Palestine


Hébron, un jour de couvre-feu

Caroline Damien
(Caroline Damien a été enseignante de français à Hébron durant trois mois à la fin de l'année 2001, dans le cadre de l'Association d'Echanges Culturels France Hébron de Chantal et Anwar Abu Eishe.)

Jeudi 4 octobre 2001 - Il doit être aux alentours de 10h du matin. A Bab El Zawiah, dans le centre d'Hébron, le souk bat son plein. Il faut se frayer un chemin entre les innombrables passants et les marchands entassés les uns contre les autres. Chaque stand offre au regard un spectacle différent. On passe instantanément d'une montagne de goyaves à un empilement de soutien-gorges aux couleurs franches, d'une campagnarde assise par terre qui vend son raisin, à l'étalage d'un bazar qui propose toutes sortes d'objets issus de toutes sortes de plastique. Pas le temps pour l'œil de se reposer, ni pour l'oreille d'ailleurs, les bonimenteurs s'en donnent à plein poumon pour vendre leur production et l'odorat est attiré par les divers parfums qui envahissent la rue. Les cinq sens ne savent plus où donner de la tête... Soudain, des blocs de béton gros d'un mètre cube environ stoppent notre avancée. De l'autre côté, la rue est déserte. Les volets des commerces sont fermés. Le silence résonne. C'est H2. Le consul de France adjoint, venu tout exprès de Jérusalem avec ses divers assistants et stagiaires pour se rendre compte par lui-même de la situation, ravale sa salive, respire un grand coup et pénètre dans la zone interdite. Le petit groupe d'officiels français est guidé par Anwar, français d'origine palestinienne, et sa femme Chantal, française elle aussi. Ils vivent à Hébron mais sont détenteurs d'un passeport français car H2 (Hébron 2) est aujourd'hui cité interdite aux Palestiniens. La sécurité israélienne a décrété le couvre-feu. Seuls les non-Palestiniens peuvent circuler à l'intérieur de la ville occupée. La situation d'Hébron est en effet unique, c'est la seule ville palestinienne à avoir des colonies israéliennes en son sein. Pour assurer la sécurité des 160 colons (c'est le chiffre de 400 qui est le plus souvent annoncé. Cependant, 400 représente les colons résidants à Hébron, plus les étudiants inscrits à l'école religieuse juive mais qui en réalité vivent ailleurs.), Israël déploie une force armée permanente de 2000 soldats et contrôle une partie de la ville (20% du territoire et de la population) pourtant placée sous autorité autonome palestinienne (zone A) depuis janvier 1997. Cela donne la situation unique d'une ville pas vraiment coupée en deux mais relevant de deux autorités. H1, zone A, sous contrôle palestinien, comptant 160 000 habitants, et H2, où 40 000 Palestiniens vivent sous contrôle total israélien, une zone C qui s'étend sur un périmètre comprenant la vieille ville autour du Tombeau des Patriarches, la Grotte de Makhpela pour les Juifs, la Mosquée d'Abraham pour les Musulmans.

Passés les blocs de béton et l'ambiance est radicalement différente. Seuls des chats qui surgissent des poubelles surchargées donnent un semblant de vie au quartier. Les rues sont vides. Le bruit a disparu. La station-service semble fermée depuis des années. La cabine de téléphone n'a plus ni vitre, ni combiné. Les murs portent encore les cicatrices de la guerre qui, ici, continue par intermittence. Des traces de suie comme des blessures qu'on aurait oublié de panser, témoignent d'une violence récente. Des impacts de balles sont gravés sur les façades comme autant de bas-reliefs retraçant l'épopée de l'Intifada. Une ville fantôme. Pourtant derrière les façades meurtries, cachées derrière les volets fermés, des familles vivent. Les habitants palestiniens de H2, enfermés chez eux par le couvre-feu. Pour la première année de l'Intifada, la ville a subi 200 jours de couvre-feu. Et ici, le couvre-feu, c'est toute la journée, pas seulement la nuit. A partir du moment où les soldats ordonnent, on n'a plus le droit de circuler jusqu'à ce qu'ils lèvent l'interdiction. Cela peut prendre plusieurs jours.

Très vite, au détour d'une rue, le premier poste de contrôle israélien. Un soldat, vêtu d'un gilet pare-balles et ostensiblement armé, discute avec un colon. Il ne peut pas ne pas nous voir. Il nous a vus. Il nous fait signe de s'approcher. Nous obéissons. Le colon s'avance vers nous et nous demande nos papiers. De quel droit ? Il n'est ni soldat ni policier. Je n'ai rien à lui montrer. Et je repense à ces colons que j'ai vus sur la route de Jérusalem, postés le long de la route, armés jusqu'aux dents. Sans aucune légitimité, ces combattants de la cause sioniste espèrent faire la loi, avec plus de zèle que les soldats.

