Irak-Etats-Unis

Servante à Babylone: Annan, Vieira de Mello et la décadence et chute de l'ONU

Alexander Cockburn*

Le 19 août, un attentat visait le siège de l'ONU à Bagdad. Il tuait 22 personnes, dont le représentant spécial des Nations unies en Irak, Sergio Vieira de Mello. Une telle action, visant l'ONU et des civils, ne peut qu'être condamnée, du point de vue politique comme éthique. Dans sa grande majorité, la presse a présenté cet attentat en faisant silence tant sur le rôle des Nations unies en Irak depuis 1991, à commencer par l'imposition d'un embargo qui a coûté la vie à au moins 500000 enfants, que sur l'évolution de l'ONU au cours des dernières années, qui, sous la houlette de Kofi Annan, s'est toujours plus subordonnéee aux exigences des Etats-Unis. C'est cette réalité, dont l'absence  rend incompréhensible la perception de l'ONU en Irak et occulte le rôle qu'elle y joue, que rappelle Alexander Cockburn dans la contribution que nous publions ci-dessous, parue en langue anglaise le 30 août dernier-Réd.

«Nous devons être attentifs à ne pas confondre l'ONU avec les USA»déclarait, fin août, le secrétaire général des Nations unies, Kofi Annan. Si le secrétaire général avait suivi son propre conseil, peut-être que, deux jours plus tôt, son subordonné brésilien, Sergio Vieira de Mello, n'aurait pas sauté et été ainsi sommairement tué par une explosion à Bagdad. Le fait est que l'ONU continue à tenir le rôle de servante dont les Etats-Unis ont désespérément besoin en Irak comme couverture politique.

Le groupe, quel qu'il soit, qui a envoyé ce camion piégé, a décidé que Vieira et son patron étaient tellement effrontés dans leur manière de faire jouer à l'ONU le rôle de feuille de vigne de l'occupation états-unienne de l'Irak qu'une action spectaculaire était nécessaire pour attirer l'attention sur ce processus. L'homme des Nations unies choisi par la Maison Blanche l'a payé de sa vie.

Pour mesurer la rapidité de la conversion des Nations unies à la fonction de fournisseur de services après-vente au profit de la première puissance mondiale, il faut revenir en 1996, lorsque les USA ont décidé que le prédécesseur de Kofi Annan au poste de Secrétaire général des Nations Unies, Boutros Boutros-Ghali, devait s'en aller.

Dans une plaisante anticipation de la remarque plaintive de Kofi Annan citée en introduction, Boutros-Ghali avait dit aux principaux responsables de la politique extérieure de Clinton: «S'il vous plaît, permettez-moi, de temps en temps, de diverger publiquement de la politique américaine.» Mais, contrairement à Annan, il ne se contenta pas de le demander, mais il le fit, s'opposant violemment à l'attention occidentale pour la Bosnie, dont il qualifia le conflit de «guerre de riches», par contraste avec l'indifférence manifestée vis-à-vis du génocide au Rwanda et des conditions terrifiantes régnant dans le tiers-monde. Puis, en avril 1996, il alla trop loin en insistant pour que soient publiés les résultats de l'enquête de l'ONU, compromettant Israël dans l'assassinat de quelque 100 civils qui avaient trouvé refuge dans le camp des Nations unies de Kanaa, au Sud Liban [et qui fut pris pour cible par l'artillerie israélienne].

Minoritaire d'une voix au Conseil de sécurité, les USA insistèrent pour exercer leur droit de veto contre un second mandat de Boutros-Ghali. James Rubin, autrefois porte parole du Département d'Etat, publia l'épitaphe de ce dernier dans le Financial Times: Boutros-Ghali était «incapable de comprendre l'importance de la collaboration avec la première puissance mondiale». C'est un autre agent de la politique étrangère de l'ère Clinton qui, plus tard, a identifié le charme de Kofi Annan aux yeux de Washington. Richard Holbrooke rappelle qu'en 1995, il existait un accord avec une «double clé» pour les bombardements [en Bosnie et en Serbie]: Boutros-Ghali et le commandant de l'OTAN devaient donner conjointement leur accord. Boutros-Ghali s'était opposé à la plupart d'entre eux, à l'exception de bombardements pointus contre les Serbes, de crainte d'apparaître comme prenant position. Mais lorsque Boutros-Ghali voyageait, Kofi Annan était responsable de la clé de l'ONU. «Lorsque Kofi l'a tournée», Holbrooke déclara à Philip Gouverich du New Yorker, «il devint secrétaire général en réserve». Et il y a eu évidemment un autre service, terrible, rendu par Annan, lorsque, par respect de la volonté des Américains de maintenir Sarajevo sous les feux de la rampe, il étouffa les avertissements du général canadien Romeo Dallair, annonçant que des massacres effroyables étaient sur le point de commencer au Rwanda.

Evidemment, même aux époques plus courageuses de l'ONU, la réalité des rapports de force a toujours dû être prise en compte. Mais des secrétaires généraux comme Dag Hammarskjold1 et U Thant2 étaient des hommes de stature. Aujourd'hui, des fonctionnaires comme Annan ou feu Vieira savent parfaitement que leur carrière dépend du patronage américain. Vieira était un bureaucrate, et pas un politicien élu, qui a contribué à l'établissement du protectorat de l'ONU au Kosovo.

