Palestine


1935 - 2003

Edward Said est mort. Il avait 67 ans.

Un grand cœur passionné

Alexander Cockburn*

Un grand cœur passionné s'est arrêté de battre.

Edward Said est mort mercredi soir 24 septembre à 18h30 dans un hôpital de New York, emporté finalement par les complications de la leucémie qu'il combattait, si vaillamment, depuis le début des années 1990.

Nous marchons dans la vie portés par ces camarades de combat que nous savons à notre côté, marchant sous la même bannière, déployant les mêmes couleurs, encouragés par les mêmes espoirs et les mêmes convictions. Ils peuvent bien être à des milliers de kilomètres de nous, nous pouvons ne pas avoir parlé avec eux depuis des mois, mais leur camaraderie est imprimée dans nos cœurs et savoir qu'ils sont avec nous dans le monde nous soutient.

A moi et à tant d'autres, peu de personnes ont fait cet effet plus fortement que Edward Said. Combien de fois, après une semaine, un mois ou plus, je l'ai atteint au téléphone et en l'espace d'une seconde j'ai été soulevé en esprit au fur et à mesure que nous nous mettions au courant mutuellement: ses voyages, ses triomphes, les insultes souffertes; les ennemis confondus et mis en fuite. Il était magnifique, même dans ses mesquineries. Je riais de la fureur que déclenchait chez lui quelque moquerie sordide lancée contre lui par un écrivaillon de huitième catégorie et il redescendait du piédestal du martyr pour se moquer de lui-même.

Il ne perdait jamais son feu intérieur même que la leucémie l'assaillait, était repoussée, mais revenait l'assaillir. Il vivait à un  rythme qui aurait abattu un homme la moitié de son âge et dix fois en meilleure santé: l'avion pour Londres, un diplôme honoris causa, puis au Liban, en Cisjordanie, au Caire, puis à Madrid, et retour à New York. Tout en n'arrêtant pas de faire jaillir cette prose que j'aimais tant chez Said, les diatribes enflammées qu'il distribuait à CounterPunchet au vaste monde de ses lecteurs. Au sommet de sa forme sa prose avait la clarté implacable et sans relâche de Jonathan Swift [1667-1745, écrivain irlandais,auteur du célèbre «Voyage de Gulliver» et, antérieurement, très engagés dans des batailles littéraires «La bataille des livres».].

Les Palestiniens ne connaîtront jamais un meilleur champion pour la polémique. Il y a quelques semaines il m'avait gentiment donné la permission d'assembler à partir de trois de ses derniers essais le texte de conclusion du recueil La politique de l'antisémitisme que CounterPunch va publier prochainement. J'ai été saisi comme si souvent auparavant par la force de sa prose: comment quelqu'un peut-il lire ces phrases si pénétrantes sans se mettre à bouillir de rage, tout en admirant en même temps la générosité d'âme d'Edward:«Avec l'impératif de justice et l'exigence des droits nationaux pour son peuple vient l'humanité qui appelle à une réconciliation entre les Palestiniens et les Juifs israéliens».

Son énergie littéraire était prodigieuse. Mémoire, critique, sermon, fiction coulaient de sa plume, une plume réservoir qui nous rappelait qu'Edward tenait beaucoup de l'intellectuel dans la tradition du 19e siècle d'un Zola ou d'un Victor Hugo. Celui-ci n'avait-il pas dit une fois  que le génie était un promontoire s'avançant dans l'infini. J'avais lu cette phrase quand j'étais écolier et je l'avais recopiée dans mon carnet de notes. Même si je ris aujourd'hui un peu de la prétention de cette expression, je vois vraiment Edward comme un promontoire, une espèce de pointe rocheux dans le paysage intellectuel et politique qui forçait les gens, quelles que puissent avoir été leurs réticences, à regarder en face le vécu palestinien.