Le soldat du check-point, lui, ne montre aucun empressement à nous contrôler. C'est le consul adjoint qui ira jusqu'à lui pour lui présenter son passeport diplomatique. Il ne peut pas nous empêcher d'être là. Il nous retient cependant quelques minutes, le temps d'appeler du renfort. Il estime que nous avons besoin d'une escorte. Quatre soldats en arme, âgés d'à peine plus de 20 ans arrivent en traînant le pas. Ils vont accompagner notre visite dans le but "d'assurer notre sécurité".

De l'autre côté de la rue, une femme passe, un bébé dans un bras et un enfant dans l'autre main. Elle brave le couvre-feu. Un soldat l'interpelle. Elle n'a pas le droit d'être ici, dans sa rue, dans sa ville.

"Doctor, doctor", clame-t-elle en ajustant son voile. D'un geste de la main, le soldat lui permet de passer. Il sait que ce n'est probablement qu'un prétexte mais aujourd'hui, il la laisse partir. Notre présence peut-être ? Ou plus sûrement sa lassitude du service militaire ?

Nous démarrons notre visite, flanqués de quatre soldats. Les ruelles enchevêtrées de la vieille ville historique sont désespérément mortes et tristes. Avant l'Intifada, c'est dans ces rues que se tenait

le marché. C'est ici que les marchands vantaient leurs produits colorés. Désormais seule l'odeur entêtante des ordures non ramassées permet  d'attester de la présence d'habitants. Ici, ce bâtiment neuf abrite une colonie. Juste en dessous, réside une famille palestinienne. Un épais grillage sépare les deux maisons. La situation est ubuesque et si elle n'était pas tragique, on en rirait.

Plus loin, une place vide. Pourtant, derrière les murets, des enfants. Ils ont fui à notre arrivée. Ils sont sortis jouer quand même, peut-être ont-ils essayé d'aller à l'école. (Chaque établissement de H1 a reçu la consigne d'accepter tous les enfants de H2 qui se présenteraient.) Le couvre-feu n'est pas hermétique. Nous continuons notre triste tour. Parfois, derrière les barreaux des fenêtres, des visages d'enfants se montrent pour nous regarder passer. Leur maison est devenue leur prison. Nous arrivons à la Mosquée d'Abraham. Elle aussi est bien gardée par des soldats en arme. Nos quatre soldats, plus embêtés de nous suivre qu'autre chose, nous lâchent sans mot dire. On nous interdit l'accès à la mosquée. Aujourd'hui est l'un des onze jours réservés aux Juifs. C'est la fête juive de Sukkot. Une fête juive dans une mosquée ? Le lieu est en effet saint pour les deux religions. C'est ici que, d'après la légende, Abraham, père à la fois des Juifs et des Musulmans par

ses deux femmes et ses deux fils Isaac et Ismael, a enterré sa femme Sarah. Il acheta une caverne pour la transformer en tombeau. C'est ici qu'il sera inhumé ainsi que ses descendants et leurs épouses. Autour s'est lentement érigée la ville d'Hébron, sur une tombe. Une autre légende identifie le lieu comme étant la sépulture d'Adam et Eve devant l'entrée du Paradis dont ils furent chassés, au pied de la porte du Jardin d'Eden fermée pour toujours. C'est le seul lieu du monde où cohabitent une synagogue et une mosquée. C'est également la seule synagogue du monde à abriter des morts. Certains Juifs, il y a longtemps, s'étaient d'ailleurs opposés à un lieu de culte à cet endroit impur car abritant des tombes. Le premier bâtiment fut érigé par Hérode en 28 av. JC. Les Chrétiens Byzantins agrandirent l'édifice dont ils firent une église. Le lieu alternera les confessions, notamment pendant les Croisades. Saladin en reprenant la ville aux Croisés en fera une mosquée, ce qu'elle restera jusqu'en 1967, date de l'occupation israélienne qui fait suite à la guerre des Six Jours. C'est à cette date que les colons installèrent une synagogue à l'intérieur même du monument musulman. Aujourd'hui, 80% de la mosquée appartient aux colons.

