Irak-Etats-Unis

 

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La vie quotidienne dans Bagdad occupée

Dahr Jamail*07-01-2004

Dans deux jours, c'est le nouvel an [en Irak]. Ce matin, j'étais dans mon lit en train de penser à ce que je pourrais faire aujourd'hui, ce 30 décembre. A 8h30 une forte explosion a fait trembler tous les murs. La deuxième en trois jours.

Une bombe a explosé quelques rues plus loin, dans un quartier commercial fort fréquenté, juste entre deux jeeps américaines. Un citoyen irakien y a perdu la vie. De quoi nous rappeler qu'ici nous sommes tous égaux, nous pouvons tous subir le même sort, personne n'est à l'abri.

Un attroupement s'est rapidement formé. Les réactions étaient mitigées. Bon nombre de passants se demandaient tout haut pourquoi les résistants s'en prennent si facilement à des citoyens innocents. Après quelque temps, un homme plus âgé a demandé le silence. Quand tout le monde s'est tu, il a pointé un doigt tremblant vers les soldats américains qui se trouvaient tout autour: «Voilà les vrais terroristes. S'ils n'occupaient pas notre pays, de telles choses n'arriveraient pas!»

La plupart des gens ont approuvé de la tête. Une vingtaine d'hommes, encore jeunes, ont encerclé le petit groupe de soldats américains qui, paniqués, attendaient des renforts. Des renforts qui ne sont arrivés qu'une heure plus tard... parce qu'on les avait envoyés par erreur dans un autre quartier. C'est ce qui arrive quand on est étranger dans le pays qu'on occupe.

Comment réagiraient les Américains s'il leur arrivait la même chose?

Dans les trois heures qui ont suivi, j'ai entendu trois déflagrations dans Bagdad. Pas une seule n'a été mentionnée dans les communiqués de presse, aucune n'a été rapportée dans les journaux, à la radio ou à la télé. Ce soir, je suis monté sur le toit de l'hôtel. J'ai vu une grosse explosion et un énorme éclair au nord-est de Bagdad. Ça non plus n'a été mentionné nulle part.

Voilà donc la vie quotidienne dans Bagdad occupée: des jeeps américaines dans les rues, des hélicoptères de combat qui survolent la ville, des attentats passés sous silence, des tirs d'armes automatiques jour et nuit, des heures de files pour faire le plein, des coupures d'électricité imprévisibles.

Alors je me demande: comment réagiraient les Américains en Amérique? Que penseraient-ils s'ils devaient rester durant 6 à 10 heures dans une file d'attente pour faire le plein? Si le prix de l'essence augmentait de 1.000% en un an? S'ils devaient constamment subir des coupures d'électricité? Si leur ville était occupée par des forces armées étrangères? Si les troupes d'occupation faisaient irruption dans la maison de leurs voisins, soupçonnés d'aider la résistance?

Et ceux qui ne veulent pas faire partie de la résistance, que penseraient-ils de pouvoir être touchés à tout moment par une bombe placée par des gens qui, eux, sont dans la résistance? Comment réagiraient-ils si leurs enfants ne peuvent pas aller à l'école par crainte d'être enlevés, ou violés ou pulvérisés par une bombe? Et si 60% de leurs compatriotes n'avait pas de travail? Et si la situation ne faisait que se détériorer au lieu de s'améliorer? Et s'ils savaient que l'occupant étranger n'a pas l'intention de partir mais bien de rester très longtemps? Comment réagiraient-ils?

Ce n'était une simple idée qui m'a traversé la tête.

Des écoliers en prison

Hier, j'ai appris que les Américains ont fermé l'abri d'Amiriyah. Ils ont dit qu'ils l'ont fait parce que l'abri «a été maintenu ouvert par un groupe d'islamistes fondamentalistes». En 1991, les Américains ont bombardé cet abri où s'étaient réfugiés principalement des femmes et des enfants. Deux bombes ont fait mouche. Près de cinq cent civils, alors, ont été brûlés vifs. Je suis content d'avoir pu visiter l'abri il y a quelques semaines, car j'ai remarqué que quand les Américains ferment ou occupent des monuments, des écoles ou d'autres bâtiments, il y a peu de chance qu'ils les réouvrent par la suite.

Dans le même quartier, pas loin de l'abri, les Américains ont retenu 16 écoliers pendant 24 heures. Les Américains ont dit que les enfants leur avaient jeté des pierres. Il a fallu l'intervention du cheik Wadah Malek Alsdid pour que les Américains libèrent les enfants.

Entretemps, l'occupation continue à exiger son prix. Selon le Pentagone [le ministère de la Défense] près de 11.000 soldats ont déjà été évacués. 8.600 pour maladie et 2.800 pour blessures. Toujours selon le Pentagone, à ce jour (30 décembre) 461 soldats ont été tués.

Beaucoup de soldats se plaignent de ne pas savoir ce qui se passe dans les autres villes. Hier, j'ai parlé avec un groupe de soldats à Samarra, qui m'ont demandé: «Que se passe-t-il à Bagdad? À Bassorah? À Kirkouk? Nous ne savons rien.»Ils disent qu'ils ne reçoivent pas de courrier électronique et qu'ils ne peuvent pas téléphoner. Ils m'ont demandé si dans les autres villes les soldats américains se faisaient aussi tuer.

J'entends aussi beaucoup de soldats se plaindre qu'ils se sentent emprisonnés dans leurs bases. Ils ne peuvent quitter la base que pour aller en patrouille, ce qui est très dangereux. Ils doivent consacrer beaucoup d'heures, ont très peu de temps libre et n'ont pas la moindre idée du moment où ils pourront rentrer chez eux.

Chaque fois que je demande à un soldat quand il pourra rentrer chez lui, je reçois plus ou moins la même réponse: «Aucune idée. Mais pourquoi me demandez-vous ça? Je ne veux pas y penser.»

Depuis la capture de Saddam Hussein, le nombre de soldats tués quotidiennement n'a pas baissé. Au cours des neuf premiers mois de cette guerre, 461 soldats américains sont morts. Entre 1962 et 1964, 392 soldats US sont tombés au Vietnam.

On parle beaucoup des dizaines de milliers de dollars que les contribuables doivent payer pour cette guerre. Mais, même si ce montant est énorme, cela me paraît tellement futile en regard du coût humain: les Irakiens innocents qui meurent chaque jour et les soldats américains qui sont tués ou blessés.

La journée d'aujourd'hui n'a pas été différente de celle d'hier. Des avions de combat ont survolé Bagdad, des hélicoptères lourdement armés ont surveillé les quartiers. Et, comme toujours, on entend quand le soir tombe les tirs qui recommencent.

A part ça, il fait assez calme ici. Mais c'est seulement le calme avant une nouvelle tempête de violence. Dans un jour, c'est le nouvel an (07-01-2004)

*Dahr Jamail est un journaliste free lance basé à Anchorage en Alaska.

 

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