Argentine

Entretien avec Luis Zamora

Luis Zamora a été élu député, lors des élections du 14 octobre 2001, sur la liste Autodétermination et liberté. Il ne l'espérait pas. Son élection s'inscrit dans une radicalisation sociale qui s'est exprimée le 14 octobre par des abstentions, des votes en blanc et un vote pour la gauche radicale. Cette montée populaire a atteint un seuil les 19-20 décembre. Cet entretien avec Luis Zamora permet d'avoir une meilleure perception de ce qui s'est passé et de ce qui se passe en Argentine. L'entretien a été mené par Luis Bruschtein pour le quotidien argentin Pagina 12(14.1.2002).

Etes-vous d'accord avec l'analyse qui caractérise les «cacerolazos» (manifestations de masse avec des casseroles) comme un problème lié aux classes moyennes dont l'épargne est restée emprisonnée par le «corralito» (limitation, puis impossibilité de retirer les dollars déposés sur des comptes bancaires)?

Luis Zamora: Il me semble qu'il s'agit d'un phénomène beaucoup plus large, d'un processus où cette question (corralito) a fonctionné plus comme un détonateur au sein de la classe moyenne de la capitale fédérale (Buenos Aires) et des autres grandes villes.  Il faut prendre en compte aussi la participation des salariés et des jeunes, et y compris des jeunes paupérisés, au chômage. Ce sont des jeunes gaillards qui sont habitués à s'affronter à la police lors des matchs de football et d'autres manifestations. C'est une des raisons pour lesquelles il a été si difficle à la police de les faire reculer. Mais il est tout à fait significatif qu'à leurs côtés manifestaient des gens en costume-cravate qui lançaient des pierres. Cela se produisit le 20 décembre. Le 19 était plus marqué par une manifestation des classes moyennes sous une forme  pacifique très spontanée. Je ne connais par d'autres exemples dans le monde. La mobilisation s'opéra sans dirigeants, sans cadre de référence, sans organisation. [...]

En vérité, les jours précédents, l'on a vu se succéder des attaques contre les super-marchés à l'intérieur du pays. Et elles furent brutalement réprimées. Cela a frappé des secteurs des classes moyennes qui regardaient avec attention, grâce à la télévision, comment on brutalisait, frappait ceux qui se rendaient dans les super-marchés, comment on réprimait les travailleurs de Cordoba (deuxième ville du pays). Il était évident que le climat changeait. D'autant plus lorsque la situation s'est généralisée par l'instauration du corralitoet les files d'attente devant les banques.

Ces événements concrets, qui ont fonctionné comme un détonateur de la crise, ont-ils provoqué un changement dans la forme de pensée des gens?

En ce qui me concerne, je l'ai constaté quand le conflit, en mai 2001, s'est déclenclé à propos d'Aerolineas Argentinas [Iberia avait racheté pour rien la compagnie argentine et de fait l'a liquidée]. Certainement que le processus avaient des origines antérieures. Mais je ne l'avais pas perçu. J'ai commencé à percevoir la sympathie qu'il y avait dans la population en faveur de la lutte d'Aerolineas. Dans la population, on commençait à comparer le processus de privatisation et de destruction d'Aerolineas avec la destruction de l'Argentine et la disparition des emplois qui touchait tout le monde. Au cours du second semestre 2001, des courants de la gauche pensaient que le phénomène le plus important et le plus significatif était celui des piqueteros(chômeurs et sans-emploi qui organisent des piquets et coupent des routes). En effet, cela m'apparaissait très important, particulièrement dans un pays où il y a tant d'exclus. Mais, pour moi, ce phénomène était assez localisé. Par contre, le plus important, c'était ce qui se passait dans la tête de millions et millions de gens, qui n'entraient pas dans l'action mais qui étaient en train de tout repenser, que ce soit le plan économique du gouvernement, le modèle économique, les mesures mises en œuvre, ce qui avait été fait avec le pays, ce qu'on avait fait de leurs votes, ce qu'étaient vraiment les institutions et les dirigeants politiques.

Un symptôme de ce processus de changement à l'œuvre dans la tête des gens n'a-t-il pas été les «cacerolazos» pour renvoyer la Cour de justice[équivalent du Tribunal fédéral]?

Il faut comprendre que le peuple n'a pas réclamé au Congrès [les deux Chambres élues] qu'il juge politiquement le président Fernando de la Rua. Les gens ont occupé la place de Mai, les lieux symboliques du pouvoir et l'ont vidé. La Cour de justice, dans tout le monde, n'est presque jamais l'objet d'une répulsion ou de revendications pour qu'elle s'en aille. Si on a attribué une responsabilité dans la crise du pays à la Cour de justice, comme c'est le cas aujourd'hui, ce fut parce qu'il y a eu une accumulation dans la mémoire de ce qu'avait fait cette Cour au service de Carlos Menem [président entre 1989 et 1999]. Le fait que Menem, accusé de malversations nombreuses, ait été laissé en liberté fut le clou du spectacle. [...] La Cour a retiré une enquête à un juge afin de pouvoir privatiser Aerolineas, avec les licenciements qui s'en sont suivis. La Cour a avalisé les privatisations, avec ses dizaines de milliers de personnes licenciées. La Cour a avalisé les augmentations des tarifs publics, les baisses de salaire. La Cour s'est montrée, nue, comme étant le complice politique d'un plan conduisant à la destruction de l'Argentine. Cela s'est vu clairement. La mise en question de la Cour de justice est un symptôme de ce qui se passe dans la tête des gens; parce que c'est de la même manière qu'apparaissent au sein de la population le thème du refus du paiement de la dette, la question de la nationalisation des banques ou de la re-nationalisation du secteur pétrolier.

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