Argentine

L'Argentine en état de siège

par Adolfo Gilly

Adolfo Gilly est un historien très connu en Amérique Latine. Ses principaux travaux portent sur l'histoire du Mexique. Actuellement, il est professeur à l'UNAM (Mexico City). Adolfo Gilly est un militant de longue date; il est d'origine argentine. Ce texte a été écrit pour le quotidien mexicain La Jornada.

L'effondrement du système financier, de l'économie et de l'exercice du pouvoir étatique qui a eu lieu en Argentine, peut être comparé à un test de laboratoire de portée globale. Il montre en effet que lorsqu'on applique ce qu'on appelle «le modèle néo-libéral» dans des conditions chimiquement pures, comme cela a été fait en Argentine, cela ne conduit pas le pays à s'intégrer au Premier Monde, mais bien plutôt à sombrer dans une tragédie nationale.

Cet effet-démonstration des événements argentins a une portée universelle qui pourra difficilement être niée ou escamotée. L'envoûtement est brisé. On ne peut plus dire qu'il est impossible d'imaginer ou de penser une autre voie, parce que toute alternative nationale est exclue dans le cadre de la nouvelle économie globale. Les faits démontrent au contraire que ce sont les recettes de cette nouvelle économie et son gardien, le FMI, qui conduisent à ce désastre. Il est donc indispensable de penser cette autre voie.

En effet, les grands axes des recommandations et des programmes placés sous l'étiquette du Consensus de Washington (c'est-à-dire les lignes d'une politique économique pour l'Amérique latine définies  en 1989) et du FMI consistent à privatiser à outrance les richesses nationales, à déréguler à outrance et à démanteler, de fait et en droit, la législation sociale, à imposer une libéralisation commerciale et financière extrême et à susciter le retrait de l'Etat face au capital international. Et la situation en Argentine montre bien ce qui arrive lorsque ces recommandations et ces programmes sont appliqués rigoureusement dans un pays moderne, ayant des relations sociales capitalistes hautement développées. Ce pays, la troisième économie d'Amérique latine, avec ses 37 millions d'habitants, a été précipité dans une situation de faillite et de paralysie sans précédent.

Pour que cet effet-démonstration se produise et soit visible, il ne suffisait pas que l'économie soit en faillite. Il fallait aussi la réaction des Argentins, réaction avec laquelle les champions du modèle néo-libéral n'avaient pas compté. Rappelons que cette mobilisation n'a pas commencé avec la restitution de l'épargne confisquée, revendication aussi légitime que celle de ceux qui ont été dépouillés de leur travail ou de la valeur de leur salaire. Cette mobilisation a démarré lorsque, pour soutenir sa politique, Fernando de la Rua a voulu imposer l'état de siège.

La première explosion populaire était dirigée contre cette tentative in extremis d'établir une dictature – qui n'est autre chose qu'un état de siège et la suspension des garanties constitutionnelles – pour imposer les mesures drastiques de sauvetage des finances nationales et internationales. Cette explosion, à laquelle le gouvernement et les financiers ne s'attendaient pas, a frustré ces projets. Néanmoins, elle a coûté au moins 30 morts à ce peuple.

Le gouvernement et les banques enferment l'argent des épargnants dans un corralito (littéralement un petit enclos: donc les épargnants ne peuvent retirer leur épargne ou alors un montant très réduit). Par leurs mobilisations et manifestations, les Argentins ont enfermé le gouvernement dans un autre corral. Le Département du Trésor des Etats-Unis, le FMI et l'Union Européenne veulent à leur tour ériger un enclos sanitaire autour de la nation argentine, de son peuple et de sa révolte. Ils commencent en effet à craindre que l'effondrement de la légitimité de leur «modèle» ait un effet de démonstration pour d'autres pays qui subissent le même étranglement..

Un article du quotidien français Le Monde cite les propos de Horst Kohler, le directeur général du FMI, qui avertit les Argentins que pour leur situation «il n'y aura pas d'issue sans souffrances» et que «le chemin vers la croissance ne passe pas par le populisme». Il reconnaît que le FMI «aurait dû être plus attentif aux dérives de la politique de Menem» (à laquelle il a au contraire accordé des financements et des soutiens). Mais, il ajoute: «la rupture de la situation économique et sociale est la dernière étape d'un déclin commencé, il y a des décennies, et qui frappe l'ensemble de la société. (...) Les racines du mal sont en Argentine, et si les Argentins ne s'unissent pas pour s'aider eux-mêmes, le FMI ne peut pas le faire à leur place». Comme si le FMI n'était en rien responsable des politiques menées pendant ces décennies et qui ont conduit à cette situation ! Si le cynisme était une vertu, ces hauts fonctionnaires iraient certainement droit au Paradis !

