Palestine

Témoignage, 5 janvier 2002
En attendant la neige... La vie continue par Nathalie Laillet, citoyenne de Bethléem en Palestine

Samedi 5 janvier 2002 - Ces derniers jours, j'ai lu dans les dépêches que tout va mieux décidément en Palestine: Zinni est de retour, les chars reculent.

Bien sûr, j'ai voulu constater par moi-même. Et il est vrai que j'ai eu une surprise jeudi dernier (3 janvier) en traversant Qalandia: «Maftuh!» (ouvert)!

Du coup, on passe sans même descendre du taxi! Incroyable...! Cependant, il y a une contrepartie: l'autre check, celui qui est situé juste avant la commune de Beit Hanina, n'est, certes, pas fermé, mais les contrôles de sécurité sont plus longs que d'habitude... un petit bémol donc.

Quant aux chars, ils ont reculé (dans certains endroits seulement)... de quelques dizaines de mètres! Évidemment, si je vois un char à 250 mètres de ma maison, je suis beaucoup moins affolée que quand il se trouve à 200 mètres... Autre check encore, et cette fois celui de Bethléem (où les orthodoxes s'apprêtent à fêter Noël. À ce sujet, j'ai appris que les Arméniens fêtaient Noël, eux, le 18 janvier... Vous avez encore le temps d'acheter vos billets pour la messe de minuit...)

Surprise! En ce jeudi matin, il n'y a pas une voiture au check! Pas de piétons non plus! Je passe et je me retrouve sur le petit chemin que je vous ai déjà décrit. De loin, adossé à la rampe, un soldat emmitouflé dans sa combinaison, un fusil mitrailleur en bandoulière.

Je me mets à marmonner dans mes moustaches (la vue d'un soldat commence à provoquer des réactions bizarres dans ma tête...) Je marmonne des choses du style: «complètement tarés!» Et je marche toujours. J'arrive près du soldat. Et je vois ce qui m'était caché par le coude que forme le chemin: une dizaine de Palestiniens, adossés au mur.

Entre eux et le soldat, il n'y a pas un mètre. Ils attendent... Leurs papiers ont été confisqués. Rien à faire. Ils attendent... Ça peut durer dix minutes ou cinq heures, selon l'humeur du soldat.

Je continue à marmonner, un peu plus fort. Hélas, à part attendre avec eux (et il n'est pas certain que ça arrange les choses...) je ne peux rien faire. J'ai vu de nombreuses fois ce genre de choses. À chaque fois, je ressens le poids de mon impuissance. Et ça fait mal. Je sens aussi une colère sourde monter en moi pour ces gens qui en humilient d'autres. J'ai honte. Une fois de plus.

Mais Zinni est là. Tout va bien, donc! Dommage que Zinni n'ait pas été avec moi ce jour-là à cet endroit-là. Il en aurait appris plus qu'en allant rendre visite à je ne sais trop qui.

Ce samedi soir, je suis à Dheisheh. Il y avait un cours pour les adultes. Demain, il va peut-être neiger...

- S'il neige, on va faire un bonhomme de neige, avec des carottes et un chapeau et tout! Tu viens, hein?

- Bof, moi tu sais, la neige je connais... il y en a souvent dans le nord de la France...

- Viens quand même!

- OK.

Et j'ai donc promis de participer aux parties de boules de neige et autres réjouissances d'hiver... Je vous rappelle que je n'aime pas la neige... S'il neige, demain, les enfants s'amuseront... ce qui leur fera du bien après cette journée.

Rassurez-vous, il n'y a pas eu de mort aujourd'hui dans le camp. Mais aujourd'hui nous célébrions les «quarante jours». En Islam, quarante jours après le décès de quelqu'un, on organise une sorte de réception qui va clore la période officielle de deuil.

Il y a quarante jours mourait Kifah, d'une balle dans le dos. Je vous ai parlé de lui dans un précédent message. [Cf. Point d'information Palestine N° 179 du 03/12/2001] Il avait 13 ans. Il faisait partie de l'équipe de foot de l'association pour laquelle je travaille dans le camp. Ses amis de l'association ont organisé, aujourd'hui à 17h, une réception. Ses copains de foot et d'école portaient chacun un tee-shirt sur lequel était imprimée la photo de Kifah.

La famille de Kifah était là. Et tous ceux qui le connaissaient. Dont moi. Les enfants au tee-shirt sont montés sur la scène. Ils y ont chanté l'hymne palestinien. Je les connais, ces gosses. Parmi eux, Itham qui pleurait le jour des funérailles. Le meilleur copain de Kifah. Parmi eux encore, Ahmad, un de mes meilleurs élèves. Vif et intelligent. Il chante d'une voix forte. La main sur le cœur. Les yeux levés au ciel. Itham, lui, baisse la tête.

Les gosses chantent. Puis, des responsables politiques prennent la parole. Les enfants brandissent les objets personnels de Kifah: son maillot, son short, ses chaussures de foot, son cartable, ses cahiers, son keffieh, sa fronde (oui, il en avait une, et oui, il s'en servait). On nous passe ensuite un petit film où on nous retrace l'histoire de Kifah, de sa famille, des réfugiés, de leurs vies à eux tous ici. Un deuxième film ensuite. Ses profs nous parlent de lui. Dans son école. Ses copains de classe. J'en connais beaucoup. Itham prend la parole.

- Il adorait les blagues. Tout le camp savait qu'il adorait les blagues.

Puis Ahmad:

- Il était toujours prêt à m'aider pour mes devoirs.

Un autre encore prend la parole. Il nous dit deux mots et puis, les yeux baissés, mal à l'aise, il nous dit «bass» (ça suffit).

L'entraîneur de l'équipe de foot nous parle aussi de Kifah: «C'était un gamin obéissant.»

Derrière moi, une vieille femme pleure en répétant «la illah ha ila allah». Près de moi, Suzan, palestinienne, infirmière ici, sèche ses larmes. Sur ma gauche, Haed, 18 ans, l'un de mes étudiants. Lui aussi pleure.

Enfin, un dernier film nous le montre après qu'il a été blessé. Ses copains l'emportent vers l'ambulance. Puis son corps à l'hôpital, sa mère qui pleure, son père qui caresse son petit visage. Je pense aussitôt à ce qu'on disait en France et ailleurs sur les mères palestiniennes qui envoient leurs gosses à la mort, sur ces mères sans cœur qui ne pleurent pas leurs gosses. Du moins pas comme nous.

Enfin, les funérailles. Son père que l'on doit soutenir. Itham qui pleure dans les bras d'Ahmad.

Les gosses remontent sur scène: pour tous les Kifah, tous les Mohammad ad-Durra, tous les Faris Odeh, ils chantent, à plein poumon: «enfants de Palestine».

Itham regarde toujours par terre. Ahmad fixe toujours ce point, haut dans le ciel.

Quand il parlait de Kifah devant la caméra, Ahmad nous a dit:

- Mish moumkin nansa Kifah. (C'est pas possible qu'on oublie Kifah).

C'est pas possible.

 

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