Argentine

Septembre 2001
Catastrophe économique et sociale, crise politique et renouveau des luttes en Argentine


Roberto Ramirez *

L'Argentine traverse sans doute sa plus grave crise économique et sociale des cent dernières années. Pire que la crise du début des années trente (lors de la grande dépression), pire que celle de 1975/76 (qui scella la fin du gouvernement d'Isabel Peron et vit l'instauration de la dictature militaire), et aussi que la crise de l'hyper-inflation de 1989 (qui contraignit le président Alfonsin à se retirer de façon anticipée devant Menem, lequel gouverna jusqu'en 1999).

Cette situation commence à être connue dans d'autres pays. Des revues spécialisées analysent la menace de défaut de paiement de la dette extérieure, dont on craint qu'il ne déclenche une autre tornade financière après celles du Mexique, d'Asie et de Russie. En même temps est apparu un nouveau phénomène de la lutte de classes: les " piqueteros ", mouvement de travailleurs au chômage dont la principale forme de lutte est la " barricade routière " (" corte de ruta ") qui coupe le trafic. Ce sont là des symptômes d'une sérieuse aggravation de la situation sociale, économique et politique en Amérique Latine et dans son " cône sud ", ainsi que d'un développement des luttes et de la contestation du " modèle néolibéral " imposé il y a dix ans.

La faillite du "meilleur élève "

Loin d'être un fait isolé, la faillite du pays constitue une expression des contradictions économiques et des déséquilibres sociaux générés par les transformations que la globalisation du capital a imposée dans la région, et qui ont débouché sur ce qu'avec d'autres auteurs nous appelons, à défaut d'un terme plus précis, une nouvelle colonisation1.

Ce processus a débuté en Argentine avec la dictature militaire instaurée en 1976. Cette dernière n'a pas seulement fait disparaître 30.000 ouvriers, étudiants et intellectuels ; elle a commis ces crimes afin de pouvoir faire les premiers pas d'un changement structurel qui, en s'imposant peu à peu, a fini par modifier profondément les rapports de forces entre les classes et avec l'impérialisme, tout comme la structure même de la bourgeoisie, de la classe des travailleurs et des classes moyennes. La dictature a ouvert cette voie en appliquant différents types de mesures, parmi lesquelles " l'ouverture " du marché national, la financiarisation de l'économie et la formation de la dette extérieure, par nationalisation des dettes en dollars des grandes entreprises et comme conséquence d'emprunts contractés à des fins militaires. La formation d'une dette publique impossible à amortir sans un véritable saccage de l'Etat et de la société a été décisive dans tout ce qui a suivi.

La débâcle de la dictature en 1982-83 et l'avènement de " la démocratie " ne modifièrent pas ce cours. Après la parenthèse hésitante du gouvernement de Raul Alfonsin (1983-89), le gouvernement péroniste de Carlos Menem appuya fortement sur l'accélérateur de la globalisation. Menem prit ses fonctions dans le cadre d'une grave crise hyper-inflationniste, d'une part, de l'euphorie de la bourgeoisie mondiale face à " l'échec du socialisme " et de la victoire du capitalisme dans sa version néolibérale, de l'autre. En Argentine comme dans toute l'Amérique Latine, c'est à ce moment que les transformations de la globalisation se sont précipitées et que le dogme néolibéral est devenu la doctrine indiscutée des gouvernements et partis de la bourgeoisie.

L'Argentine a été le " meilleur élève " latino-américain dans l'application des orientations définies par le " consensus de Washington ". En 1994, le directeur du FMI, Michel Camdessus, présentait ce pays comme un exemple mondial de " progrès ", le félicitant d'avoir appliqué les " réformes " à la lettre, en allant même au-delà de l'expérience avant-courrière du Chili de Pinochet. Aujourd'hui, alors même que le modèle globalisateur et néolibéral commence à être sérieusement mis en cause à une échelle continentale et mondiale, sa " légitimité " est sérieusement entamée par l'échec du meilleur élève latino-américain.

