconsulat militaire américain et les organismes gouvernementaux qui seront à son service.

Cette Assemblée sera aussi un lieu permettant de préparer des élections et des réformes socio-économiques et politiques correspondant aux exigences de la population, ainsi qu'un levier pour encourager les initiatives collectives de contrôle sur le pays, sur ses institutions et sur ses diverses ressources.

En effet, pour faire face aux diverses man™uvres politiques de l'occupant impérialiste et de ses différents alliés locaux - man™uvres visant à instaurer une transition assurant l'expropriation politique de la majorité populaire - il s'avère urgent que les divers mouvements de protestation puissent confluer vers une structure telle qu'un Assemblée constituante populaire souveraine, qui renvoie à une expérience historique du pays.

Une telle perspective participerait effectivement d'un effort, venant d'en bas, démocratique, de «remodeler la région». L'opposition populaire massive à la guerre américaine, dans toute la région - et cela en déphasage avec l'attitude des classes dominantes - peut être un élément qui facilite une convergence de revendications sociales et démocratiques à la même échelle, donnant au combat anti-impérialiste un nouveau contenu et un nouvel espace d'expression.

C'est en saisissant cette possibilité, même limitée, que le mouvement international antiguerre peut aujourd'hui exprimer toute sa solidarité avec le peuple irakien, ses revendications et son combat contre l'occupation. - 21 avril 2003

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