Les quinze gouvernements de l'Union Européenne ne sont pas en reste. Dans une déclaration conjointe depuis Bruxelles, ils ont fait savoir au gouvernement argentin, selon le quotidien argentin Pagina 12 du 23 janvier, que le secteur financier «ne devrait pas supporter une part disproportionnée des coûts de la dévaluation». Ils estiment que la plupart des effets négatifs de la dette extérieure argentine «sont retombés sur les créanciers domestiques privés, y compris les succursales et les filiales de banques étrangères». Ils estiment qu'il est prioritaire «d'assurer leservice du service de la dette», et, surtout, qu'il est «très important que le programme adhère aux principes de l'économie du marché et évite la discrimination contre les investisseurs et les créanciers étrangers».

Pagina 12 ajoute encore dans cet article: «Ce n'est pas souvent que le puissant lobby européen manifeste ainsi ouvertement la défense des intérêts de ses entreprises dans un pays en crise».

Si je ne me trompe pas, la conjonction de ces deux réprimandes discrètement menaçantes indique que les pouvoirs financiers des Etats-Unis et de l'Europe, ainsi que leurs gouvernements respectifs, sont en train d'ériger une barrière sanitaire autour de l'Argentine, son économie et sa politique. Ils craignent que les mobilisations des masses urbaines argentines suscitent une contagion politique et sociale en Amérique Latine.

Ces masses sont en train de démontrer qu'elles n'acceptent pas passivement que la faillite du modèle se fasse à leurs frais. Elles montrent également leur totale méfiance à l'égard d'une élite politique qui a perdu toute légitimité et a sombré dans la panique. Et c'est là un autre ingrédient de la tragédie. Ni en Argentine ni dans d'autres pays il n'a été possible de construire un programme politique, économique et social qui s'oppose aux politiques néo-libérales, qui soit en rupture par rapport à ce système. Il ne s'agit pas de chercher des coupables. Il faut plutôt chercher à comprendre pourquoi cela n'a pas été possible, malgré le fait que des critiques intelligentes et actives se sont manifestées à chaque pas, et dans le monde entier.

Une des forces du néolibéralisme (c'est-à-dire de la forme spécifique que prennent l'existence et la domination du capital dans la globalisation) est qu'il se présente comme la seule rationalité économique et sociale possible et pensable. Toutes les classes dirigeantes et les élites du monde capitaliste ont fini par assumer cette inéluctabilité. A Davos, dans l'Union Européenne, dans le cadre du Consensus de Washington, dans les grandes universités, partout le néolibéralisme est devenu un dogme. Même les partis et les politiciens opposés aux gouvernements porteurs de ces politiques, se sont adaptés à ce modèle en cherchant à le modifier ou à le rafistoler de l'intérieur. Ces tentatives étaient sous-tendues par la conviction que l'entourage international punirait et écraserait toute tentative de rupture, mais aussi par le sentiment qu'ils devaient présenter à leurs partisans et à leurs pays des propositions viables à l'intérieur du système dominant plutôt que des aventures utopiques, condamnées à l'échec.

C'est donc comme si une sorte d'envoûtement avait empêché qu'on perçoive le moindre espace pour penser une rupture en termes de politique pratique de tous les jours. Il s'agissait d'un blocage de la pensée en termes de politique et non seulement de mouvement social. Dans la pratique, cela a eu pour conséquence de bloquer la possibilité de s'organiser sur la base de programmes et de politiques d'opposition. C'était également un blocage mental des partis et de leurs représentants, condamnés à chercher des «amendements» et des «consensus» au lieu de construire une véritable opposition alternative. Ainsi, au moment où la crise éclate, il manque un pôle alternatif, déjà construit dans la réalité, et ayant aux yeux du peuple une légitimité gagnée dans une opposition globale au système prédateur et ses tromperies.