Cette banqueroute est en effet un résultat du formidable succèsde l'offensive bourgeoise néolibérale. A l'époque, on donnait pour avéré que les changements structurels ouvriraient une étape de développement qui conduirait le pays dans le cénacle du " premier monde " ; l'Argentine et d'autres pays latino-américains, en s'ouvrant et en s'intégrant à l'économie mondiale, allaient suivre la voie des " tigres " asiatiques… Les principales mesures appliquées dans cette voie furent les suivantes:

- Privatisation des entreprises de l'Etat (pétrole, gaz, électricité, téléphone, chemins de fer, mines, sidérurgie, hauts-fourneaux, etc.) qui représentaient un secteur très important de l'économie et contribuaient au PIB dans une proportion qui avait atteint jusqu'à 50 % ;

- Titrisation de la dette extérieure. Dans les années quatre-vingt, le problème de la dette extérieure avait débouché, comme dans d'autres pays latino-américains, sur une crise et même une situation de cessation de paiement, qui affectait principalement des banques étrangères, notamment nord-américaines. Dix ans plus tard, la dette fut reconvertie en titres qui servirent ensuite à acheter à bas prix les entreprises d'Etat. La titrisation de la dette permit en outre à la bourgeoisie argentine, grâce à l'achat de ces bons, de s'associer directement à la banque impérialiste dans une exploitation usurière du pays et dans la juteuse affaire des privatisations ;

- Taux de change fixe à travers la " convertibilité ", la monnaie argentine devenant convertible au taux fixe de 1 peso argentin = 1 dollar US ;

- Libéralisation totale des entrées et sorties de capitaux, y compris purement spéculatifs ;

- Large " ouverture " du commerce extérieur, dont on supposait qu'elle faciliterait la reconversion de l'appareil productif afin qu'il devienne plus " compétitif " sur le marché mondial ;

- Privatisation des retraites, avec transfert d'une grande partie des cotisations à une poignée de banques, et comme conséquence l'insolvabilité de l'Etat pour payer les retraites en cours ;

* Et surtout, une formidable augmentation de l'exploitation du travail, de l'extraction de plus-value absolue et relative, à travers la liquidation du droit du travail, l'augmentation des horaires quotidiens jusqu'à 12 ou même 16 heures, la baisse des salaires réels (d'environ 30 % dans le secteur privé au cours des années quatre-vingt-dix), l'accroissement de la productivité en particulier dans les entreprises " reconverties ", la généralisation du travail précaire et " au noir "..

Durant les premières années, après que la résistance des travailleurs des entreprises privatisées eut été écrasée, cela sembla bien fonctionner. C'est ainsi que le PIB crut de 35 % dans la période 1990-94, soit plus de 8 % par an 2. Les exportations, favorisées par la mise en place du Mercosur (marché commun entre l'Argentine, le Brésil, l'Uruguay et le Paraguay, NdTr), augmentèrent également, de 47,74 % entre 1990 et 1997. Tout comme se développèrent alors les investissements directs de l'étranger et l'investissement brut. Les banques, les transnationales, la bourgeoisie argentine et le FMI criaient victoire. Le nouveau " tigre " poussait dans la pampa ses premiers rugissements..

Le premier symptôme des dysfonctionnements fut l'accident économique de 1995, dans le cadre de l'effet Tequila consécutif à la crise financière mexicaine de décembre 1994. Tel un boxeur envoyé dans les cordes, mais qui avait encore quelques forces, l'économie refit surface et, en 1997, le PIB augmenta à nouveau de 8,6 %. Le knock-out ne se fit cependant pas attendre. Vers le milieu de 1998 commença la chute, qui se poursuit jusqu'à aujourd'hui.

Le ministre de l'Economie, Domingo Cavallo, a correctement défini cette crise non comme une récession mais comme une dépression. Il ne s'agit pas d'une simple baisse cyclique dont on récupère par des mécanismes " automatiques " et " endogènes ", mais d'une destructiondes bases de l'activité économique. Le pays, l'Etat national, les Etats provinciaux, sont en faillite. Après des années de louanges, le secrétariat nord-américain au Trésor et le FMI ont découvert que l'économie argentine n'est pas " soutenable ". Elle ne peut garantir ni la paiement de la dette, ni en général la rentabilité du capital, sans même parler d'un détail auquel ces responsables n'attachent pas d'importance, à savoir un minimum de travail et de nourriture pour ses habitants.

Les raisons du désastre

La manifestation la plus " spectaculaire " de la crise est financière: virtuelle cessation de paiement des intérêts de la dette, effondrement de la cotation des titres de la dette, s'accompagnant de retraits massifs de fonds, d'une fuite de capitaux, ainsi que de la menace d'une dévaluation et de la fin de la " convertibilité ".