Ensuite, il a été le bénéficiaire d'une manœuvre complexe, et instructive, qui a permis aux Etats-Unis de se débarrasser du malcommode Jose Mauricio Bustani, un autre Brésilien, qui était à la tête de l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques (OIAC), l'organisme chargé de la mise en œuvre de la Convention sur les armes chimiques. Bustani n'était pas dupe des Américains et il était inflexible dans la volonté de maintenir l'indépendance de son organisation. Il était admiré dans le monde entier pour l'énergie qu'il mettait pour chercher à débarrasser la planète des armes chimiques.

Lorsque l'UNSCOM [La commission spéciale des Nations unies, mise en place par la résolution 687 du Conseil de sécurité du 3 avril 1991, et chargée du désarmement non nucléaire de l'Irak] s'est retirée d'Irak en 1998, définitivement compromise et grouillante d'espions, l'OIAC de Bustani a été autorisée à poursuivre la vérification de l'élimination des armes de destruction massive. Les Etats-Unis avaient peur que Bustani convainque Saddam Hussein de signer la Convention sur les armes chimiques et d'accepter des inspections de l'OIAC, ce qui aurait rendu possible des estimations crédibles de l'arsenal de l'Irak, pouvant être dérangeantes pour les USA. Le Brésil a donc été informé du fait que, s'il appuyait la mise à l'écart de Bustani, il serait récompensé par le soutien des USA à l'élévation de Vieira au poste de Haut commissaire des Nations unies pour les droits de l'homme, remplaçant ainsi Mary Robinson, elle aussi objet de la disgrâce des USA.

Vieira a été élu comme prévu. Puis, au début de cette année, le doigt impérial lui signifia une convocation urgente à Washington, pour une revue avec Condoleeza Rice. Vieira avait fait tout comme il fallait. Voulant désespérément une couverture de l'ONU en Irak, la Maison Blanche de Bush fit pression sur Annan pour qu'il nomme Vieira représentant spécial des Nations unies en Irak.

Vieira s'installa lui-même à Bagdad. Là, sa priorité fut, en coopération avec le proconsul américain Paul Bremer, de réunir un Conseil intérimaire de gouvernement (CIG) irakien fantoche, officiant à la satisfaction de l'Autorité provisoire de la coalition. Ce Conseil était plein de fraudeurs aussi fameux que Ahmed Chalabi. Il fut mis sur pied le 13 juillet. Neuf jours plus tard, Vieira était à l'ONU à New York. Il y proclama, le visage bien droit, que «nous avons maintenant un organe formel, réunissant d'importants et distingués partenaires irakiens qui disposent d'autorité et de crédibilité, avec qui nous pouvons tracer la voie à suivre. Nous entrons ainsi dans une nouvelle étape, après le désorientant vide de pouvoir qui a suivi la chute de l'ancien régime.»

Bien qu'il n'ait pas formellement reconnu le CIG, le Conseil de sécurité de l'ONU s'empressa de saluer ce succès. Dans son éditorial du 19 août, le Financial Timesécrit: «Les amis de l'Amérique, comme l'Inde, la Turquie, le Pakistan, et même la France, qui se sont opposés à la guerre, doivent être prêts à aider. Mais ils ont besoin de la couverture de l'ONU.» Le lendemain, à Bagdad, une réponse est venue sous la forme d'un camion piégé. Et deux jours plus tard, Kofi Annan s'exprimait sur les dangers d'une confusion entre ONU et USA.

S'il pensait ce qu'il disait, Annan devrait évidemment démissionner sur-le-champ, en tant que responsable qui a plus fait que quiconque pour assimiler l'un à l'autre. Mais qui peut imaginer que le Waldheim3 de l'Afrique est capable de cela ?

*Alexander Cockburn anime avec Jeffrey St Clair la publication américaine «Counterpunch».Cette contribution est datée du 30 août 2003.

1. Le suédois Dag Hammarskjold (1905-1961) a été le second secrétaire général des Nations unies, du 10 avril 1953 au 18 septembre 1961. Il intervint notamment activement pour le déploiement d'une force de l'ONU au Congo accédant à l'indépendance, confronté à la sécession du Katanga et à l'intervention de l'ancienne puissance coloniale belge. En déplacement au Congo, il est mort, avec 15 autres personnes, dans la nuit du 17 au 18 septembre, 1961, son avion s'étant écrasé, pour une cause jamais élucidée, à la frontière du Katanga et de la Rhodésie du Nord.

2. Le birman U Thant (1909-1974) a été secrétaire général des Nartions Unies du 3 novembre 1961 au 31 décembre 1971.

3. Kurt Waldhein (1918-) a été secrétaire général des Nations unies du 1er janvier 1972 au 31 décembre 1976. En 1986, il s'est porté candidat à la présidence de l'Autriche, où il a été élu. A cette occasion, a été révélé le fait qu'il a participé à des atrocités commises par les armées nazies durant la Seconde Guerre mondiale en Bosnie.

 

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