Palestine


Pas d'excuse

Gideon Levy*

Naif Abou Latifi subit un traitement médical. Sa lèvre inférieure tremble, il n'est pas rasé, son expression est sombre, et son corps est parcouru de légers spasmes. Son épouse nous demande de ne pas le contrarier. Parfois ' souvent ' il intervient dans la conversation et demande, en sautant en apparence (en apparence, seulement) du coq à l'âne. Pourquoi les soldats peuvent-ils tuer des enfants? Et pourquoi on ne les arrête pas? Et pourquoi tirent-ils sur un gamin ainsi à bout portant? Et comment un petit garçon, sans arme, peut-il menacer la vie d'un soldat armé, à tel point que ce dernier tue l'enfant à bout portant? Et, pour commencer, pourquoi y a-t-il des soldats ici?

Des questions abruptes, embarrassantes, émises dans ce salon minuscule. Eh oui, effectivement, parlons-en: pourquoi ?

Que diriez-vous à un père palestinien abattu, dont l'enfant a été tué par des soldats des «forces Israéliennes de défense» ? Y a-t-il quelque chose qui puisse justifier que l'on tire sur un enfant qui court pour tenter d'avoir la vie sauve ?

Dans ces lieux, ce cas n'a hélas rien d'exceptionnel. Ahmed Abou Latifi est le cinquième enfant tué, ici, en quelques mois ' au même endroit, dans des circonstances similaires. Des soldats israéliens face à des enfants du camp de réfugiés palestiniens de Qalandiyah.

Et le score, avant la mi-temps, est de 5 à 0. Une balle réelle pour chaque caillou jeté, une rafale de fusils d'assaut pour chaque tentative d'abattre la barrière qui entoure l'aéroport désormais hors d'usage.

Sur les champs de bataille (je devrais écrire: de tuerie) de Qalandiyah, on ne connaît pas d'autre façon de disperser une bande de gamins: on ne connaît ni les lances à incendie, ni les grenades lacrymogènes, ni les haut-parleurs, ni les boucliers en plexiglas, ni même les balles enrobées de caoutchouc. On ne connaît qu'un seul «remède»: les tirs à balles réelles, à bout portant. Au diable le règlement militaire et la justice élémentaire, qui devraient intimer aux soldats israéliens: «On ne tire pas sur des enfants ! Point. Jamais ! Pas de «si'», pas de «et pourtant'», pas de «mais'» !

«Tirer sur un adolescent non armé est manifestement illégal», a déclaré le major général (démissionnaire) Ami Ayalon au cours d'un entretien publié il y a environ un an et demi. Toutefois, aucun des tueurs d'enfants de Qalandiyah n'a été convoqué au tribunal. Après que cinq enfants eurent été tués au même endroit, il semble que personne, dans l'armée israélienne, ne se soucie le moins du monde de la vie ou de la mort de ces enfants innocents.

L'un après l'autre, ils ont été tués dans l'ordre suivant: Hussam Adisi, les frères Yasser (11 ans) et Samer (15 ans) Kusama ' tués à quarante jours d'intervalle, et Omar Matar (14 ans), tué, ici, il y a cinq mois, alors qu'il tentait de faire tomber un ballon d'observation [militaire].

Le portrait d'Omar est partout chez Ahmed Abou Latifi: au-dessus de son lit, derrière la pile de chemises dans son armoire, sur l'étagère où il rangeait ses livres, sur le balcon et à l'entrée de la maison. Omar et Ahmed étaient de bons copains. Aujourd'hui, Ahmed est parti, lui aussi. Il a été tué par balles un dimanche, voici quinze jours. La balle, entrée dans son abdomen, est ressortie de son corps par sa poitrine.

Le jour de sa mort, Ahmed s'était levé plus tard que d'habitude. Il n'y avait pas d'école, ce jour-là, parce que les élèves avaient été envoyés à Ramallah pour y participer à des manifestations de soutien à Arafat, à la suite de la menace brandie par Israël de l'expulser.