Cette crise financière est réelle, mais elle agit en même temps comme un effet de miroir servant à faire croire que la situation commencerait à s'arranger si l'on réduisait à zéro le déficit du budget national et des provinces. Dans cette voie, le gouvernement s'efforce de réduire davantage les dépenses de santé, d'éducation, d'aide sociale, comme les salaires et les retraites. Evidemment, le seul poste budgétaire qui ne baisse pas est celui du paiement de la dette ; tout à l'inverse, il croît de façon exponentielle et représente désormais le quart de la dépense publique.

Il est vrai que le financement du déficit fiscal durant les années quatre-vingt-dix a été le principal moteur de l'accroissement de la dette publique et externe, à un rythme bien supérieur à celui du PIB. De 66,3 milliards de dollars en 1989, on est passé à 145,6 milliards en mars 2001. Les taux d'intérêts ont suivi le même rythme insensé. Selon des estimations actuelles, la dette atteindrait environ 160 milliards. Ce très grave problème n'est cependant qu'un aspect de problèmes structurelsplus profonds.

En premier lieu, l'Argentine, comme c'est plus ou moins le cas de la plupart des pays d'Amérique Latine, pâtit d'une insertion défavorable dans l'économie mondiale globalisée.Ses exportations sont principalement constituées par les " produits du règne animal et végétal ", les graisses et huiles, les aliments et boissons, les minéraux (principalement pétrole et gaz), plus un peu de production automobile grâce à des accords avec le Brésil. Il s'agit donc, pour l'essentiel, de produits de faible valeur ajoutée, objets de fluctuations de prix incontrôlables et en butte au protectionnisme des Etats-Unis et de l'Union européenne. Dans la catégorie " machines et appareils, matériel électrique, etc. ", les importations sont huit fois supérieures aux exportations. Le modèle est clairement déficitaire, pour ce qui concerne tant le commerce extérieur que la balance des paiements et le budget de l'Etat, et, naturellement, ces trois déficits alourdissent la dette.

" L'ouverture " et le " libre commerce " n'ont pas servi à développer une industrie d'exportation dynamique, mais à liquider une grande partie de la vieille industrie de substitution des importations, barrée par l'avalanche d'importations des Etats-Unis et d'Asie. Ce secteur qui il y a quelques décennies produisait 50 % du PIB et constituait la principale source de travail, en particulier pour la classe ouvrière, se caractérisait par une tentative d'industrialisation intégrale. Les " nouvelles industries ", en revanche, ne sont que des ateliers d'assemblage liés aux fournisseurs internationaux de haute technologie. Elles s'avèrent ainsi plus importatrices qu'exportatrices, et apportent leur contribution aux déficits du commerce extérieur et de la balance des paiements.

Les privatisations ont constitué un autre facteur de la catastrophe. Les entreprises d'Etat ont été vendues pour des sommes dérisoires. Mais le plus grave réside dans l'octroi des concessions qui garantissent, sans le moindre " risque entrepreneurial ", des profits considérables dont le rapatriement à l'étranger charge encore la barque de la balance des paiements, donc de la dette. Les prix des monopoles de services, des péages d'autoroutes, des combustibles (également livrés au capital impérialiste), sont par ailleurs scandaleusement élevés, ce qui contribue à déformer et renchérir toute la structure de prix et de coûts de la production nationale, et rend d'autant plus problématique toute entrée en concurrence sur le marché national et mondial.

Parallèlement à la privatisation des entreprises d'Etat s'est produit un phénomène de prise de contrôle des entreprises privées par le capital impérialiste. Dans une large mesure, les investissements directs de l'étranger n'ont pas servi à développer de nouvelles entreprises, mais à acheter des établissements de capital national déjà existants. La plupart n'étaient pas exportateurs mais tournés vers le marché national, et le demeurent. Leur transformation en filiales de transnationales a cependant augmenté les pressions à l'importation, tout comme les rapatriements de bénéfices.

La privatisation des retraites a joué un rôle décisif dans la faillite de l'Etat. Les 4 à 5 milliards de dollars que ce dernier encaissait bon an mal an sont tombés entre les mains de quelques banques qui ont créé des fonds de pension, juteux négoce parasitaire qui leur offre 800 millions de profits sans risquer un sou. Mais si l'Etat a transféré les versements à ces vampires, il continue de payer les retraites en cours. Les 4 à 5 milliards qu'il a cessé de percevoir sont devenus la première source de déficit des comptes publics, couverte au prix d'une augmentation de la dette.

