Argentine

Après l'argentinazo
Aldo Andrés Romero *
, 07/01/2002

1) L' «explosion sociale» si attendue a fini par se produire. Les demandes de nourriture devant les supermarchés se sont transformées en pillages en divers points du pays, dans le contexte d'une grève générale massivement suivie, de l'occupation et de l'incendie partiel de la mairie de Cordoba, de grèves et de mobilisations des employés publics de la province de Buenos Aires afin de bloquer le super-ajustement du gouverneur Ruckauf, de l'échec de la tentative de consensus dans les locaux de Caritas où le président et ses conseillers ont été conspués par une manifestation de travailleurs du téléphone.

Dans une tentative désespérée et irresponsable, De la Rua a décrété l'état de siège et déclenché, en particulier à Buenos Aires, un interminable cacerolazo, des centaines de coupures de rue et des rassemblements spontanés Place de Mai et devant le Congrès. La répression brutale qui a fait au moins 28 morts a attisé la rébellion populaire. C'est ainsi que s'est produit un véritable argentinazo qui a directement conduit à la démission de Cavallo, à la chute du gouvernement présidé par De la Rua et, avec un certain «décalage», à la levée de l'état de siège.

Nous pouvons de ce fait affirmer que la mobilisation populaire a obtenu une victoire retentissante, qui génère à son tour des conditions plus favorables au développement de la politisation, de la mobilisation et de l'organisation des secteurs populaires, dans le contexte d'une nouvelle situation politique que nous pouvons sans doute définir comme pré-révolutionnaire.

Cette caractérisation devra être précisée, développée et concrétisée en analysant de façon détaillée: a) la massivité et la puissance de la rébellion populaire dans les différentes régions du pays ; b) les développements inégaux de ses différentes composantes (exigence de nourriture et pillages, actions plus ou moins centralisées des employés publics de l'Etat et des provinces, grève générale, mobilisations de commerçants, cacerolazos et rassemblements populaires dans la ville de Buenos Aires, résistance civile et combats de rue, etc.) ; c) le rôle lamentable ou l'absence des organisations traditionnelles du mouvement ouvrier ; d) la relative faiblesse ou marginalité de l'intervention de la plupart des organisations composant le mouvement des piqueteros et des chômeurs ; e) le développement de la subjectivité des acteurs des manifestations à partir d'un apolitisme initial marqué ; f) les contradictions, frictions et y compris affrontements entre les différentes composantes des mouvements, qui se sont exprimés dans les luttes de pauvres contre des pauvres, des actes de vandalisme, des vagues de panique provoquées par les forces de répression afin d'ouvrir la voie à des projets autoritaires, etc.

2) En même temps, le transfert du gouvernement au Parti justicialiste [péroniste, NdT], à travers des manœuvres parlementaires ayant abouti à la nomination de Rodriguez Saa comme président intérimaire, chargé de réorienter la politique économique et de convoquer à l'élection de nouveaux président et vice-président pour le 3 mars 2002, ouvre une conjoncture aux développements incertains. La rupture introduite au niveau du discours par un président qui proclame la suspension du paiement de la dette extérieure, promet un million d'emplois et annonce un «choc redistributif» des richesses, tout comme la prétention délibérée de contenir et dissoudre l'action directe des secteurs populaires au moyen d'élections, ont pour toile de fond la catastrophe économique et sociale, les diktats du capitalisme globalisé et la tendance inexorable à décharger sur les épaules du peuple le plus grand poids de la crise.

3) La crise ouvre une étape de grands affrontements, mais il est hautement improbable qu'elle puisse se résoudre à terme rapproché. Le mouvement ouvrier et populaire devra parcourir un chemin long et difficile avant de se trouver en condition de pouvoir, objectivement et subjectivement, postuler comme alternative révolutionnaire. En même temps, la lutte entre diverses fractions bourgeoises et l'usure des partis traditionnels illustrent le fait que la bourgeoisie semble loin de pouvoir former un nouveau «bloc dominant» capable de remplacer celui qui actuellement agonise. Ces deux facteurs permettent de prévoir que l'instabilité va acquérir un certain caractère «chronique».