La maison d'Ahmed est la maison de réfugiés typique ' petite, surpeuplée, spartiate. Huit enfants se partagent deux chambres et les photos de leur oncle qui vit en Amérique, accrochées au mur. En ce septième jour de deuil, la tension et le désarroi se lisent sur le visage de tous. La famille est originaire du village de Sara ' aujourd'hui, c'est le kibboutz de Tzora. Naif, le père, travaille dans l'atelier de serrurerie de Motka Aviv, à Atarot [au nord de Jérusalem, région historique d'implantation sioniste]. Les femmes de la maisonnée se tiennent dans l'autre pièce, entièrement vêtues de noir. Elles sont assises par terre.

Du sang et du feu

Avant de quitter la maison, ce jour-là, l'aîné, Mohammed (21 ans), avertit ses deux jeunes frères Ahmed (13 ans) et Mahmoud (15 ans), leur recommandant de faire attention à eux et de ne pas avoir de problèmes avec l'armée. Ahmed partit acheter du jus de fruit, puis les trois frères prirent ensemble leur petit déjeuner. La télévision diffusait les infos de la chaîne [du Qatar] Al-Jazira: du feu, du sang, des menaces contre Arafat et des checkpoints: la routine, quoi'

Tandis que Mohammed relate les faits, son père Naif, sortant de son silence, le coupe: «Pourquoi viennent-ils à l'intérieur du camp et se mettent-ils à provoquer les mioches ?» demande-t-il. Mohammed est rentré du travail à 6 heures, ce jour-là, et il a demandé où étaient ses deux frères, Ahmed et Mahmoud. Sa mère lui répondit qu'ils étaient rentrés à la maison à 4 heures et qu'ils étaient ressortis dans la rue. C'est la seule chose à laquelle les enfants de Qalandiyah puissent consacrer leurs loisirs: sortir, l'après-midi, et aller lancer des pierres sur les soldats qui surveillent le gros checkpoint en bordure du camp de réfugiés, le tristement célèbre checkpoint de Qalandiyah. Que pourraient-ils bien faire d'autre ? A 7 heures, ils ont rallumé la télé sur Al-Jazira, et Mohammed a dit à son père que la situation était en train de se détériorer.

«La situation était confuse», dit Naif. Tandis qu'il disait sa prière de l'après-midi, Mohammed avait eu une sensation pénible. Ahmed rentrait toujours avant la tombée de la nuit ' pour boire le thé, dîner et se préparer pour aller se coucher. Il commençait à faire sombre, à Qalandiyah. Mohammed sortit et alla jusqu'au milieu du camp pour chercher ses deux jeunes frères. Il vit que tout y était normal. Ses craintes apaisées, il se rendit à la ville voisine de Ramallah, avec un ami. A 8 heures, ses parents l'appelaient: Mahmoud était rentré à la maison. Seul. Ahmed n'avait pas encore donné signe de vie.

Les grands yeux tristes d'Ahmed nous transpercent, depuis l'avis de décès, qui est accroché au mur.

Mahmoud a dit à ses parents que vers 18 h 30 il y a eu des tirs près de la clôture de l'aéroport, et qu'il n'avait pas revu Ahmed depuis lors. Mahmoud retourna au checkpoint pour s'informer du sort de son frère manquant. Les soldats avaient arrêté Ahmed, parce qu'il lançait des pierres, mais ils l'avaient relâché quelques heures plus tard. Mais, au checkpoint, on a dit à Mahmoud que personne n'avait été arrêté. C'est alors qu'il vit des ambulances israéliennes qui longeaient la clôture, à l'intérieur de l'enceinte de l'aéroport.

Cet aéroport, qui desservait jadis tous les vols vers et en provenance d'Eilat ' il s'agissait là d'une volonté pour Israël de bien afficher sa souveraineté éternelle sur Jérusalem ' est aujourd'hui devenu un point de fixation gros de problèmes. Le dernier avion s'est posé sur cet aéroport il y a plusieurs années.