Quant à la libre circulation des capitaux, l'une de ses principales conséquences a été de permettre à la bourgeoisie argentine de sortir du pays toujours plus de fonds. Si les sommes en question ne sont pas connues avec précision, des études sérieuses les estiment entre 125 et 150 milliards de dollars. Cette bourgeoisie possède ainsi à l'étranger des capitaux d'un montant presque équivalent à celui de la dette.

La fuite des capitaux est directement lié au sport préféré de la bourgeoisie, qui n'est pas le football mais l'évasion fiscale. Ce sont principalement les pauvres qui payent l'impôt, à travers une TVA qui est de 21 %. Légalement, les produits financiers ne sont pas assujettis à l'impôt. Quant à l'impôt sur les bénéfices, il est facilement évadé. L'une des principales et plus rentables activités des banques privées, presque toutes étrangères, est l'aide au blanchiment des sommes soustraites à l'impôt, pour des opérations qui sont réalisées principalement aux Etats-Unis et dans des banques off-shore. Comme d'autres pays de la périphérie, l'Argentine envoie des flots de dollars à Wall Street en même temps qu'elle paye pour sa dette des intérêts usuraires.

Enfin, la convertibilité, parité de change fixe avec un " dollar fort ", est aussi commode pour les banquiers et ceux qui évadent l'impôt que désastreuse pour la structure des prix dont elle aggrave les distorsions et pour l'exportation qu'elle complique davantage. L'Argentine se trouve ainsi privée du recours (certes précaire) utilisé par d'autres pays de la périphérie, comme le Brésil, qui peuvent améliorer leur position à l'exportation par des dévaluations.

Ces différents facteurs agissent comme des engrenages reliés les uns aux autres, dans des mécanismes destructeurs qui aggravent la dépression. Le cercle vicieux le plus notoire est celui qui voit le gouvernement, afin de garantir le service de la dette, réduire les autres dépenses de l'Etat, baisser les salaires, etc. Ces coupes franches aggravent la dépression, ce qui à son tour entraîne une diminution des recettes fiscales, ce qui accroît à nouveau le déficit, ce qui appelle de nouvelles restrictions budgétaires, etc.

Une misère galopante

La débâcle de l'économie a provoqué une catastrophe sociale. A la différente d'autres nations latino-américaines, l'Argentine a longtemps été un pays socialement assez intégré, sans grandes masses d'exclus. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, elle n'avait plus connu de forts taux chômage, même si les travailleurs se sont peu à peu paupérisés à partir des années soixante-dix. Dans les années quatre-vingt-dix, tout a changé. Le processus a cessé d'être " évolutif " et, brusquement, des millions de travailleurs ont perdu leur emploi, sans aucun espoir d'en retrouver un autre.

Le chômage a été alimenté par plusieurs facteurs: liquidation de l'ancienne industrie et d'autres entreprises qui n'ont pu " s'adapter " à l'ouverture, privatisation du secteur public entraînant des licenciements massifs, " reconversion " des industries survivantes avec également à la clé des suppressions d'emplois considérables, faillite des " économies régionales " dans les provinces de l'intérieur du pays (en dehors de la capitale fédérale et de la province de Buenos Aires – NdTr).

Le taux de chômage est ainsi passé de 6 % en octobre 1991 à 13 % pour le même mois de 1994, puis à 18,4 % en mai 1995. Après avoir reculé de quelques points, il est reparti à la hausse dans le cadre de la dépression, et atteint aujourd'hui " officiellement " les 17 %. Tout le monde sait néanmoins que la situation réelle est bien pire qu'en 1995. Le chiffre officiel ne prend en compte ni les travailleurs qui ont renoncé à chercher un emploi, ni la masse des chômeurs partiels dont le nombre a crû de façon encore plus importante.

Au moins un travailleur sur trois se trouve aujourd'hui au chômage total ou partiel – dans un pays où il n'existe aucun système national d'assurance-chômage. En ajoutant le fait que l'emploi dans le secteur privé a diminué de 30 % au cours des années quatre-vingt-dix, que les conditions actuelles de l'emploi se sont elles-mêmes dégradées (précarité et travail " au noir " sans sécurité sociale ni droits à la retraite), que l'on est maintenant en train de diminuer les rémunérations des employés de l'Etat ainsi que le montant des retraites, et que cette attaque contre les salariés s'accompagne de la ruine de très nombreux petits commerçants et producteurs indépendants de la ville et de la campagne (en particulier dans les " économies régionales "), on obtient un panorama général du déferlement de misère qui, en quelques années, a radicalement modifié la situation sociale.