Il y a bien des années de cela, sa femme Mariam m'avait demandé si j'accepterais de mettre à disposition mon appartement à New York, où je vivais alors, pour organiser une fête surprise pour le quarantième anniversaire d'Edward. Je n'aime pas les fêtes surprise mais j'étais d'accord bien sûr. Arriva la soirée, les invités étaient réunis dans mon salon au onzième étage du 333 Central Park West. La table de la salle à manger ployait sous les délices du Moyen Orient. Soudain la nouvelle fut transmise de la porte d'entrée. Edward et Mariam arrivaient ! Ils montaient dans l'ascenseur. Puis nous pûmes tous entendre le mugissement furieux d'Edward: «Mais, Alexander, je ne veux pas aller manger avec XXX !» Enfin ils entraient et soixante-dix gorges de lâcher un Joyeux Anniversaire ! Il chancela sous la surprise, puis se reprit et vit enfin tout autour de la pièce tous ces amis heureux d'avoir voyagé des milliers de kilomètres pour serrer sa main. Je le vis lentement se gonfler de joie en voyant et saluant chaque nouveau visage inattendu.

Il n'est jamais devenu blasé par l'amitié et l'admiration, ou même par les diplômes honoris causa, de même que sa peau n'a jamais épaissi. Chaque insulte était aussi brûlante et blessante que la première qu'il ait jamais reçu. Il y a un quart de siècle, il m'appelait en prenant un ton de faux héroïsme anglais: «Alex-and-er, avez-vous vu la dernière diatribe de New Republi[publication«libérale», démocrate]? Non ? Vous ne l'avez pas lue ? Oh, je sais, vous n'êtes pas sensible aux sentiments d'un pauvre noir comme moi.» Je me mettais à rire et disais que j'avais mieux à faire que lire un Martin Peretz [rédacteur en chef de New Republic] ou un Edward Alexander [universitaire collaborant à New Republic] ou qui que soit qui l'avait attaqué dans les pages de cette publication là, mais lui passait une demie heure à ruminer, à fourbir des répliques enflammées et à rester sombre en m'écoutant l'enjoindre à ne pas y prêter attention.

Il n'a jamais perdu la capacité à être blessé par la trahison et l'opportunisme d'amis supposés. Il y a quelques semaines il m'a appelé pour me demander si j'avais lu une attaque particulièrement stupide contre lui publiée dans Atlantic Monthlypar son ami de très longue date Christopher Hitchens [Hitchens a passé dans le camp de ceux qui défendent la politique de Bush au nom de «la démocratie», pour ne pas dire de «la civilisation»; il était un des essayistes et journaliste «radicaux» connus dans le monde anglo-saxon et écrivait régulièrement dans les colonnes de The Nation]. Il me raconta d'une manière douloureusement sarcastique un téléphone de Hitchens qui cherchait probablement à calmer sa conscience en l'avertissant de l'imminente attaque. J'ai demandé à Edward pourquoi il était surpris et, au fond, pourquoi il s'en préoccupait. Mais il était surpris et il s'en préoccupait. Il était si sensible, je pense, parce qu'il savait qu'aussi longtemps qu'il vivrait, aussi longtemps qu'il avancerait comme un Palestinien qui ne s'excuse pas de l'être, mais lutte à haute voix, il y aurait sur le toit au coin de la rue un ennemi impatient de verser des ordures sur sa tête.

Edward, cher ami, je vous fais mes adieux par-dessus l'abîme. Je n'ai même pas à fermer mes yeux pour savourer votre présence, votre rire caustique ou joyeux, votre élégance, votre esprit aussi vif que celui de d'Artagnan, l'indomptable Gascon. Vous brûlerez comme la plus brillante des flammes dans ma mémoire comme dans la mémoire de tous ceux qui vous ont connu et admiré et aimé.

*Alexander Cockburn est, entre autres, l'animateur de la publication américaine Counterpunch, aux côtés de Jeffrey St. Clair. Une publication dans laquelle s'exprimait régulièrement Edward Saïd. A. Cockburn est né en Ecosse, a grandi en Irlande, a fait ses études à Oxford. Il fut un des responsables du Times Literary Supplement et de l'hebdomadaire de gauche anglais News Statesman. Dès 1973, il réside aux Etats-Unis, où il collabore régulièrement auprès de l'hebdomadaire The Nation. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels: «The Corruption of Empire» (Ed. Verso, 1998) - un ouvrage qui, entre autres, dissèque la Washington reaganienne; «Al Gore: A User's manual» (Edition Verso, 2000), qui décrit un vice-président de Clinton qui n'a rien à voir avec l'image de l'écologiste présenté par le marketing politique; «Washington Babylon» (Edition Verso 1996) qui décrit la corruption des politiciens, démocrates comme républicains, qui hantent Washington.

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