Nous sommes en présence d'une véritable crise organique dans le sens où l'entendait Gramsci. Dans ce cadre, l'irruption massive de millions de nouveaux acteurs de la crise politique introduit un ingrédient supplémentaire d'explosivité et d'instabilité, avec la possibilité de changements brusques vers la gauche et vers la droite. Tel est le contexte dans lequel nous, révolutionnaires socialistes, devrons agir.

4) Pour intervenir dans la crise, il est nécessaire de proposer et de corriger en permanence, en fonction du développement des événements et des enseignements de la lutte de classes, un programme transitoire qu'il nous faudra soumettre aux (et ré-élaborer avec les) masses, en tant qu'ensemble de réponses efficaces face à la catastrophe nationale et au discours populiste du nouveau gouvernement.

C. Katz a proposé de travailleur [dans un texte du 17/12/01 intitulé «Les alternatives à la crise économique» –  NdT] autour de trois axes (* Non-paiement de la dette ; * Augmentation des salaires et des retraites en même temps que mise en œuvre transitoire d'une assurance-chômage, financées par le non-paiement des intérêts de la dette et par des impôts sur le patrimoine, les entreprises privatisées et les rentes financières ; * Contrôle direct des banques et des entreprises qui commandent l'économie, incluant la ré-étatisation des entreprises privatisées, sous le contrôle démocratique des travailleurs et des usagers), articulés non pas dans l'optique illusoire d'une «humanisation du capital», mais dans celle d'une transformation socialiste. Luis Becerra et Andrés Méndez ont également proposé des éléments pour une issue anticapitaliste dans la revue Herramienta n° 17 [voir son site Internet, www.herramienta.com.ar, NdT]. Ces apports ainsi que d'autres constituent un point de départ, qui doit être retravaillé en s'ajustant au contexte né de l'argentinazo.

En même temps, il nous faut avancer des propositions d'action et d'organisation adaptées en permanence au développement des événements, notamment en fonction des développements des différents mouvements sociaux. Le centre de notre activité doit être mis sur l'intervention depuis en bas sur la base de telles propositions, en comprenant qu'un aspect fondamental de cette intervention est la «patiente explication» de la politique et de la perspective révolutionnaire du socialisme à travers ses propositions concrètes et la propagande sur la nécessité de lutter pour une transformation socialiste dans le pays et en Amérique Latine.

5) Pour relever les défis de l'heure et développer l'intervention signalée précédemment, il est également indispensable d'articuler une politique en direction de l'ensemble de l'extrême-gauche et pour les prochaines élections. Il nous faut dénoncer tant la criminelle parabole du gouvernement radical que la vélocité et l'impudence avec lesquelles le péronisme s'est installé à sa place, la manipulation éhontée à travers laquelle il tente d'assurer sa victoire en mars prochain. Si cette dénonciation coïncide avec une évolution dans le même sens des protagonistes de l'argentinazo, il sera possible de développer une puissante campagne contre le cirque électoral.

Mais nous devons aussi nous préparer à développer une intervention électorale commune de l'extrême-gauche politique, sur la base d'un accord minimal sur des mesures anticapitalistes, qui aide à donner une expression et à favoriser la participation politique directe de millions de jeunes et de travailleurs. Quoi qu'il en soit, il est nécessaire pour impulser cette bataille politique de reconnaître et d'apprécier à sa juste valeur la place privilégiée que Luis Zamora occupe, indépendamment des faiblesses de son organisation politique. Il serait sectaire d'ignorer plus longtemps sa capacité de dialogue avec des secteurs de l'avant-garde et des masses, tout comme le contenu révolutionnaire de ses positions générales. Sa présence dans la rue et son intervention à l'assemblée législative confirment et renforcent cette caractérisation.

6) Enfin, mais ce n'est pas le moins important, il nous faut renforcer la dénonciation de la colonisation impérialiste du pays tout comme de la croisade guerrière lancée par Bush, avec son impact sur l'Amérique Latine et le pays, en luttant contre tout envoi de soldats en Afghanistan, contre l'intervention US en Colombie, contre la tenue de manœuvres et l'installation de bases impérialistes dans notre pays.

Sur un autre plan, les répercussions des récents événements facilitent et exigent une activité visant à établir des liens de coopération et de solidarité avec les organisations sociales et les forces d'extrême-gauche au niveau international et continental.

23 décembre 2001

* Aldo Andrés Romero est membre du comité central du MAS (Mouvement vers le socialisme) ainsi que du conseil de rédaction de la revue Herramienta.

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