Selon des chiffres officiels, la " pauvreté " (c'est-à-dire la situation des personnes qui ne peuvent acquérir une série de biens et services élémentaires) a crû, dans le Grand Buenos Aires 3 , de 19,5 % de la population en mai 1994 à 39,4 % pour le même mois de 2001. Chez les jeunes, cette proportion atteint 48,4 %. Au cours de la même période, " l'indigence " (situation de ceux qui ne peuvent acheter les aliments indispensables) est passée de 4,1 % à 13 % de la population du Grand Buenos Aires. La situation est en réalité plus dramatique dans la mesure où ces chiffres incluent des zones de hauts revenus. Dans les villes qui forment la grande couronne de Buenos Aires, la " pauvreté " frappe 48,9 % des habitants et " l'indigence " 16,4 %. Et la situation est pire dans la majorité des provinces du pays.

Ces chiffres ne rendent cependant pas totalement compte de l'ampleur de la catastrophe sociale en cours. En effet, tout au long des années quatre-vingt-dix, le processus de dégradation des communautés de travailleurs a été relativement pallié par les mécanismes " d'assistance " dont le parti péroniste au pouvoir s'était fait une spécialité, à travers les structures du parti mais aussi celles de l'Etat: les réfectoires fonctionnant à l'école publique permettaient de soulager la faim des plus petits et parfois de toute la famille, les étudiants de familles pauvres bénéficiaient de bourses, une aide très insuffisante était accordée à une minorité de chômeurs à travers les dits " Plans Travailler " (sorte de " TUC ", travaux d'utilité collective, comme il en a existé en France, NdTr). Or, afin d'atteindre l'objectif du " déficit zéro " des finances publiques, le gouvernement a maintenant décidé de diminuer aussi les sommes destinées à " l'assistance ". Si ce projet s'applique, il n'y aura plus de nourriture dans les écoles, plus de médicaments dans les hôpitaux publics, ni de " Plans Travailler ".

Crise politique et réaction des masses

C'est sur la base de cette situation matérielle que semblent aujourd'hui se développer des éléments non seulement d'une nouvelle situation politique, mais aussi d'une nouvelle étape générale de la lutte de classes.

Dans les années quatre-vingt-dix, l'impérialisme et la classe dominante native avaient formé un bloc solide afin de mettre en œuvre les transformations. Le gouvernement péroniste de Menem avait été accompagné dans cette tâche par " l'opposition ", principalement formée par l'Union civique radicale (UCR), parti centenaire de la bourgeoisie. Ce bloc avait défait la résistance aux privatisations, instauré une notable " paix sociale ", et était surtout parvenu à imposer un consensusau sein de larges secteurs des classes moyennes mais aussi de la classe des travailleurs. Ont joué en sa faveur, outre le phénomène mondial de la déferlante néolibérale, la fin de l'hyper-inflation de 1989/90, la mise en place d'une monnaie " solide " permettant la réouverture du crédit à tous les niveaux de la société, et la croissance des premières années.

Ce tableau s'est maintenant totalement modifié. Du côté des exploiteurs, la confusion et les divisions prédominent, et se reflètent dans un gouvernement chaotique, dépourvu de tout plan stratégique de sortie du marasme, au-delà des tours de vis successifs pour respecter les obligations de la dette. Dans ce contexte apparaissent des secteurs bourgeois, tels ceux regroupés autour l'Union industrielle argentine, l'organisme patronal fédérant ce qu'il reste de bourgeoisie industrielle nationale, qui commencent à élaborer des plans alternatifs.

Mais le plus important est qu'au consensus antérieur a succédé, de la part des travailleurs et des classes moyennes, une remise en causede plus en plus nette. Le pays se trouve quasiment dans un état délibératif, donnant lieu à une mise en accusation non seulement des institutions de l'Etat (gouvernement, parlement, partis, justice, etc.) mais également des dogmes néolibéraux qui semblaient il y a peu intouchables. Le fait de savoir, par exemple, s'il faut ou non payer la dette extérieure, question auparavant posée par les seules minorités d'extrême-gauche, est désormais discuté au sein de larges couches de la population.