A cet endroit, la ville a changé de figure. La rue est animée. Aucun Arabe, bien sûr. Que des colons. Les plus acharnés et les plus extrémistes de tout Israël résident ici. En plein cœur d'une ville palestinienne. Des sionistes radicaux qui traitent les soldats israéliens de nazis parce qu'ils ne sont pas assez agressifs avec les Palestiniens. Dès après l'occupation d'Hébron en 1967, les premiers colons sont arrivés dans la ville. En effet, en 1968, un groupe de religieux orthodoxes ultranationalistes d'extrême droite louent un hôtel d'Hébron pour célébrer la Pâque juive. Ils ne repartiront plus. Ils prônent "le retour des Juifs à Hébron". Malgré l'illégalité de cet acte, le gouvernement israélien cède: six mois plus tard, il décide la création de la colonie de Kiryat Arba accolée à la ville arabe. 250 appartements qui comptent officiellement 5000 habitants. Mais ce que les colons de Kiryat Arba veulent, c'est transformer la ville arabe d'Hébron en ville juive. En avril 1979, un groupe de colons composé de 13 femmes et de 40 enfants s'introduit en pleine nuit dans un bâtiment de la vieille ville arabe. Ils spéculent sur le fait que l'armée et le gouvernement n'oseront pas les déloger. Effectivement, ils ne seront pas expulsés. Un an plus tard, le gouvernement autorise l'occupation de ce bâtiment. C'est le début de la colonisation de la ville même. Aujourd'hui, il y a cinq colonies à l'intérieur d'Hébron: Avraham Avinou, Beit Hadassah, Tell Romeida, Beit Schneersohn et Beit Romano.

Les soldats au moins répondent à des ordres, les colons sont incontrôlables et dangereux. L'un d'entre eux, Baruch Goldstein, le 25 février 1994, a quitté son domicile de la colonie Kiryat Arba pour venir massacrer une trentaine de Musulmans en prière dans la Mosquée d'Abraham, cette même mosquée juste derrière nous, aujourd'hui interdite aux fidèles. Goldstein a commis son geste dans le but avoué d'interrompre le processus de paix dont les accords venaient d'être signés.

Aujourd'hui, il existe un monument sur la tombe du tueur et les partisans de l'extrême droite viennent s'y recueillir. A la suite de ce massacre, l'armée décréta 30 jours consécutifs de couvre-feu pour la population palestinienne.

Nous continuons notre route en contournant la colonie, nous dirigeant vers une hauteur. Au sommet de la colline, un char monte la garde. Derrière l'engin, une maison dont le toit a été investi par l'armée. La famille propriétaire de la maison vit toujours à l'intérieur dans une improbable cohabitation avec les soldats. Le père nous invite pour une tasse de café. Mais d'abord il doit demander l'autorisation aux soldats. Ces derniers hésitent, puis finalement nous laissent entrer. Ils n'ont aucune raison valable pour nous refuser l'accès.

Nous faisons connaissance avec la famille d'Abu Rami. L'armée utilise leur terrasse comme base de tirs. La maison étant située sur une colline, elle présente un point de vue privilégié sur l'ensemble de la ville. Des occupations d'habitations palestiniennes à des points culminants comme celle-ci, il y en a plusieurs à Hébron. On les voit de loin et on les reconnaît facilement au drapeau israélien planté encore une fois abusivement. Non seulement l'armée occupe le toit d'Abu Rami, mais elle empêche les membres de la famille de sortir tous en même temps redoutant une attaque palestinienne si elle était privée de ses précieux otages. Leur enfermement dure depuis 14 mois !

L'armée leur a coupé le téléphone et le câble de la télévision. Comme si ce n'était pas suffisant, les soldats s'acharnent sur eux à coup d'insultes et de vexations continuelles, comme d'uriner sur le linge qui sèche ou dans les escaliers quand ce n'est pas dans les réservoirs d'eau... Abu Rami ne peut plus aller travailler et il s'est endetté. Les enfants sont empêchés d'aller à l'école. Et lasituation dure ! Sa maison est comme une métaphore de la Palestine.

Nous quittons Abu Rami et les siens et redescendons vers H1, abasourdis par ce que nous avons vu et entendu. Le soldat du check point rechigne à nous laisser sortir. Je ne comprends pas pourquoi. On ne veut pas rentrer, on veut sortir. Mais, dans ce pays, il n'y a pas de logique, et encore moins de droit. Finalement, nous retraversons les blocs de béton qui marquent la frontière. Les bruits de klaxon de Bab El Zawiah nous souhaitent la bienvenue dans H1. Nous retrouvons la foule du marché et les embouteillages avec un certain soulagement. Quelques minutes après notre passage, des tirs lancés contre les colonies videront le souk. Une colonne israélienne mourra dans l'après-midi. La nuit suivante, en représailles, l'armée envahira deux quartiers de H1, délogeant des familles dans leur sommeil pour transformer leur maison en poste militaire. Dans l'attaque, six Palestiniens seront tués et des dizaines seront blessés.

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