Dans les villes argentines, la révolte a brisé cet envoûtement. La faillite d'un système qui s'empare de l'épargne et supprime des emplois et des salaires au profit des banques internationales et de leurs actionnaires locaux est ainsi apparue au grand jour. Ces faits ont montré que c'est une question de survie nationale de réfléchir, de proposer et de construire dans la pratique de nos pays et de nos sociétés une sortie prochaine de ce système pour éviter une répétition de la catastrophe argentine.

Mais pour pouvoir penser des changements radicaux dans un monde qui est encore dominé par le capital, et pour les préparer, il est indispensable de penser au même temps au-delà de l'horizon du capitalisme. C'est cette «radicalisation» que le directeur du FMI disait craindre. Alors même que nous cherchons une issue immédiate à la crise actuelle, et pour pouvoir le faire librement, il faut donc à nouveau penser et construire le projet et le programme d'une société d'êtres libres et égaux, ce qu'on appelle depuis deux siècles le socialisme. C'est cet horizon-là qu'il faut fixer pour pouvoir briser le siège qui enferme la pensée.

Mais il existe également un horizon moins lointain qui permet de briser le siège dans la réalité, comme il a été démontré en d'autres occasions, contre des menaces du même genre (par exemple, dans le Mexique du général Lazaro Cardenas, au cours des années trente). Les ressources dégagées l'ont emporté contre de sombres pronostics et des menaces extérieures. Voici certaines pistes:  préserver les richesses nationales et les biens communs, briser la vague des privatisations, permettre la faillite des institutions bancaires frauduleuses et séquestrer les biens et les propriétés qu'elles détiennent sur le territoire national (il ne s'agit évidemment pas que de bâtiments et de leurs succursales) pour les obliger à prendre leurs responsabilités devant leurs créanciers, donner la priorité à la protection des habitants du pays par rapport aux capitaux, protéger la production nationale et l'emploi, préserver les biens des peuples et des pauvres,  protéger le salaire, la santé et l'éducation avant le service de la dette extérieure, chercher des accords régionaux (le Mercosur par exemple)et les défendre. En un mot, il s'agit de tracer sa propre ligne aussi bien dans la politique que dans le territoire.

Dans une crise de la communauté nationale telle que la vit l'Argentine, et telle que pourraient la vivre d'autres pays du continent, il est irrationnel d'exiger, comme le fait l'Union Européenne, que «le programme soit conforme aux principes de l'économie de marché».

C'est un moment où l'Etat doit être présent et agir comme l'instrument de cette communauté, non pour sauver les banques, mais pour les sortir de l'abîme dans lequel les ont jetés les politiques et les politiciens du capital financier. Il ne s'agit pas d' «étatisme», ni de «populisme», ni d'abolir le marché. Après la tragédie vécue par les Argentins, il s'agit bien plutôt d'une politique rationnelle et sensée pour nous permettre à tous de rompre dans les faits avec le siège intérieur et extérieur imposé par la finance, par les institutions et par leurs gouvernements.

Le directeur allemand du FMI avait raison sur un point: «Les racines du mal se trouvent en Argentine, et si les Argentins ne s'unissent pas pour s'aider eux-mêmes, le FMI ne peut pas le faire à leur place». C'est vrai.

Mais l'objectif de cette union devra être de reprendre les rênes de l'administration étatique, de rebâtir ses institutions, de récupérer son territoire, le sol, le sous-sol et les biens nationaux qui ont été vendus frauduleusement ou hypothéqués au capital financier (pétrole, gaz, énergie, télécommunications, aviation, chemins de fer, banques, marine marchande, ports...). Il s'agira de reconquérir la souveraineté économique et politique, c'est-à-dire doter la communauté et son Etat des outils indispensables pour mener une politique nationale. C'est seulement dans un tel cadre que les sacrifices et les efforts de cette communauté pour sortir du désastre auront un sens. C'est seulement ainsi, dans la seule position de force possible pour les faibles, qu'il sera possible de rompre le siège de l'infamie et renégocier avec le FMI, pour autant que celui-ci réfléchisse et craigne, comme il le devrait, les effets de la contagion de la violente révolte qui s'est répandue dans le pays des Argentins, sur la crise dans laquelle pourrait sombrer le système dans sa globalité.

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