Il y a une " crise de domination " du régime bourgeois-impérialiste, que déterminent les altercations entre secteurs bourgeois et, plus encore, le degré élevé de discrédit des institutions du régime. En même temps que la majorité de la population chemine vers la misère, des sentiments de haine et de rejet s'expriment envers la dite " classe politique " qui a tiré parti du " festin " des années quatre-vingt-dix pour s'enrichir à travers tout type " d'affaires "… et qui continue à le faire malgré la dépression. Il ne se passe pas de jour sans qu'éclate un scandale. Les sénateurs de la Nation, par exemple, exigent du pouvoir exécutif de substantiels jetons de présence pour se réunir en assemblée et approuver les lois. Dans un pays où le niveau des prix est comparable à celui de la France ou de l'Espagne, et où la majorité de ceux qui ont la chance de conserver un emploi touchent des salaires mensuels de 300 dollars US pour une journée de travail de 12 heures, un député de la Province de Buenos Aires recevait légalement, jusqu'à l'année dernière, 40.000 dollars US par mois entre salaire, remboursements de frais, " aides " diverses, etc. Tout en générant la croyance erronée que la ruine du pays est due à la formidable corruption des politiciens (ce qui occulte le rôle primordial de la bourgeoisie argentine et de l'impérialisme), cette situation induit une notable perte de légitimité des institutions de la domination bourgeoise.

A cet égard, il faut signaler que les Etats latino-américains ont des traits spécifiques, liés à ce que appelons la " nouvelle colonisation ". La nature de ces Etats n'est pas simplement donnée par leurs bourgeoisies nationales. Ils représentent aussi, et de plus en plus, le capital impérialiste, plus concrètement la domination exercée par les Etats-Unis et les organismes internationaux (FMI, Banque mondiale, etc.) qui se trouvent à leur service. Le FMI et ses représentants, avec le secrétariat au Trésor et le département d'Etat des Etats-Unis, constituent de fait un " quatrième pouvoir " au sein de l'Etat argentin, et un pouvoir qui a souvent le dernier mot. Il s'agit d'un élément important de perte de légitimité, qui stimule en outre une renaissance des sentiments anti-impérialistes. La crise a fait tomber les voiles, l'opinion publique constatant à quel point toutes les mesures, du montant des retraites à la liquidation du droit du travail, sont décidées à Washington.

Le développement d'un nouveau cycle de lutte des travailleursest un autre aspect fondamental des changements dans la situation politique. Ce cycle présente des caractéristiques spécifiques et pour partie inédites. Le devant de la scène est en effet occupé par des secteurs de travailleurs au chômage, les plus exclus et " dévalués ", ceux qui " n'ont à perdre que leurs chaînes " comme disait Marx dans le Manifeste. Les travailleurs du secteur public, en particulier les enseignants, figurent à leurs côtés parmi ceux qui se mobilisent le plus. Les salariés de l'industrie, très attaqués et dont le nombre a été considérablement réduit, se trouvent en revanche très en retrait.

L'élément nouveau est donc l'apparition du mouvement social des chômeurs, connu sous le nom des " piqueteros "(ceux qui participent aux " piquets "). Ces derniers sont loin de regrouper la grande masse des chômeurs, mais ils réunissent d'ores et déjà une minorité militante significative et qui bénéficie de la sympathie de cercles plus larges. Le mouvement n'est pas non plus uni et coordonné dans une organisation nationale, quoique des pas aient été faits dans ce sens, notamment avec " l'Assemblée nationale des organisations territoriales et de chômeurs " réalisée le 25 juillet à La Matanza.

Il faut en signaler les limites, notamment l'influence qu'y exercent des directions bureaucratiques, avec ce qui en découle en terme de restrictions à la démocratie interne et de danger de manipulation par les variantes " antilibérales " en paroles mais procapitalistes dans les faits qui postulent en tant qu'alternative aux vieilles directions politiques discréditées. Mais il reste, et c'est essentiel, qu'est en train de se consolider un mouvement immensément progressiste et d'une importance stratégique. A cette étape du capitalisme globalisé, ici comme dans la plupart des pays, surtout ceux du " tiers-monde ", la principale catastrophe sociale est le chômage de masse, structurel et permanent, par ailleurs aggravé par l'actuelle conjoncture récessive. Les avancée dans la lutte et l'organisation des travailleurs au chômage en sont d'autant plus importantes.