Des enfants du camp vont jusqu'à la barrière électronique, ils injurient les soldats qui patrouillent sur les pistes d'atterrissage, en regardant l'autre côté du plus important checkpoint de toute la Cisjordanie. Ils continuent jusqu'à ce que les soldats tirent pour les disperser. Les filets de camouflage tendus au-dessus de l'ancien terminal de l'aéroport le font ressembler à une caserne désaffectée.

Après 8 heures du soir, toujours pas de petit Ahmed: tout le monde commençait à s'inquiéter. Sa mère, Rali, sortit elle aussi à sa recherche. Le directeur du camp, un responsable de l'UNRWA [Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient], lui dit que quelqu'un du camp avait été blessé.

Naif: «Je veux poser une question: pourquoi le soldat lui a-t-il tiré dessus ? Si mon gamin avait fait quelque chose, pourquoi ne l'a-t-il pas arrêté ? Et pourquoi lui ont-ils enlevé ses vêtements, le laissant là, par terre, plus d'une heure et demie ?»

Naif a téléphoné à son fils Mohammed à Ramallah. Il lui a dit d'aller au plus vite à l'hôpital de cette ville, pour voir si Ahmed ne s'y trouvait pas, car il pouvait avoir été blessé. Les femmes, qui suivaient la conversation dans la pièce voisine, gardaient les yeux baissés. Elles semblaient vouloir déchiffrer le carrelage.

Une ou deux balles

Mohammed courut jusqu'à l'hôpital. Là, il vit plusieurs gars du camp. Il leur demanda ce qui s'était passé. Rien, lui répondirent-ils. Mais Mohammed savait qu'on avait certainement hospitalisé quelqu'un du camp, sinon ils n'auraient pas été là, et il demanda à une infirmière qui était le blessé. Elle lui répondit: «Il est déjà à la morgue.» Inutile de lui en dire plus: Mohammed affirme qu'il a été certain, dès cette seconde, que le mort était son frère. Le lendemain, on l'enterrait au cimetière du camp, près des tombes des quatre autres garçons abattus eux aussi par l'armée.

Ahmed avait passé les dernières heures de son existence dans le camp de réfugiés. Il avait mangé un repas léger, composé d'un sandwich acheté au kiosque du coin, puis il avait prévu d'aller avec ses copains à la piscine de Ramallah. Ahmed aimait nager. Son père et ses frères disent que les garçons n'avaient pas assez d'argent pour acheter un ticket d'entrée à la piscine, et que c'est pour cette raison qu'ils sont allés, d'abord, près de la clôture de l'aéroport. Là, les gamins ont l'habitude de ramasser des fils électriques dont ils vendent le cuivre à Ramallah. Ils voulaient ainsi gagner assez d'argent de poche pour se payer la piscine. Peut-être ont-ils touché à la grille électronique qui entoure l'aéroport. Ou peut-être que non. Peut-être ont-ils lancé des pierres sur les soldats, de l'autre côté de la clôture. Ou peut-être que non. Les amis d'Ahmed disent que les soldats les ont pris par surprise. Ils ont surgi derrière le groupe d'adolescents qui s'attendaient à les voir approcher en face. Puis, les soldats ont ouvert le feu sur eux.

Ils se sont tous enfuis, sauf Ahmed. Peut-être portait-il un paquet de fils électriques ' ils disent qu'il en avait déjà trouvé un peu. Peut-être, dans sa frayeur, a-t-il perdu le sens de l'orientation. Les gamins disent qu'au lieu de courir en s'éloignant des soldats, il s'est, en fait, précipité vers eux. Ils affirment que le soldat lui a tiré dessus depuis une distance de seulement 10 à 15 mètres. Une balle. Ou deux. Un trou dans l'abdomen, et un trou dans la poitrine.

Les soldats ont ramassé Ahmed, qui était agonisant ou déjà mort. Il était environ 18 h 30. Une heure et demie après, une ambulance palestinienne était alertée. Elle est venue ramasser le corps. Le chauffeur de cette ambulance a dit à la famille que lorsqu'il a demandé aux soldats pourquoi ils avaient tué cet enfant, l'un d'entre eux lui a répondu, sur un ton menaçant: «Dégage, ou on te descend, toi aussi !»