Si les chômeurs ne peuvent pas faire grève, ils sont en mesure, par le nombre, l'organisation et la détermination, de perturber l'ordre bourgeois davantage que bien des grèves. Les actions menées par leurs piquets, en particulier les barrages de routes, avenues et même voies ferrées, mettent cet " ordre " en question en défiant le contrôle de l'Etat sur les canaux de circulation des marchandises et richesses du capital. Ainsi que l'affirmait un dirigeant piqueterode la province du Chaco, " les routes sont les veines du capitalisme, et nous les coupons ". Tout comme d'autres actions de lutte menées par des travailleurs salariés ou des paysans, les barrages se situent objectivement en marge de la légalité bourgeoise. Ces mouvements, que la bourgeoisie n'a pas encore enrégimenté et transformé en institutions collatérales de l'Etat, subvertissent également les canaux traditionnels incarnés par des syndicats qui sont particulièrement intégrés à l'Etat bourgeois et au capital, et ont si souvent permis de réprimer la lutte de classes.

La masse des travailleurs privés d'emploi ou sous-employés ne trouve plus dans les entreprises son lieu traditionnel de vie sociale, d'organisation et de lutte. Elle ne peut donc plus s'exprimer à travers des structures syndicales traditionnelles (d'autant que leurs bureaucraties en excluent délibérément ceux qui ont perdu leur emploi) et son " espace social " devient le lieu d'habitation. Dans le passé, le développement industriel s'était accompagné de la création de banlieues-dortoirs dans lesquelles, au prix de grands efforts, parfois en occupant des terrains, les travailleurs s'étaient construit leur maison ; dans certains cas, des villes avaient également été édifiées pour leurs salariés par des entreprises de l'Etat. C'est de là qu'ont surgi, en tant qu'organisations " territoriales ", les mouvements de chômeurs.

Ceux-ci sont loin d'avoir perdu toute référence de classe. Le lien n'a pas été rompu, notamment parce que beaucoup de participants sont d'anciens salariés de grandes entreprises, et qu'un grand nombre des jeunes qui n'ont jamais eu d'emploi proviennent de familles ouvrières. Parmi les animateurs du mouvement, la plupart sont d'ailleurs d'anciens délégués d'usine ou d'entreprise. Dans le même temps, ces mouvements impriment au nouveau cycle un contenu largement " populaire ". Dans les quartiers, les acteurs des luttes interviennent non seulement en tant que chômeurs ou travailleurs, mais aussi comme hospitaliers et usagers de l'hôpital intervenant sur les problèmes de santé, enseignants et parents d'élèves se préoccupant de l'éducation des enfants, employés municipaux et habitants intervenant sur les problèmes de la vie locale, etc.

S'ouvre ainsi, au moins potentiellement, une perspective totalement différente du point de vue sectoriel-corporatiste, devenu inopérant mais que la majorité des syndicats bureaucratisés perpétue. L'unité des travailleurs actifs et au chômage autour d'un programme commun est en point de mire, et elle progressera si ce mouvement parvient à se développer et à se massifier. La lutte afin qu'il s'autodétermine, qu'il devienne pleinement démocratiqueet indépendantdes courants politiques de la bourgeoisie, acquiert une dimension stratégique. Une victoire sur ce terrain entraînerait une recomposition historique du mouvement ouvrier et populaire dans notre pays.

La lutte pour une issue anticapitaliste et socialiste

Tant l'insupportable crise socio-économique que la perte de légitimité du régime et le nouveau cycle de luttes posent à une échelle de masse la question d'une issue globale. Il y a en Argentine une compréhension grandissante que l'on n'est pas confronté à un problème ponctuel ou conjoncturel, mais à une crise générale ou, comme l'on dit communément, une " crise de modèle ". La question de " l'issue "fait l'objet d'un débat généralisé, depuis les pages des quotidiens bourgeois jusqu'aux assemblées et réunions de piqueteros.

Certes, les masses ne considèrent pas qu'une option anticapitaliste et socialiste, ou un gouvernement des travailleurs, constituent une issue nécessaire ou crédible. La crise d'alternative au capitalisme, produit de l'échec des " socialismes " bureaucratiques, continue de peser avec force. Mais cela ne signifie pas que l'on penserait comme il y a dix ans, après la chute du Mur et l'effondrement de l'URSS. La conscience a avancé, bien sûr de façon inégale, ce qui ouvre un espace plus important à la lutte pour gagner les masses à une alternative authentiquement anticapitaliste. Le fait que le capitalisme, du moins dans sa version néolibérale, soit un désastre pour les travailleurs, est une idée d'ores et déjà acquise par beaucoup. Des thèmes tels que la dépendance envers le FMI, le paiement de la dette, le désastre des privatisations ou les conséquences de la globalisation, auparavant confinés à l'aire d'influence immédiate de l'extrême-gauche, sont aujourd'hui posés par une bonne partie de la population.

De même la crise politique, l'immense déception envers les politiciens traditionnels et les institutions du régime, posent-elles la question de qui doit gouverner et comment. Les deux principaux partis traditionnels (le péronisme et l'UCR, actuellement au gouvernement) traversent des difficultés et connaissent des divisions. Le Frepaso, une formation de " centre-gauche " à laquelle l'UCR s'était alliée pour remporter les élections de 1999, s'est quant à lui effondré.

Dans cette situation sont apparues deux options bourgeoises qui se présentent comme des alternatives " antinéolibérales ": l'ARI (Alliance pour une république d'égaux), avec à sa tête une dirigeante radicale dissidente, Elisa Carrio, et le Pôle social, coalition populiste de gauche dirigée par un curé, le père Luis Farinello, qui fait campagne en exhibant ses photos avec Fidel Castro et le commandant Chavez, président du Venezuela. Ces formations expriment les positions de secteurs patronaux et bureaucratiques qui aspirent à une modification globale du plan économique, incluant une renégociation de la dette et l'abandon de la " convertibilité ".

Quant à la bureaucratie syndicale, ses trois composantes s'alignent sur l'une ou l'autre des variantes bourgeoises d'opposition: la CGT officielle sur le péronisme traditionnel, la CGT " combative " sur le Pôle social et la CTA (Centrale des travailleurs argentins) 4 sur l'ARI.

Dans ces conditions, le combat politique que l'extrême-gauche doit mener pour une issue socialiste s'articule à la réponse qu'elle peut apporter à la question de qui doit gouverner. L'extrême-gauche, particulièrement le trotskysme, a eu pendant des années un poids important parmi les travailleurs d'avant-garde, tout comme dans les luttes et organisations ouvrières et populaires. Aujourd'hui, de grandes possibilités s'ouvrent à nouveau pour disputer aux courants antilibéraux en paroles et capitalistes dans les faits, l'hégémonie sur les secteurs déçus des partis traditionnels et qui s'orientent vers la gauche. Le changement de situation se perçoit également dans le fait que toutes les organisations d'extrême-gauche se développent et gagnent des positions dans les mouvements syndicaux et de chômeurs. Dans le cas du MAS, notamment, le tournant dans la situation a permis de consolider le processus de reconstruction qui avait déjà été engagé.

Le mouvement de masse et la gauche révolutionnaire elle-même demeurent cependant extrêmement fragmentés, ce qui pose un grand problème et un véritable défi. C'est pourquoi nous soulignons l'importance, dans la situation actuelle, de l'unité afin de lutter pour une alternative totalement indépendante des variantes bourgeoises et des directions syndicales bureaucratiques, pour une issue anticapitaliste et socialiste, de pouvoir des travailleurs.

Notes

* Roberto Ramierez est membre de la direction du Movimiento al socialismo (MAS). Cet article a été écrit avant les élections du 14 octobre 2001.

1 Voir notamment, en français, le travail de l'économiste argentin Claudio Katz, " Amérique Latine – Les nouvelle turbulences d'une économie malmenée par l'impérialisme". Cet article a été publié dans le Bulletin de Solidraités-VD et peut être obtenu en s'adressant à la rédaction de à l'encontre

2 Les chiffres cités sont tous tirés de matériels de l'INDEC (Institut national de statistiques et de données) ou de la Banque historique de données du quotidien Ambito Financiero.

3 Ensemble des localités entourant la ville de Buenos Aires, similaire à la banlieue d'une grande ville comme Paris.

4 La CTA est connue dans certains milieux militants en Europe, dans la mesure où elle participe au mouvement antimondialisation et a impulsé Attac-Argentine en liaison avec la direction du Monde Diplomatique(NdTr).

 

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