Le porte-parole de l'armée israélienne: «Les Forces israéliennes de défense ont connaissance de la mort de l'enfant, et l'enquête à ce sujet n'est pas encore terminée. Les premières indications de l'enquête sur cet incident montrent qu'un certain nombre de Palestiniens se sont infiltrés sur les terrains de l'aéroport Atarot, zone militaire, et qu'ils arrachaient en la détruisant la clôture de l'aéroport, qui fait partie de la barrière de sécurité sur la Ligne de séparation, destinée à empêcher l'infiltration de terroristes vers Jérusalem. Un soldat des Forces israéliennes de défense qui se trouvait sur place a agi de manière à disperser les malfaiteurs et d'arrêter les vandales. Apparemment, le garçon a été blessé par erreur en raison de cette action justifiée. A ce stade, notre formation n'a enregistré aucun blessé dans ses rangs, du fait de ces tirs.»

«Ce n'est que quelques heures plus tard, après qu'une patrouille israélienne eut quitté le camp de Qalandiyah où elle était en opération, que le corps du garçon palestinien a été découvert sur le terrain de l'aéroport. Nos forces ont prévenu une équipe médicale militaire, ainsi qu'une ambulance du Croissant Rouge, tout en tentant de réanimer le garçon. En dépit des tentatives de nos soldats pour le sauver, le garçon fut déclaré mort par un médecin militaire convoqué sur les lieux, et son corps a été remis à l'équipe des secouristes du Croissant Rouge.

«Il convient de noter qu'il s'agissait d'un groupe d'adolescents, dont certains étaient âgés de plus de quinze ans, et qui avaient participé, au cours des deux mois écoulés, à des incidents dans ce lieu, presque quotidiennement. Au cours de ces incidents, un certain nombre de soldats des Forces israéliennes de défense avaient été blessés et des dégâts importants avaient été causés à la barrière de séparation.»

On le voit: une explication tirée par les cheveux, mais pas un mot pour s'excuser !

Un jeune lieutenant en second était au checkpoint de Qalandiyah, cette semaine. Il avait repoussé violemment un jeune contrebandier qui s'était aventuré trop près du checkpoint. Un autre soldat avait crié aux gens qui faisaient la queue: «Vous me bousculez !»

«Ils l'ont tué par haine»

Ahmed Abou Latifi adorait une série de la télévision syrienne intitulée «Hawali». Tous les jours, à 2 heures de l'après-midi, il était scotché devant la télé, exactement comme tous les enfants israéliens, devant leurs émissions favorites. Son père envisageait de l'inscrire à l'école professionnelle de l'autre côté de la rue, pour qu'il apprenne un métier. Il y a environ un mois, on lui avait acheté un ordinateur d'occasion. Il enregistrait, dans un fichier, tous les articles qu'il pouvait trouver au sujet de son meilleur copain, Omar Matar, tué lui aussi, avant lui.

Voilà sa chambre: un petit espace, avec deux lits et un étroit passage entre les deux. Un des lits était celui d'Ahmed, et l'autre est celui de Mahmoud. Des portraits d'Omar sont accrochés au mur. Ahmed avait décoré la porte de son armoire avec de petites photos de tanks, d'hélicoptères et de jeeps ' notamment de l'armée israélienne. Dehors, sur un mur de la maison, une inscription sprayée à peinture noire: «Ils l'ont tué par peur, ils l'ont tué par haine, ils l'ont tué par vengeance. Que la paix soit sur toi, Ahmed !» ' 26 septembre 2003

* Gideon Levy écrit régulièrement dans le quotidien Haaretz, un parmi les journaux les plus diffusés en Israël. Ses articles éclairent avec une simplicité incisive la vie et les souffrances des Palestiniens sous  l'occupation israélienne. Une partie importante de ses articles,  traduits en langue anglaise, peuvent être trouvés sur le site www.zmag.org/meastwatch (Znet Middle East Watch).

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